Bonjour,
presque deux mois depuis mon dernier post, c’est mal de laisser mes lecteurs sur leur faim. A ma décharge, j’invoquerai les raisons trop habituelles, du travail par dessus la tête, un manque de temps chronique, tout ça… ne risque pas de s’arranger dans les semaines qui viennent, avec les soutenances de fin d’année, la préparation de la prochaine rentrée du département, les oraux du jury de l’agrégation d’histoire et la préparation d’un livre collectif qui portera précisément sur la nouvelle question d’histoire contemporaine à l’agrégation pour les années 2019 et 2020.
Cette nouvelle question, je l’ai définie de concert avec mon amie et collègue Catherine Bertho-Lavenir. Sous l’intitulé « Culture, médias, pouvoirs aux Etats-Unis en Europe occidentale, 1945 -1991 », nous avons voulu proposer un grand sujet d’histoire culturelle du contemporain qui a pour cadre la relation transatlantique mais aussi, plus largement, les relations culturelles internationales et transnationales occidentales dans le second vingtième siècle. La question de la contre-culture, de son extension occidentale comme de ses traductions nationales et locales est au coeur du sujet.
Je poste ici la lettre de cadrage à laquelle nous sommes parvenus après de longues discussions avec divers collègues.
« La question porte sur les relations qu’entretiennent la culture dans sa diversité, les médias et les formes de pouvoir aux États-Unis et en Europe occidentale entre la défaite de l’Allemagne nazie et la dislocation de l’URSS. Elle invite à considérer les supports ou vecteurs, les contenus et les acteurs de la culture et des médias en lien avec l’ensemble des pouvoirs (politiques, économiques, spirituels, etc.). Elle propose de réfléchir aux permanences et aux transformations de la culture et de la vie publique au prisme des échanges culturels de part et d’autre de l’Atlantique en posant la question de la domination américaine, réelle ou imaginée, dans le cadre de la mise en place de la mondialisation.
Le cadre chronologique correspond au second XXe siècle. La période s’ouvre avec la défaite de l’Allemagne nazie et, avec l’arrivée des Américains, la diffusion de la culture américaine en Europe occidentale à partir du milieu des années 1940. Au début de cette séquence, les États-Unis et leurs alliés ont libéré une partie de l’Europe occidentale avec le désir non seulement de voir se mettre en place des institutions démocratiques mais aussi d’orienter les cultures occidentales, les pratiques politiques, les opinions publiques et les institutions qui en sont les traductions dans un sens interdisant le retour de régimes autoritaires (en particulier en République fédérale d’Allemagne). En libérant l’Europe, les soldats américains exportent la culture des États-Unis : ils popularisent le jazz, les jeans, le Coca-Cola, les sports américains, comme autant de produits ou de pratiques symbolisant la jeunesse et l’American way of life. C’est aussi, dans toute l’Europe, une période de redémarrage et d’effervescence de la vie culturelle, de bouillonnement artistique, de mise en place de politiques publiques visant à démocratiser la culture (décentralisation théâtrale en France, Arts Council en Grande-Bretagne) et de médiatisation des sports. C’est enfin le début de la guerre froide, suivi rapidement de la coupure en deux du continent européen. Les pays situés à l’est du rideau de fer ne font pas partie du sujet mais on devra connaître avec précision la trame événementielle et les étapes de la guerre froide, afin de comprendre leur impact sur la vie culturelle. On devra prendre en compte certaines influences croisées (le phénomène Soljenitsyne dans l’émergence d’une pensée antitotalitaire en Europe occidentale, par exemple). Le concept « d’Occident » se renforce par opposition au monde soviétique : si l’histoire de chacun des pays du « bloc de l’Est » n’entre pas dans le sujet, la perception et la réception de leurs expressions culturelles « à l’Ouest » en font pleinement partie. Le terminus ad quem se situe au tout début des années 1990, moment où s’achève la guerre froide (chute du mur de Berlin en 1989 et dislocation de l’URSS en 1991) et où Internet s’ouvre au grand public. Au-delà de cette période, le cadre idéologique et politique qui formait l’arrière-plan des rapports culturels entre les États-Unis et l’Europe se transforme.
Le cadre géographique du sujet comprend les États-Unis et l’Europe occidentale, principalement la France, la République fédérale d’Allemagne (le cas particulier de Berlin inclus), l’Italie et le Royaume-Uni. On pourra y ajouter d’autres pays européens (pays scandinaves, pays du Benelux, Espagne, République d’Irlande, Suisse) dans la mesure où ils appartiennent à l’espace culturel occidental et entretiennent des liens avec les cinq pays cités dans la perspective de la question. La Suisse, par exemple, abrite des institutions culturelles majeures d’envergure européenne, voire mondiale qui doivent être prises en compte. De façon générale, les candidats devront savoir articuler plusieurs échelles (du local à l’international) et saisir les phénomènes de circulation entre les espaces politiques autant que ceux ancrés dans chacun d’entre eux.
La question permet d’aborder plusieurs dimensions de la culture, considérées sous forme de couples antinomiques, qui permettent d’identifier des dynamiques multiples entre culture populaire, culture savante, culture de masse, culture médiatique et politiques culturelles. Les cultures populaires traditionnelles (ouvrière, paysanne, religieuse…) évoluent sous la pression de la culture de masse et notamment de la culture médiatique ; celle-ci suscite les critiques des tenants de la culture classique qui y voient un appauvrissement irrémédiable. La pop culture, les contre-cultures, les subcultures minoritaires, en lien avec les mouvements de contestation politique du « système » dans les années 1960-1970, se fraient un chemin vers la légitimité culturelle en renouvelant les arts plastiques et la musique, dans les formes comme dans les thèmes.
Dans le domaine des arts (littérature, théâtre, musique, cinéma, arts plastiques, photographie, architecture, bande dessinée), la période est marquée, en ses débuts, par la vitalité de nouveaux mouvements de création. Le prestige de la Beat Generation est grand en Europe, même si les esthétiques du Nouveau Roman et, au cinéma, de la Nouvelle Vague traversent, une fois n’est pas coutume, l’Atlantique d’est en ouest. Jazz, rock, punk, pop, world music, chanson à texte et chanson engagée, festivals de musique ont fait l’objet de nombreux travaux. Sous l’influence du structuralisme et du post-modernisme, la pensée esthétique se renouvelle profondément. Il en va de même pour les différentes écoles et les grandes figures des arts plastiques, comme pour la rivalité entre Paris et New York quant à la domination sur les arts, troublée par la montée en puissance de la République fédérale d’Allemagne (première Documenta à Kassel en 1955) et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni.
Les rapports entre l’histoire culturelle et les évolutions économiques de la période sont également à souligner : enjeux et dispositifs des politiques publiques de l’après-guerre visant une démocratisation de la culture, effets de la crise des années 1970-1980 sur ces politiques, sur la définition des formes de culture légitime et les politiques de patrimonialisation. Les structures du marché de l’art et l’économie des médias font partie intégrante du sujet.
La presse et, plus généralement, les médias et les industries culturelles (édition, industrie musicale, cinéma, radio, télévision, jeux vidéo) seront étudiés dans leur organisation, leur évolution, leur rapport aux institutions démocratiques et aux instances de régulation, leurs liens avec les diverses formes d’organisation politique mais également à travers leur influence sur l’évolution sociale et culturelle dans son ensemble. La réflexion critique sur les médias fera nécessairement partie de la bibliographie, de même que les travaux sur la publicité, la communication politique et les sondages d’opinion.
Il en va de même de l’histoire intellectuelle et des intellectuels. Il s’agira d’étudier non seulement les grandes figures et les courants de pensée qui dominent l’époque considérée, mais aussi la montée en puissance des professions intellectuelles, la massification de l’enseignement secondaire, puis supérieur, le dynamisme des sciences sociales et humaines. L’influence de ces phénomènes sur l’évolution du débat politique ou sur des événements transnationaux tels que les mouvements de contestation de 1968 est au cœur du sujet. En revanche, l’histoire des sciences et des techniques ou l’histoire de l’éducation ne seront mobilisées qu’en fonction de ce qui précède.
On s’attachera à considérer les évolutions globales des sociétés occidentales et leurs rapports au politique à l’aune des transformations culturelles, médiatiques et politiques. L’hypothèse d’une « crise de civilisation » diagnostiquée par beaucoup d’intellectuels tout au long de la période doit être interrogée. L’évolution des mœurs, le renouvellement des formes esthétiques, la valorisation de l’écrivain et de l’artiste engagés – dans le cadre des décolonisations, par exemple –, les revendications des minorités multiplient les occasions de conflit autour des valeurs dominantes. Le jeu entre censure et transgression, la contestation des pouvoirs et les échappées utopiques caractérisent tous les pays de l’aire occidentale dont les systèmes de contrôle culturel seront étudiés. Les Églises participent également au débat sur les grandes valeurs des pays occidentaux, et sont, à ce titre, des acteurs de la culture et de la dynamique politique, aux États-Unis comme en Europe occidentale, mais l’histoire religieuse en tant que telle n’est pas incluse dans le sujet.
Les politiques culturelles publiques mises en place dans les pays occidentaux, tout particulièrement en Europe, au lendemain de la guerre, seront étudiées dans la diversité des modèles nationaux d’organisation, des moyens mobilisés, des missions assignées aux divers organismes qui en sont chargés. Les interactions entre ces politiques culturelles et la vie culturelle dans son ensemble mais aussi entre les pouvoirs publics (au niveau national, régional et local) et les acteurs privés (associations, mouvements d’éducation populaire, fondations philanthropiques, etc.) ont fait l’objet de nombreux travaux depuis une trentaine d’années dans la plupart des pays considérés. La dimension mémorielle et symbolique de ces politiques culturelles ne sera pas oubliée.
Ces politiques ont aussi été mobilisées dans les rapports qu’entretiennent les États entre eux. La diplomatie culturelle et ce qui sera nommé, à partir des années 1990, le softpower doivent donc être pris en considération, de l’utilisation du jazz et de l’expressionnisme abstrait par les États-Unis au moment de la guerre froide jusqu’à la contestation de la domination culturelle américaine au cours des années 1980. Les enceintes du débat culturel et médiatique international (Unesco, Conseil de l’Europe, conférences internationales) font donc partie du sujet.
Les sources permettant d’étudier l’histoire culturelle des pays occidentaux dans la deuxième moitié du XXe siècle sont pléthoriques : rapports officiels et littérature « grise » des pouvoirs publics et des organisations internationales, œuvres produites par les artistes et intellectuels dans tous les domaines d’expression, articles et dessins de presse, émissions de télévision et de radio, entre autres documents possibles, seront mobilisés ; ils devront être étudiés dans une perspective historique.
Réfléchir sur l’histoire culturelle, médiatique et politique des États-Unis et de l’Europe occidentale de 1945 à 1991 permettra aux futurs enseignants d’approfondir leur connaissance de ce passé récent, toujours à l’œuvre dans notre actualité. Au-delà de la conjoncture particulière liée au cinquantième anniversaire de Mai 68, c’est l’histoire des mutations des représentations occidentales au cours du second XXe siècle que cette question invite à relire à la lumière de nombreux travaux récents. Elle pourra nourrir utilement des enseignements sur les implications et manifestations culturelles de la guerre froide, sur la place de l’Europe et des États-Unis dans le monde ou sur les évolutions de la société française depuis la Seconde Guerre mondiale et, plus largement, servira à mettre en œuvre une documentation contemporaine riche et essentielle dans l’enseignement de l’histoire. »
Voilà, il me semble qu’il y a là de quoi s’amuser et s’instruire tout à la fois pour au moins les deux années à venir. J’en reparlerai régulièrement sur ce blog.
(oeuvre de Francesco Borgioni, trouvée sur le site « C’est quoi la gauche? » tenu de main de maître par Huchu Fuchu).
A propos de contre-culture, je signale pour finir ce post la sortie toute récente du numéro 3 de Hey! la revue de la contre-culture visuelle. Là aussi, j’en reparlerai sur ce site.
A bientôt donc,
LM