L’histoire culturelle française, entre larmes et sourires

Bonsoir,

la petite communauté de l’histoire culturelle française est en deuil : l’un de ses plus brillants représentants, Dominique Kalifa, est mort vendredi dernier à l’âge de 63 ans. Je le connaissais depuis pas loin de trente ans, on s’était croisés plus d’une fois, au festival d’histoire de Blois, dans des colloques et des jurys de thèse, aux comités de rédaction de la revue Sociétés et Représentations. Nous n’étions pas proches ni d’accord sur tout mais j’appréciais son intelligence aiguë, son humour, sa solidité. Il avait été l’un des protagonistes les plus actifs du colloque de Cerisy sur l’histoire culturelle du contemporain, en 2004 (éd. Nouveau Monde 2005) où il avait apporté la contradiction à ceux (dont j’étais et suis toujours) qui défendaient une conception de l’histoire culturelle faisant toute leur place aux objets culturels et à l’analyse des conditions politiques, techniques ou économiques de la culture. Elève d’Alain Corbin, dix-neuvièmiste, il tenait quant à lui pour une histoire des imaginaires sociaux, qui l’avait amené à devenir un spécialiste reconnu du Paris de la Belle Epoque ou du crime comme révélateur des structures de la société. L’ouvrage qu’il avait dirigé avec Alain Vaillant et Marie-Eve Thérenty, La Civilisation du journal, restera comme un grand livre, de même que son dernier opus, paru cette année, sur Les Noms d’époque : de « Restauration » à « années de plomb » (dir., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2020). Depuis hier, les messages de tristesse et d’admiration pleuvent de la part de ses collègues, étudiants, amis. Je joins ma peine à la leur et à celle de sa famille.

Nul doute que le prochain congrès de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle rendra hommage à ce grand historien lors de son prochain congrès, prévu, comme tous les ans, le dernier samedi de ce mois de septembre, le 26 septembre donc.

En voici le programme :

Lieu : Aubervilliers, Campus Condorcet 16 rue des Fillettes ou 5 Cour des Humanités, Auditorium 250.
Métro : Front populaire sortie 2 rue Waldeck Rochet

▪ 9 h : Accueil des participant-e-s
▪ 9 h 15 : Assemblée générale présidée par Pascal Ory – Rapport moral et financier
▪ 9 h 45 : Actualités de l’histoire culturelle
10 h 30 – 12 h Conférence de Benedicte Savoy
„C’est quand qu’on va où?“ Objets et sujets d’une histoire culturelle expérimentale
Présentation par Benedicte Savoy :
L’«histoire croisée », les « connected », « shared » ou « entangled » histories placent l’hybridation et la migration au cœur de l’idée de culture. Elles refusent de considérer les entités nationales comme des espaces unis et clos. Elles insistent sur les processus de fécondations transfrontalières, sur les passages et les métamorphoses, sur les imbrications multiples entre aires culturelles parfois éloignées. Appliquée au domaine de l’histoire de l’art, la recherche sur la part de l’autre dans la construction de soi – si tant est que « l’autre » et « soi » puissent être désignés ainsi – est difficile à mener dans une approche disciplinaire classique. L’art est sans doute et d’abord l’indice d’une spiritualité. Mais c’est aussi le produit de constellations politiques, sociales, institutionnelles et anthropologiques, une histoire de savoirs et de pratiques qui, depuis l’Antiquité, s’inscrivent en outre dans le champ de transactions économiques, de valeurs bien réelles qui se superposent aux valeurs symboliques. Je me propose dans cette présentation de revenir sur un parcours qui m’a menée en deux décennies de l’œuvre d’Anselm Kiefer aux horreurs de la colonisation.

– 12h-13h45 Déjeuner. S’inscrire svp auprès de evelyne.cohen@wanadoo.fr

– 14h-17h : Présentation de la revue d’histoire culturelle en présence des comités de rédaction, comité de lecture, conseil scientifique. Programme détaillé à venir

– 17 heures pot (naissance de la revue)

Comme vous le voyez, le projet de revue scientifique de l’association se concrétise enfin avec le lancement, dès la fin de ce mois, du premier numéro de La Revue d’histoire culturelle, une revue entièrement électronique et gratuite qui offrira un très riche contenu à tous ceux qui s’intéressent aux liens entre histoire et culture. J’en ferai une présentation détaillée dans un post ultérieur.

Des larmes et des sourires, en somme, des larmes qui pleurent une disparition, des sourires qui saluent une naissance.

LM

Je suis (toujours) Charlie!

Bonjour,

aujourd’hui, mercredi 2 septembre 2020, s’ouvre en France le procès des auteurs des attentats perpétrés voici cinq ans contre les journalistes de Charlie-Hebdo et les clients de l’épicerie cacher de la Porte de Vincennes ; deux policiers (une femme et un homme) étaient eux aussi tombés sous les balles des assassins. Ceux-ci ont été à leur tour abattus et leurs principaux complices sont en fuite ; ne restent qu’une dizaine de comparses dont le tribunal aura à évaluer les responsabilités. Procès pour l’histoire, les archives filmées en seront versées aux Archives nationales, comme ce fut le cas pour le procès dit du sang contaminé ou celui du tortionnaire nazi Klaus Barbie.

La rédaction de Charlie-Hebdo a choisi de republier les douze dessins qui avaient conduit d’abord à un procès – qu’elle avait gagné – puis à l’attentat qui l’avait ciblée, ce 7 janvier 2015. « Tout ça pour ça », titre l’hebdo satirique, tant de souffrances pour quelques dessins irrévérencieux, le contraste est en effet saisissant, révoltant.

En hommage aux journalistes tombés pour la liberté de s’exprimer, de railler, de blasphémer, de « corriger par le rire », selon l’ancienne définition de la satire, je publie ici un inédit, une communication que j’avais eu l’occasion de prononcer à la Bibliothèque nationale de France en 2016 lors d’une journée consacrée à la presse satirique.J’y parlais surtout du Canard enchaîné mais aussi de Charlie et d’autres titres de la presse satirique.

J’accompagne ce texte d’un powerpoint et d’un document pdf dû à Thierry Groensteen et Jean-Pierre Mercier réalisé pour l’exposition « Suivre Charlie » en 2016 également.

 

La presse satirique en France depuis la Seconde Guerre mondiale

BNF 14 décembre 2016

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Les communications précédentes très éclairantes me dispensent de replacer mon propre exposé dans l’histoire de plus longue durée qui est celle de la presse humoristique et satirique française (ou étrangère mais diffusée en France) pour me concentrer sur le demi-siècle écoulé. Mon exposé sera très centré sur le Canard mais j’évoquerai d’autres titres, et il portera moins sur les dessinateurs que sur les organes de presse qui les ont accueillis.

La Libération et l’épuration ont concerné les dessinateurs aussi bien que les rédacteurs. La période de l’immédiate après-guerre voit disparaître des colonnes des journaux un certain nombre de signatures, parmi lesquelles celles de Kern, Iribe, Soupault, Pedro, Dubosc, coupables d’avoir mis leur talent au service de la Collaboration. D’autres réapparaissent qui s’étaient faites plus discrètes à cette époque : Effel, Cabrol, Ferjac, Sennep, Monier. Et de nouvelles apparaissent, en grand nombre : Grum, Lap, KB2, César, Escaro, Moisan – tous dessinateurs au Canard, et tous des hommes, remarquons-le en passant, ce qui est quand même révélateur du poids des représentations et des logiques de genre dans ce milieu professionnel. Ce sont ces noms feront les beaux jours de la presse politique française dans les années 1950 à 1970 et au-delà pour certains d’entre eux.

La plupart de ces dessinateurs se considèrent avant tout comme des journalistes, dont ils ont la carte professionnelle. A l’instar de leurs collègues rédacteurs, ils commentent l’actualité, usant d’un dessin au trait simplifié, un dessin éditorial et politique qui ne se contente pas de faire rire en déformant les traits d’un personnage public rendu familier par la photographie et bientôt la télévision, mais informe sur la situation qui est le véritable objet du dessin. Comme l’avait dit Sennep en 1941, « le dessin est une forme aigüe de journalisme ».

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Le Canard n’a pas paru entre 1940 et 1944. Le premier numéro de l’après-guerre est publié le 6 septembre 1944. La structure juridique de la société a été modifiée, la société en nom personnel devenant une société civile, propriétaire du titre, doublée d’une société anonyme qui l’exploite. Une première ouverture du capital au personnel est opérée, selon le voeu exprimé par Maurice Maréchal avant sa mort. Le redémarrage du journal est un franc succès. Le tirage hebdomadaire dépasse les 600 000 exemplaires en 1945.

Mais ce triomphe est de courte durée. Dès la mi-1946, la tendance s’inverse ; la baisse est continue jusqu’à atteindre, en 1953, l’étiage d’un peu plus de 100 000 exemplaires tirés en moyenne hebdomadaire, soit une vente d’environ 80 000 exemplaires. L’anticonformisme du journal, son refus de s’aligner sur la droite ou sur la gauche apparaissent hors de saison à l’époque de la guerre froide, moment de bipolarisation extrême de la vie politique française. Le Canard est alors en grand danger de disparaître et des propositions de rachat sont faites par la société d’édition Franpar, une filiale presse du groupe Hachette qui exploite notamment le quotidien France-Soir. Jeanne Maréchal repousse ces offres et confie à Ernest Raynaud, dit Tréno, les clefs de la rédaction. Peu à peu, le journal remonte la pente.

Les lecteurs reviennent du fait des guerres de décolonisation : la guerre d’Indochine, soldée par le seul responsable politique qui ait jamais trouvé grâce aux yeux des dirigeants du Canard enchaîné – Pierre Mendès France -, et surtout la guerre d’Algérie poussent vers l’hebdomadaire satirique un public qui cherche des informations et des commentaires anticonformistes. Sous l’impulsion d’une nouvelle génération de journalistes, en particulier Roger Fressoz et Jean Clémentin, le journal prend le tournant de l’information exclusive, confidentielle, en provenance de milieux qui lui étaient jusque-là fermés (armée, partis politiques de droite). Ce qu’on appelle svt en F le « jme d’investigation » – une expression que récusent les gens du Canard qui la jugent pléonastique.

Les autres facteurs qui rendent comptent du passage d’un hebdomadaire satirique à un journal d’investigation sont les changements institutionnels (la concentration des pouvoirs par l’exécutif après 1958), la faiblesse de l’opposition parlementaire et donc le renforcement des organes d’opposition, un changement d’échelle des affaires politico-financières en raison de l’essor économique des Trente Glorieuses ; et aussi l’élévation du niveau scolaire des Français et le développement d’une population de cadres moyens et inférieurs, celle-là même dans laquelle Le Canard enchaîné puise l’essentiel de ses nouveaux lecteurs.

Le journal adopte une position d’opposant résolu à la politique menée par de Gaulle et ses successeurs et “ sort ” un grand nombre d’enquêtes retentissantes dans les années 1960 et 1970 : touts les affaires politico-financières qu’on regroupe sous le teme de “ gaullisme immobilier ”, Ben Barka (1965), Foccart (1969), la feuille d’impôt de Jacques Chaban-Delmas (1971), Aranda (1972), Boulin (1979), les diamants de Bokassa (1979), de Broglie (1980), sans oublier l’affaire dite des “ micros ” (1973-1980). L’enquête politico-financière bénéficie de l’arrivée d’une nouvelle génération de journalistes très professionnels, svt passés par des écoles de jtes et par des publications de gauche ou d’extrême-gauche. Après la mort de Jeanne Maréchal, en 1967, suivie de celle de Tréno deux ans plus tard, c’est Roger Fressoz qui prend la direction du journal, assisté de deux rédacteurs en chef, Gabriel Macé, pour la partie politique tandis que Jean Clémentin se charge de la partie culturelle. Le capital a été redistribué de manière à rendre les collaborateurs du Canard propriétaires de leur journal.

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L’hebdomadaire satirique est devenu un journal d’investigation tout en cultivant une forme d’humour qui lui est propre, sous la direction de Roger Fressoz (l’auteur de « La Cour » dans les années 1960 puis de « La Régence » sous Pompidou, pastiche des mémorialistes du Grand siècle illustré par Moisan) puis de Michel Gaillard, spécialiste des indiscrétions de la « Mare aux canards » qui occupent la page 2 de l’hebdomadaire depuis un siècle. Les « affaires » qui se succèdent tout au long des années 1970 attirent à lui de nouveaux lecteurs friands d’informations exclusives. Les années 1970 sont des années fastes pour Le Canard enchaîné. Le tirage hebdomadaire moyen ne descend jamais en dessous de la barre des 400 000 exemplaires franchie en 1969 ; il atteint un pic en 1981 avec 730 000 exemplaires tirés en moyenne hebdomadaire et le plus fort tirage historique est réalisé le 20 mai 1981, avec 1 229 574 exemplaires. Les années qui suivent sont plus difficiles, j’y reviendrai dans un instant.

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Je voudrais auparavant parler des nouvelles formes, des nouveaux titres de la presse satirique qui apparaissent à partir des années 60.

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En septembre 1960, deux ans après le retour de de Gaulle au pouvoir, paraît le premier numéro du mensuel Hara-Kiri. Inspirés notamment par le titre-symbole de la contre-culture américaine, Mad, quelques copains (Cavanna, Fred, Georges Bernier – qui deviendra le professeur Choron – Cabu, Gébé, Topor, Jacques Lob), fabriquent un journal « bête et méchant », comme il se désigne lui-même en manière de provocation, reprenant une accusation qui lui avait été adressée par une lectrice.

Et des provocations, il y en aura beaucoup au long de son quart de siècle d’existence plutôt tumultueuse. Interdit deux fois (en 1961 et 1966) et empêché de paraître pendant de longs mois, il attente à peu près à tout ce que la France compte de vaches sacrées, de tabous, de normes morales ou esthétiques. Le choix délibéré, assumé, du mauvais goût lui attire la sympathie d’un lectorat jeune, impatient de secouer la tutelle pesante du pouvoir gaulliste et des valeurs conservatrices qui régissent les corps et les esprits dans la France de mongénéral.

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Un peu après apparaissent Minute, fondé en 62 par des partisans de l’Algérie française et qui se veut un Canard de droite ou d’extrême-droite, mêlant information, satire et dessin (par Aramis, Mara, Pinatel, notamment, Konk plus tard) et, même moment, le dessinateur Siné, qui a claqué la porte de l’Express, sort Siné Massacre, dont il est à la fois le directeur de publication, le rédacteur en chef et, pour le n°1 de quatre pages, l’unique contributeur. Ce brûlot ne contient que des dessins dirigés contre le pouvoir gaulliste, les religieux, les militaires, les colons rapatriés d’Algérie. Hebdomadaire jusqu’au n°7 (31 janvier 1963), Siné Massacre devient mensuel pour ses deux derniers numéros ; le journal, soutenu par l’éditeur Jean-Jacques Pauvert – qui lui-même a maille à partir avec la censure de l’époque – aura neuf numéros et Siné… neuf procès.

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En mai 68, Siné, épaulé à nouveau par Jean-Jacques Pauvert, lance L’Enragé avec un G en forme de faucille et de marteau. Le journal n’est pas pour autant proche du Parti Communiste, bien « trop mou » pour Siné. L’Enragé, dans une veine que l’on pourrait qualifier d’anarchiste ou de communiste libertaire, franchit toutes les limites imposées à la liberté d’expression. Outre Siné, on y retrouve Wolinski, Topor, Gébé, Cardon, Malsen, Willem, Cabu… Après l’été, alors que Siné – en voyage en Amérique Latine – a cédé la gestion du périodique à Wolinski, la contestation s’essouffle et le douzième et dernier numéro paraît en novembre 1968.

L’Enragé a servi de modèle à Hara-Kiri Hebdo que lancent Cavanna et ses amis en février 1969 et que rejoindra Siné quelques années plus tard, non sans réticence de sa part. Il y avait un public pour un journal plus politique, plus agressif que le mensuel qu’ils animaient jusque-là, un public pour un hebdomadaire au format tabloïd sur papier journal donnant toute leur place aux dessinateurs. Hara-Kiri Hebdo naît le 3 février 1969, habillé d’une couverture de Georges Wolinski (il change de titre dès le mois de mai et devient L’Hebdo Hara-Kiri). Deux semaines plus tard est lancé un mensuel sur le modèle du magazine italien de bande dessinée Linus : Charlie (qui s’appellera ensuite Charlie-Mensuel). Les années Charlie commencent, dont je ne parlerai pas, puisque Stéphane en parlera.

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J’évoquerai simplement en passant un titre de ces années 70 qui se distingue du tout-venant de la presse militante par un ton railleur et la présence de dessins satiriques : l’Idiot international de Jean-Edern Hallier, fondé en 69, qui aura une vie aussi agitée que son fondateur. Dans la décennie suivante, on peut citer Canicule, Zéro, Psikopat parmi les titres qui ont bien marché, Psikopat étant d’ailleurs plus du côté de la bd que de dessin de presse proprement dit.

L’Hebdo Hara-Kiri ne connaît pas immédiatement le succès. La question de la survie des Éditions du Square, qui éditent également les mensuels Hara-Kiri et Charlie, est posée. Leur chance sera, paradoxalement, celle de l’interdiction qui frappe l’hebdo en novembre 1970. Le 1er novembre 1970, cent-quarante-six jeunes meurent dans l’incendie d’un dancing de Saint-Laurent-du-Pont (Isère). Toute la presse fait ses choux gras de la curiosité du public pour ce tragique fait-divers. Le 12 novembre ont lieu les obsèques de Charles de Gaulle ; la presse unanime ne parle plus que de cet événement, qui éclipse les morts du dancing. Quatre jours plus tard, pour se moquer de ce cynisme médiatique et de l’amnésie qu’il organise, L’Hebdo Hara-Kiri publie une « une » en forme de faire-part : « Bal tragique à Colombey – 1 mort ». Toute la France gaulliste est outrée et les barons somment le gouvernement de punir l’inconvenant. Mais le délit de presse (diffamation, injure au chef de l’Etat, etc.) n’est pas évident. La commission de surveillance et de contrôle des publications est saisie et tire prétexte de dessins de Reiser et de Willem jugés « pornographiques » pour frapper le journal.

Ce dernier va bénéficier d’un bienfaiteur qui s’ignore : le ministre de l’intérieur de Georges Pompidou, Raymond Marcellin (le même qui autorise la pose de micros au siège du Canard enchaîné, sorte de Watergate à la française, c’est-à-dire sans lourdes conséquences pour le pouvoir politique), qui suit la commission et fait interdire L’Hebdo Hara-Kiri. Aussitôt, un nouveau titre paraît, le 23 novembre 1970 : Charlie-Hebdo, intronisé supplément hebdomadaire de Charlie-Mensuel.

Entre-temps, la mobilisation en sa faveur a pris de l’ampleur : Jean-Paul Sartre, alors directeur de La Cause du peuple, accepte d’en diriger la publication ; plusieurs patrons de presse – dont Jacques Fauvet, alors directeur du Monde, ou Pierre Lazareff, ancien patron de France-Soir – signent des éditoriaux contre la censure. L’époque a changé et la France entière découvre Charlie-Hebdo. Le titre vend en moyenne quelque 150 000 exemplaires entre 1970 et 1974, ses années de gloire. Les lecteurs se reconnaissent dans ce journal qui fait exploser dessins et vocabulaire, utilise les photo-montages, dénonce la publicité, rêve de l’« An 01 », se déclare pacifiste et écologiste, et tourne en dérision les discours d’autorité, en particulier de la presse classique et toute la mythologie de la France bien-pensante.

De nouvelles signatures ont rejoint l’équipe initiale des Cabu, Cavanna, Reiser, Wolinski, Gébé, Siné, etc., comme Jacky Berroyer, Delfeil de Ton, Sylvie Caster… Les Éditions du Square tournent à plein régime. Elles publient, en plus du mensuel Hara-Kiri – toléré de nouveau mais qui n’échappe pas à des saisies, à des poursuites et à des obligations de changement de couverture, notamment à la demande de Mme Giscard d’Estaing –, Charlie-Hebdo, Charlie-Mensuel, le mensuel écolo La Gueule ouverte et des livres.

Mais le bulldozer ralentit bientôt et s’arrête dans des clapotements de moteur noyé. Hara-Kiri a accumulé 8 millions de francs de dettes ; Charlie-Hebdo, au début des années 1980, commence à perdre des lecteurs et ferme ses portes en décembre 1981, non sans un ultime baroud d’honneur et un dernier changement de nom (la Semaine de Charlie). En janvier 1982, un spécial « Droit de Réponse », l’émission animée par Michel Polac sur TF1, enterre spectaculairement l’hebdomadaire. Charlie ne vendait plus que 25 000 à 30 000 exemplaires. La faute à l’arrivée de la gauche au pouvoir, à l’évolution du lectorat (les jeunes révoltés de 68 rentrent dans le rang), à l’usure d’une formule, à la disparition de quelques piliers du journal, à des procès perdus qui ont coûté cher (jusqu’à vingt par an), mais aussi à des échecs commerciaux et à une gestion hasardeuse, plombée par les pertes des Éditions du Square. Mais l’échec est en trompe l’oeil : l’humour d’Hara-Kiri et de Charlie fait école dans d’autres médias et contribue au renouvellement de l’esprit satirique jusqu’à nos jours, notamment à la télévision. Dans la presse écrite, on retrouve leur influence dans des titres comme L’Idiot international au tournant des années 1970 ou Zélium aujourd’hui.

Les années 80, pour le Canard, sont des années difficiles. Le journal perd au début de cette décennie un grand nombre de lecteurs, certains l’accusant de complaisance avec le pouvoir socialiste, d’autres d’une excessive sévérité. En fait, les affaires révélées par le journal touchent aussi bien la droite que la gauche : l’affaire des “ avions renifleurs ” (1983) ou Chaumet (1987) gênent la droite, celle du Carrefour du développement (1986) ou du sang contaminé (1989) embarrassent la gauche. Dans les années 90, ce sont les affaires Bérégovoy et Yann Piat qui embarrassent… le Canard, accusé d’avoir manqué à la déontologie professionnelle. Les années 90 voient un nouveau passage de témoin à la direction du journal : Michel Gaillard remplace Roger Fressoz – c’est tjs lui qui dirige le journal à l’heure actuelle.

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Côté dessinateurs, l’équipe s’est renouvelée renouvelée, avec l’arrivée de Kerleroux, Cardon, Vasquez de Sola, Pino Zac, Ferdinand Guiraud – qui signe Kiro – dans les années 1970 (les trois premiers seront à l’origine d’un éphémère Père Denis en 1981, le dernier du mensuel l’Ivrogne au milieu des années 1990), puis, dans les années 1980, de Pancho, Wozniak, Cabu, enfin, dans les deux décennies suivantes, de Pétillon, Lefred-Thouron, Brito, Delambre, Potus, Ghertman, plus récemment de Mougey, Aranega, Bouzard, des crayons aux styles extrêmement différents mais qui font du Canard, aujourd’hui encore, l’un des lieux majeurs d’expression de la satire politique et de l’humour graphique – même si, contrairement à Charlie, les dessinateurs n’ont pas le dernier mot sur les dessins qui sont publiés ou refusés (ils s’en plaignent assez d’ailleurs).

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Dans la famille Charlie, il y aussi du mouvement. Au début des années 1990, le phoenix Charlie renaît de ses cendres, après la scission intervenue au sein de la rédaction de La Grosse Bertha, hebdomadaire satirique et « bordélique », né au début de la guerre du Golfe, en janvier 1991. Les contestataires, emmenés par Philippe Val et Cabu, relancent en juillet 1992 le titre Charlie-Hebdo comme le leur proposent Cavanna et Wolinski, ms contre la volonté de Georges Bernier. Le Charlie nouveau est financé par des anciens qui y ont « mis leurs économies », ainsi que par le chanteur Renaud. A l’essentiel de l’équipe des anciens (Cavanna, Cabu, Gébé, Willem, Wolinski, Delfeil de Ton et Siné), s’ajoutent des nouveaux (Charb, Luz, Riss, Honoré, Bernar, Tignous, Plantu, Olivier Cyran, Bernard Maris dit Oncle Bernard, François Camé), des artistes du music-hall (Renaud et Patrick Font).

Le chansonnier et ex-rédacteur en chef de La Grosse Bertha Philippe Val, est rédacteur en chef de 1992 à 2004 puis directeur de la publication de 2004 à 2009, ce qui n’est pas du goût de tout le monde. La ligne qu’il fixe au journal ainsi que sa personnalité dérangent tant les nostalgiques de l’esprit « bête et méchant » façon Bernier que les partisans d’un engagement politique plus marqué à l’extrême gauche. Il y a eu du tirage dans la rédaction, aboutissant notamment au départ de Siné en 2008, accusé par Val d’antisémitisme. Avec l’argent qu’il a touché après son procès gagné pour licenciement abusif, le dessinateur a aussitôt fondé Siné Hebdo, reprenant pour le titre le graphisme de son premier journal, Siné Massacre. Siné hebdo paraît de 2008 à 2010 puis disparaît faute de lecteurs en nombre suffisant, remplacé par Siné Mensuel.

Dans le nouveau Charlie, les têtes de Turc du journal restaient grosso modo les mêmes : les curés, les flics, l’extrême-droite. Dans les années 2010, Charb, devenu directeur du journal après le départ de Philippe Val, avait mis l’accent sur la dénonciation du fondamentalisme musulman. Charlie fut l’un des seuls journaux français à accueillir les caricatures de Mahomet, par solidarité avec le journal danois Jyllands-Posten qui les avait d’abord publiées – ce qui avait valu au journal français un procès, gagné en 2007, et de nombreuses menaces, finalement mises à exécution, comme chacun sait, le 7 janvier 2015.

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Parmi les morts figurait Cabu. Cabu était un pilier du Canard enchaîné, qu’il avait rejoint au début des années 1980. Il réservait ses dessins les plus osés à Charlie, cultivant un ton plus modéré au Canard où, disait-il, pesaient un certain nombre de tabous : « la mort, la maladie, le cul » (je le cite dans une émission datant de 1990 : « Ils ont décidé de ne pas passer de « pipi et de caca » comme ils disent (ils parlent de la direction et de la rédaction en chef du Canard). Au moins, continuait-il, il n’y a pas le tabou de l’anticléricalisme, et c’est rare dans la presse, ni de problème à dessiner contre les militaires. Ça reste une satire souriante de l’actualité. Mais il n’y a pas assez à mon goût d’indignation. C’est pas des redresseurs de torts. Ils se méfient du côté trop militant. »).

Cette déclaration de Cabu résume assez bien la distance qui sépare en effet Charlie et le Canard et le positionnement de ce dernier, au moins depuis les années 1980, même si tous les deux sont des journaux satiriques, et cultivent un certain nombre de détestations communes plus ou moins folkloriques, des religieux aux militaires en passant par les policiers, tous les porteurs d’uniformes et exerçant un pouvoir sur autrui, pour résumer.

Pour en revenir à l’attentat de janvier 2015 et à l’émotion énorme qu’il a provoquée, il faut noter qu’il fut l’occasion pour beaucoup de découvrir l’existence de ce journal (propulsé à des niveaux de vente stratosphériques, dont il est depuis retombé, comme de juste), et, au-delà, l’existence d’une presse satirique qui vit plus ou moins bien, en province, à Paris ou à l’étranger, sous forme papier ou sur internet.

Derrière les arbres que sont le Canard et Charlie (à chacun de voir s’il s’agit de bouleaux ou de baobabs), il y a aujourd’hui une forêt de titres qui, pour beaucoup, rendent compte de l’actualité locale et sont diffusés sur internet – mais pas seulement. Des journaux comme Fakir, basé à Amiens, ont une portée nationale et combinent, comme le font le Canard et dans une moindre mesure Charlie, enquête et humour, articles et dessins. On peut citer aussi Zélium, lancé en 2011, un bimestriel format magazine édité par une association sans but lucratif et qui se présente – je le cite – « commme un journal libre, sans actionnaire, sans publicité » mais qui connaît des difficultés financières récurrentes depuis sa création.
Certains de ces journaux sont présents uniquement sur le net, à l’instar d’Urtikan.net.
D’autres rendent compte presque uniquement d’une actualité locale, par exemple l’Agglo-rieuse à Montpellier, la lettre à Lulu à Nantes, Satiricon à Toulouse entre 1995 et 2004, Barre à mine à Marseille…

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On peut aussi évoquer d’un mot des feuilles satiriques et/ou d’information à l’étranger, dont certaines s’inspirent assez explicitement des journaux français : ainsi en Afrique francophone le Journal du jeudi au Burkina Faso, Gbich en Côte d’Ivoire, le Lynx en Guinée… Les rapports avec les pouvoirs en place sont parfois complexes, je n’en dirai pas plus ici puisqu’il me faut conclure.

La presse satirique conjugue le texte et le dessin selon des modalités variables qui définissent l’identité de chaque titre. Elle pratique la satire, une forme d’humour qui vise à châtier les mœurs par le rire, à la fois pour tourner les interdits et la censure qui menace toujours celui qui s’en prend aux puissants ou à l’ordre établi, et parce que le comique est souvent plus efficace que le tragique pour emporter la conviction du lecteur. Le genre suppose une certaine mauvaise foi, un art consommé de l’outrance, qui en fait un instrument de la subversion, tout en jouant sur des stéréotypes, des éléments de familiarité culturelle, un système limité et routinisé de catégories et de modèles de perception permettant la reconnaissance et la connivence. C’est un genre en tension, en permanence sur le fil du rasoir, entre conformisme et anticonformisme. Il lui faut déformer et exagérer – tout particulièrement dans le cas de la caricature – mais pas au point que le sujet en deviendrait méconnaissable. Il lui faut critiquer et railler mais dans les limites acceptables par son lectorat et par le droit en vigueur.

La presse satirique pose la question du rire-ensemble, des limites fixées par la loi mais aussi les mœurs, la doxa, la norme morale, à ce dont il est possible de rire en public. La caricature qui est un des éléments de la liberté d’expression est une construction jurisprudentielle fondée sur la reconnaissance d’un droit à l’irrespect et à l’insolence dans les limites des lois du genre satirique. Dans le droit français actuel, « ces limites imposent que le but poursuivi soit humoristique, à l’exclusion de toute intention de nuire et que l’image soit exagérément grotesque sans quoi une atteinte au droit à l’image de la personne caricaturée peut être retenue ». Si l’observation des réactions déclenchées par les articles et dessins de la presse satirique dans l’histoire récente montre une tolérance plus grande sur certains sujets tels que l’armée ou la police, elle révèle aussi une intolérance croissante sur la religion ou les identités communautaires. En cela, ce genre de presse est un bon indicateur de la santé démocratique d’un pays, de la qualité de son débat public et des tensions qui le travaillent en profondeur.

Présentation BNF 2016 – copie 2

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