Bonjour,
je trouve enfin le temps, en ce jour de solstice d’hiver, d’écrire quelques lignes sur ce blog délaissé depuis… septembre dernier! Un trimestre sans écrire un seul billet, un triste record (mais peut-être n’est-ce pas un record? Je suis si irrégulier…). Il y avait pourtant tant de choses à raconter, de colloques, de conférences, de soutenances de thèses à signaler, je les ai laissés passer sans mot dire… Mea culpa. Le temps et l’énergie m’ont manqué. La faute en partie à ce premier semestre si chargé en cours et obligations de toutes sortes. J’essaierai de faire mieux au second semestre de cette année universitaire.
C’est donc avec un brin de retard que je veux saluer deux événements importants, dont je veux au moins garder la trace sur ce blog. Le premier, c’est la cérémonie de remise des diplômes des masters, qui s’est déroulée le 28 novembre dernier. Il y avait là rassemblés la plupart des étudiants et étudiantes de l’UFR Arts et Médias de la Sorbonne-Nouvelle auxquels les responsables de formation ont remis le précieux parchemin, symbole d’un parcours réussi au sein de notre établissement. Certains esprits chagrins boudent cette cérémonie, trop « étatsunienne » à leurs yeux, sorte de Halloween universitaire… Mais on peut y voir plutôt l’occasion pour ces néo-diplômé.e.s de se retrouver, saluer leurs enseignant.e.s, venir une dernière fois à l’université où ils et elles auront passé, dans l’ensemble, de bons moments… Il n’était qu’à voir la joie des présent.e.s. pour être rassuré sur le bien-fondé de la démarche, qui n’est pas si courante dans les universités françaises. Maintenant, le plus dur reste à faire : se lancer sur le marché du travail, trouver un poste qui plaise, entamer sa carrière dans un contexte plus que morose. J’espère au moins que la formation qu’ils et elles ont reçue leur servira dans ce parcours du combattant qui commence.

Un autre événement heureux : la soutenance de thèse de l’une de mes doctorantes, Akvilé Kabasinskaité, autrice d’un travail remarquable sur l’image de la Lituanie en France au XXe siècle. La soutenance, qui a eu lieu à la Maison de la Recherche de la Sorbonne-Nouvelle le 1er décembre dernier, s’est très bien passée, grâce à un jury à la fois exigeant et bienveillant, grâce surtout à la qualité de la thèse qui fera date non seulement dans l’historiographie de la Lituanie, mais aussi dans la réflexion internationale sur les guerres d’influence. La lutte entre propagande et contre-récit que se livrent la Russie et les pays européens est, hélas, un sujet très actuel…

Je publie ici le rapport que j’ai remis en tant que directeur de la thèse, qui n’est qu’une partie du rapport final. Comme il est d’usage, ce rapport est écrit à la troisième personne du singulier.
Laurent Martin prend la parole, pour dire tout le plaisir et la fierté qui sont les siens de voir arriver à soutenance une étudiante qu’il suit depuis de nombreuses années. Après une licence de médiation culturelle, parcours « Images et audiovisuel », Akvilé avait intégré en 2015 le master Recherche du département de Médiation culturelle de la Sorbonne-Nouvelle, l’ancêtre de l’actuel master de Géopolitique de l’art et de la culture qu’il codirige avec Bruno Nassim Aboudrar. Elle faisait, déjà à cette époque, beaucoup de choses à côté de ses études, ce qui l’avait conduite à soutenir tardivement, en 2019, son mémoire de master, qui portait sur « la méthodologie de construction des films documentaires » et qui avait obtenu une excellente note. Ses activités professionnelles tournaient autour du cinéma documentaire, avec, déjà, un intérêt affirmé pour la mémoire, l’histoire et les archives audiovisuelles de la Lituanie.
Dans la foulée de cette soutenance de juin 2019, Akvilé lui faisait part de son souhait de s’inscrire en doctorat, sur un sujet d’abord très axé sur le cinéma puis infléchi vers une histoire plus générale des représentations françaises sur la Lituanie au XXe siècle. La discipline de Laurent Martin étant l’histoire, il avait recommandé une inscription en histoire ; mais Akvilé choisit une inscription en études européennes et internationales, ce qui convenait aussi. La composition du jury, pluridisciplinaire, témoigne du fait que cette thèse est tout autant une thèse d’histoire que de relations internationales, qu’elle une thèse d’histoire des relations internationales, à la croisée de l’histoire culturelle, de l’histoire des médias et de l’histoire politique. C’est en histoire qu’Akvilé Kabasinskaité était inscrite l’université de Kaunas.
Car il restait à lever un obstacle de taille. Laurent Martin n’était pas (n’est toujours pas) un spécialiste de la Lituanie ou des pays de l’ex-empire soviétique. De là l’idée, qui s’imposa rapidement, de mettre en place une cotutelle avec un collègue lituanien exerçant à l’université de Vytautas Magnus à Kaunas, ce qui fut fait en octobre 2019. Outre la compétence de ce collègue, Akvilé bénéficiait là-bas d’une bourse doctorale de trois années qui lui permit de se consacrer quasiment à plein temps à ce travail. Il était entendu que la thèse serait rédigée en anglais, afin de permettre une lecture croisée par les deux codirecteurs.
Pendant quelque temps, cet arrangement à la fois institutionnel et intellectuel fonctionna à la satisfaction de toutes les parties. Akvilé vivait entre Kaunas et Paris, explorait les archives lituaniennes et les archives françaises, accumulait une importante documentation, écrivait ses premiers articles. Et puis, les relations avec le directeur lituanien se dégradèrent, au point de faire douter Akvilé de sa capacité à continuer cette thèse. Il y eut un moment difficile à traverser, aggravé par les exigences posées par l’université de Kaunas d’une soutenance précipitée, à l’issue des trois années du contrat doctoral, soit en 2023 au plus tard.
Il a été décidé, avec l’accord et le soutien de l’Ecole doctorale, de rompre la cotutelle et de rapatrier intégralement la thèse d’Akvilé à Paris. Elle a surmonté le découragement qui avait ralenti voire stoppé l’avancée de la rédaction, elle s’est remise au travail et a rendu à son directeur, au fil de l’année 2025, plusieurs centaines de pages, avec un manuscrit définitif rendu le 10 septembre. Il était encore possible de prévoir une soutenance avant la fin de l’année civile. Laurent Martin a alors constitué un jury, trouvé une date commune grâce à la bonne volonté de tous et toutes. Il exprime sa reconnaissance envers tous les collègues qui ont accepté de participer à ce jury et de lui trouver une place dans leur emploi du temps surchargé, en particulier les deux collègues qui ont rédigé en un temps record les pré-rapports, M. Gradhvol, Mme Davoliute, qui ont permis que cette soutenance puisse avoir lieu.
En tant que directeur de thèse, il assume les imperfections et peut-être les défauts de cette thèse, tout en créditant son autrice de ses qualités et en lui laissant l’entière responsabilité de ses propos. A tout le moins, il tient à dire qu’il s’agit d’une thèse au sens plein du terme, c’est-à-dire qui défend une position et l’étaye aussi fermement que possible.
Cette thèse, quelle est-elle? D’abord, que la disparition de l’Etat de Lituanie en tant qu’Etat indépendant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’a pas signifié sa disparition en tant que projet politique ni en tant que réalité culturelle, ce qui explique la rapidité de sa résurgence dès que les conditions géopolitiques l’ont permis, au tournant des années 1990. Ensuite, que les autorités d’occupation soviétiques ont tout mis en oeuvre pour empêcher cette résurgence, qu’elles ont construit un récit justifiant cet escamotage historique et que ce récit a été relayé à l’étranger par toute une série d’acteurs qui y trouvaient intérêt. Enfin, que la France constitue un observatoire particulièrement intéressant pour saisir la façon dont la propagande fonctionne, qu’elle a été un champ de bataille où se sont affrontés récits et contre-récits autour de l’existence même d’une nation lituanienne et de son droit à l’indépendance.
Le plan est logiquement chronologique, articulé autour de temps forts :
1e partie 1945 à 1953 : la Lituanie cesse d’exister comme pays indépendant, elle disparaît des préoccupations des médias et des responsables politiques français, qui ne reconnaissent cependant pas l’annexion soviétique, inaugurant une position ambigue entre sympathie pour la cause lituanienne (et défense du droit international), d’une part, et volonté de ménager une puissance essentielle pour les grands équilibres européens et mondiaux.
2e partie, la plus longue chronologiquement, 1953-1987 : d’un dégel à l’autre, en quelque sorte : de la détente qui a suivi la mort de Staline aux dernières années du glacis soviétique, une période marquée par la tentative de l’URSS de normaliser l’occupation de la Lituanie mais aussi par la structuration d’une résistance externe, en exil (pas seulement en France, bien entendu) à la fois religieuse, culturelle et politique, qui fait exister la Lituanie en dehors de ses frontières, entretenant l’espoir d’une renaissance. La Lituanie existe dans les représentations médiatiques et politiques françaises, mais folklorisée, marginalisée, englobée dans un ensemble plus vaste, « pays de l’Est », pays de la Baltique…
3e partie, la fin des années 1980 et le début des années 1990, quand le pays recouvre son indépendance à la faveur de l’effondrement du système soviétique. La Lituanie retrouve une forme de visibilité, à l’occasion d’abord des manifestations pacifiques réprimées brutalement par l’occupant, puis à travers la reconnaissance apportée au processus d’indépendance par les autorités françaises.
Un épilogue fait le pont entre cette période et celle que nous vivons, marquée par le retour de l’impérialisme russe et les menaces qu’il fait peser sur les frontières orientales de l’Europe, l’Ukraine en premier lieu.
Ce que cette thèse démontre de façon très convaincante par une étude basée sur un ensemble très vaste et composite d’archives et de documents de toute nature et par une écriture très vivante, qui sait construire un récit, a le sens des titres et de la mise en intrigue (la compétence de la réalisatrice de films affleure à plus d’un endroit), ce que, donc, Akvilé montre avec clarté, c’est que la quasi-disparition de la Lituanie de l’actualité, des préoccupations, de l’imaginaire du public français a été le fruit d’une politique délibérée de la part de l’occupant soviétique et de ses relais français pour faire de la question lituanienne une non-question, pour légitimer l’occupation et l’oppression, pour travestir celles-ci sous les dehors avenants d’un progrès social et humain. Qu’il y a moins eu oubli qu’effacement.
Et que cet effacement s’est heurté à la volonté patiente, acharnée, longtemps souterraine, de la diaspora lituanienne (dont l’écho portait jusqu’en Lituanie même) pour maintenir vivante la réalité nationale. La culture a été une arme dont s’est servi l’occupant pour nier l’existence d’une nation lituanienne, à coups d’expositions et de festivals folkloriques, de films, d’émissions de radio et d’articles de presse ; mais elle a aussi été un arme aux mains de la résistance lituanienne à l’étranger qui a créé des journaux, édité des livres, créé des oeuvres pour contredire le récit soviétique, dans un combat très dissymétrique entre un fort et un faible, mais où l’on s’aperçoit que le fort ne l’est pas tant que ça et que le faible peut l’emporter s’il fait montre de courage et de persévérance.
On ne saurait mieux montrer le lien très étroit qui existe entre culture et politique et combien les guerres qui se livraient hier comme celles qui ont lieu aujourd’hui sont des guerres de l’information, des guerres mémorielles, des guerres culturelles pour imposer ou contester un récit, des représentations, une vision de l’ordre international. Ses travaux, qui comblent une lacune historiographique importante sur l’histoire de la Lituanie, rejoignent par ailleurs un courant de recherches actuelles très dynamique, représenté en France par des chercheurs comme David Colon, Christian Lequesne ou Frédéric Charillon – pour ne citer que des auteurs français – qui s’intéressent aux enjeux de censure, de propagande, de diplomatie culturelle et publique, de story telling, de soft power et d’image branding, d’influence, en somme de géopolitique de la culture.
Cet intérêt, elle le manifeste non seulement par ce travail important et imposant qu’elle nous donne aujourd’hui, mais aussi par ses multiples activités d’autrice, de réalisatrice, de commissaire d’exposition, d’enseignante. Elle a déjà publié plusieurs articles et communiqué autour de ses travaux, elle a réalisé le commissariat d’exposition de « Leçons de démocratie : 100 ans de relations lituano-françaises » à l’occasion de la saison de la Lituanie en France, elle préside une société qui développe des films et projets transnationaux liés à l’histoire culturelle tout en assurant la rédaction de la newsletter « Lituanie-France : histoires connectées », elle a co-réalisé trois documentaires, elle a enseigné à l’Inalco avant, prochainement, d’enseigner à la Sorbonne-Nouvelle, etc., elle est devenue elle-même l’un des personnages influents de l’histoire qu’elle raconte, l’une de ces intellectuelles qui éveillent ou réveillent les consciences tout en se faisant experte d’un domaine appelé à prendre une grande importance dans les années à venir : celui de de la guerre des récits.
Laurent Martin formule pour conclure un souhait, celui de voir ce travail important rapidement publié, moyennant les inévitables amendements à la suite des remarques, questions, critiques et conseils formulés par les membres du jury.
C’est, en effet, tout le bien que je souhaite désormais à Akvilé : que son travail soit publié dans une version aussi proche que possible du manuscrit original, afin qu’il puisse être diffusé très largement. Il faudra aussi prévoir des articles et des interventions. Le travail de thèse est achevé, un autre travail commence, pas moins ardu à sa manière : celui de faire connaître ce travail.

J’ai par ailleurs participé à (et présidé) deux autres jurys de thèse, toutes deux remarquables, l’une, de Noam Alon, sur le Palais de Tokyo (une thèse de muséologie sous la direction de François Mairesse), l’autre, de Florès Giorgini, sur les intellectuels brésiliens face aux décolonisations africaines et asiatiques entre 1945 et 1964 (une thèse d’histoire sous la direction conjointe d’Olivier Compagnon et d’Alexandre de Freitas Barbosa). Des milliers de pages à lire en quelques semaines, en plus des autres tâches, c’est aussi cela, le travail d’un universitaire. Et je n’en m’en plains pas vraiment, quand les travaux sont de qualité comme ce fut le cas cet automne.
J’ai aussi pris beaucoup de plaisir et d’intérêt à écouter les conférences organisées dans le cadre du programme Université Cultures Ouvertes que j’ai pris en charge à la rentrée. Ce fut passionnant et je regrette seulement que ces conférences n’attirent pas un public plus nombreux, en particulier venant de l’extérieur de l’université. Il faudrait être beaucoup plus entreprenant dans la communication de ces rencontres mais, là aussi, le temps me manque pour cela. Au moins ai-je la satisfaction de constater que le public qui se déplace repart content et que nous avons au second semestre un programme tout aussi alléchant qu’au premier :
22/01 Benjamin DEMASSIEUX « Enlever et violer : de la poésie antique tardive à #MeToo »
05/02 Emilie VERGER « Être artiste et femme au XXe siècle »
19/02 Bruno Nassim ABOUDRAR « Occidentalismes : peindre à l’européenne dans le monde »
12/03 Emmanuelle GUERIN « Qui décide du bon usage du français? Ce que norme(s) langagière(s) veut dire »
26/03 Catherine TREILHOU-BALAUDÉ « Shakespeare en peinture et en musique »
09/04 Xiyin ZHOU « Le problème du Soi : un aperçu à travers l’histoire de la littérature chinoise »
Vivement la rentrée du second semestre! En attendant, je vous souhaite à tous et à toutes de bonnes vacances, de belles fêtes et, d’ores et déjà, une excellente année 2026!
LM





















