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Nous vivons une époque hystérique

Bonjour,

trois mois sans écrire un billet, même selon mes standards, c’est beaucoup. La faute à pas le temps, pas l’envie, pas l’occasion… Je la trouve, cette occasion (à défaut de temps, l’envie est là) dans la venue à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, jeudi prochain, 13 mars, de l’ancien ministre de la Culture et toujours président de l’Institut du monde arabe, Jack Lang.

Cette photo, récupérée sur le site de RFI, est, dans les circonstances présentes, d’une ironie cruelle. En effet, alors que nous souhaitions le faire revenir à la Sorbonne-Nouvelle dix ans après son dernier passage dans le cadre de la Semaine des Arts et Médias, et de nouveau pour lui donner l’opportunité de parler de sa vie entre culture et politique (lui qui, depuis maintenant plus de soixante ans se bat, certes avec des réussites diverses, pour mettre la culture à la portée du plus grand nombre dans un esprit de pluralisme), voilà qu’une pétition circule dans cette « université de toutes les cultures » pour appeler à la déprogrammation de son intervention.

Lancée à l’initiative d’une association étudiante nommée « les Hystériques » et qui se définit comme « féministe / queer », cette pétition (qui a quand même recueilli quelque 500 signatures, paraît-il) lui fait grief d’avoir, d’une part, signé, en 1977, une autre pétition, celle-ci publiée dans Le Monde, demandant la libération d’adultes accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineurs, d’autre part, d’avoir pris position en faveur d’artistes accusés d’agressions sexuelles ou de pédocriminalité tels que Roman Polanski ou Woody Allen.

Il est inacceptable, estiment les pétitionnaires 2025, « qu’une institution comme la Sorbonne Nouvelle, se félicitant de promouvoir la diversité, l’inclusion et la justice sociale, offre une tribune à une personnalité dont les actions ont ignoré ces mêmes valeurs. En tant qu’étudiant.es, ainsi qu’en tant qu’activistes féministes et queer, nous nous élevons contre cette décision et réclamons l’annulation de la venue de Jack Lang à cet événement. »

« Un mot, un geste, un silence », en effet!

La signature de cette pétition en 1977 était certainement une erreur, Jack Lang l’a reconnu et s’en est excusé. Il convient cependant, même si la jeunesse d’aujourd’hui est fâchée avec l’histoire, de la replacer dans un contexte historique dans lequel il était de bon ton, dans une certaine gauche, de ruer dans les brancards de la « morale bourgeoise », de promouvoir une liberté sexuelle presque sans limites, de rompre avec les normes tant morales que pénales qui paraissaient d’un autre temps. Ce qui faisait le plus débat dans les années 1970, notamment du côté des mouvements homosexuels mais pas seulement, c’était la discrimination concernant l’âge de la majorité sexuelle. On considérait l’enfant ou l’adolescent comme capable de consentir au plaisir, sans s’interroger sur l’emprise que pouvait exercer sur lui l’adulte, sans questionner la relation de pouvoir qui pouvait exister entre eux, et cela alors que la lutte contre le Pouvoir était justement au coeur de la rébellion soixante-huitarde. Ce n’est qu’à partir des années 1990, à la suite d’une série de faits divers sordides, que l’indulgence touchant à la pédophilie a peu à peu disparu, laissant la place à une forme de sacralisation de la pureté enfantine. Le terme de pédocriminel a remplacé celui de pédophile, sans souci excessif de la nuance.

Rappeler ces faits n’est pas excuser ou dédouaner Jack Lang – pas plus que les personnalités qui ont également signé cette pétition ou d’autres de la même encre à cette époque, les Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Aragon, Françoise Dolto… C’est expliquer qu’on a changé d’époque et que ce qui était perçu comme admissible dans le sillage de mai 68 ne l’est plus aujourd’hui, et tant mieux. Cela justifie-t-il aujourd’hui l’ « annulation » de Jack Lang? Il est permis d’en douter.

Comme il est permis de douter que son soutien à des artistes accusés et parfois condamnés dans des affaires d’agressions sexuelles le rende complice de leurs actes. Sa position, que l’on peut contester, est qu’il convient de séparer l’homme de l’artiste, et les oeuvres du jugement moral (ou pénal) porté sur leur auteur. Il ne s’agit pas d’oblitérer les fautes ou les crimes de ces artistes, mais de ne pas réduire leurs oeuvres à ces comportements que la morale ou le droit réprouve. Ou alors, cachons les tableaux de Picasso qui s’est mal conduit avec ses femmes, ne lisons plus Rimbaud parce qu’il trafiquait des armes, ni Villon qui a trempé dans de sombres histoires de meurtre… Je rejoindrais assez, même si elle a été très critiquée, la philosophe Carole Talon-Hugon qui dénonçait le moralisme radical de certain.e.s activistes qui conduit à une relecture intégriste de l’histoire de l’art ; elle estime en revanche que l’évaluation morale peut faire partie de l’évaluation globale d’une oeuvre, pourvu que l’on ne réduise pas cette dernière à cela (voir notamment, de cette autrice, L’Art sous contrôle, 2019). On peut, par ailleurs, vouloir continuer à apprécier la valeur esthétique d’une oeuvre et ne pas pour autant approuver que soit officiellement honoré, par des prix ou des récompenses, son auteur s’il s’est mal comporté « dans la vie ».

A vrai dire, ces problématiques sont riches et complexes et mériteraient un vrai débat, une libre discussion, et l’université devrait être le lieu par excellence pour ce type de débat. Sauf que les « hystériques », comme ils/elles se nomment eux/elles-mêmes ne veulent pas discuter, ne désirent pas débattre. Ce qu’ils/elles veulent, c’est annuler, déprogrammer, interdire, censurer. Et s’arroger pour l’avenir un droit de regard sur le choix des intervenants (« Nous demandons la mise en place d’un comité de consultation incluant des associations féministes, queer et antiracistes dans le processus de sélection des intervenants futurs »). A quand un vote (à main levée, bien sûr) pour choisir ses enseignant.e.s en fonction de leurs opinions politiques, de leur religion ou de leur couleur de peau? « Quand on voit des groupes dits progressistes tenir un discours d’extrême droite par rapport aux oeuvres, il y a de quoi être effondré », écrivaient les responsables de l’Observatoire de la création, lié à la Ligue des droits de l’homme, dans un article l’an passé. On en est là, en effet, dans cette charmante époque que nous vivons.

Bien sûr, jeudi, je serai là, aux côtés de Jack Lang, pour affronter la meute « hystérique ».

LM

                                                                                   

Censure… vous avez dit « censure »?

Un de mes doctorants, Emilio, qui commence un travail sur la diaspora artistique vénézuelienne, me fait part d’une prochaine rencontre organisée par l’Association France pour la Démocratie à Cuba (AFDC) le vendredi 6 décembre prochain à 19h. Elle prendra la forme d’une conversation entre l’écrivain et traducteur Jorge Ferrer et la psychologue et psychanalyste Cristina Díaz, à propos du livre de Jorge Ferrer Entre la Russie et Cuba. Contre la mémoire et l’oubli  aux éditions Ladera Norte. Jorge Ferrer passa presque une décennie à Moscou, d’où il revint non pas convaincu des bienfaits du modèle communiste mais épris de liberté. Après avoir participé au collectif Paideia, il fut contraint à l’exil et se réfugia à Barcelone. Ce livre témoigne de son parcours et de ses réflexions sur « l’art et la censure à Cuba », thème de la rencontre.

Voir les informations pratiques ici : https://www.mal217.org/fr/agenda/l-art-et-la-censure-a-cuba-5c26ebe1

On voudrait espérer qu’à cette date, nous aurons de bonnes nouvelles d’un autre écrivain, Boualem Sansal, détenu depuis une semaine en Algérie sans que le motif de son arrestation à sa descente d’avion à Alger ait pour le moment été communiqué et sans que lui-même ait pu donner signe de vie. La presse évoque ses prises de position sur le contentieux qui oppose l’Algérie et le Maroc quant au Sahara occidental (il serait accusé d’« atteinte à l’unité nationale et à l’intégrité territoriale du pays » et d’« incitation à la division du pays) mais le vrai motif est à chercher du côté de sa dénonciation ancienne et résolue du pouvoir algérien, dont il dénonce depuis vingt-cinq ans la corruption et l’incompétence.

Rappelons que, selon l’ONG Amnesty International, l’Algérie connaît depuis plusieurs années « une érosion continue des droits humains à travers la dissolution par les autorités de partis politiques, d’organisations de la société civile et de médias indépendants, ainsi que la multiplication d’arrestations et de poursuites arbitraires fondées sur des accusations de terrorisme forgées de toutes pièces », selon les termes de Amjad Yamin, directeur régional adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Les milieux littéraires et politiques français ont, avec une rare unanimité, pris la défense de l’écrivain franco-algérien (il a été naturalisé cette année), rappelant qu’il s’est également élevé avec courage contre l’obscurantisme islamiste. Que ses propos aient été repris voire récupérés par l’extrême-droite française, toujours prompte à dénoncer tout ce qui vient du sud de la Méditerranée, ne doit pas égarer : il a toujours pris le parti de l’intelligence et de la liberté contre toutes les oppressions et, pour cela, nous lui devons admiration et soutien.

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lors d’un événement littéraire à Nice, le 1er juin 2024. (ERIC DERVAUX / HANS LUCAS / AFP)Screenshot

La censure est décidément un thème éternel que l’actualité ne cesse, hélas, de renouveler… Je donnerai jeudi prochain, 28 novembre, à 14h, dans l’un des amphithéâtres de la Sorbonne-Nouvelle (rue de Saint-Mandé dans le 12e arrondissement de Paris) une conférence sur ce thème dans le cadre de l’Université des cultures ouvertes – un beau cadre, ouvert, justement, à l’inverse de tous ces murs, ces barreaux et ces portes de prison derrière lesquels on enferme ceux qui osent défier l’autoritarisme.

Puisque j’en suis aux annonces personnelles, je participerai aussi, le 6 décembre, à une journée d’étude organisée par la revue Culture et Recherche à l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris (il sera question des rapports entre sciences sociales et politique culturelle en France) ; et le 11 décembre à un séminaire de l’EHESS (campus Condorcet, à Aubervilliers, centre des colloques, salle 50) sur un thème proche (quelle place pour l’histoire dans la construction de l’Etat esthétique?). Je ne sais pas quand je trouverai le temps pour préparer tout cela, dans un semestre toujours aussi chargé en cours, séminaires et réunions de toutes sortes… Mais je trouverai.

LM

A vos agendas!

Bonsoir,

ce nouveau billet a pour but de communiquer des informations sur un nombre d’événements et de parutions dans le domaine de la culture et de l’histoire culturelle au sens large. Je vais procéder par ordre chronologique.

Samedi prochain, 28 septembre, aura lieu le congrès annuel de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC). La journée aura lieu au musée de la chasse et de la nature, à Paris, dans le Marais (62 rue des Archives). Nous aurons le plaisir d’entendre le grand spécialiste de la bande dessinée Thierry Groensteen pour la conférence du matin ; la table-ronde de l’après-midi aura pour thème l’histoire de l’environnement et ses rapports avec l’histoire culturelle.

Voici le programme complet :

J’en profite pour rappeler que l’ADHC publie une revue en ligne, entièrement gratuite, la Revue d’histoire culturelle XVIIIe-XXIe siècles. L’une de ses rubriques, l’Atelier de la recherche, est particulièrement ouvert à la jeune recherche et les mastérants autant que les doctorants peuvent y soumettre leurs articles. Je relaie ici l’appel de ses animatrices, Catherine Bertho-Lavenir et Elise Lehoux :

La Revue d’histoire culturelle (XVIIIe-XXIe siècles), publiée en libre accès sur la plateforme Open Edition, possède une rubrique intitulée « L’Atelier de la Recherche » destinée à mettre en valeur les travaux des jeunes docteur⸱es, doctorant⸱es et étudiant⸱es ayant soutenu un bon mémoire de master. Cette rubrique, sans thème imposé, leur offre la possibilité de publier un article académique, en histoire culturelle, dans une revue à comité de lecture et de voir leur article paraître dans des délais raisonnablement rapprochés (environ un an).
Une équipe d’universitaires expérimentés est à la disposition des auteurs – dont c’est, en principe le premier article académique ou l’un des premiers – pour les accompagner dans la mise au point de leur texte et leur permettre de publier un article qui rende justice à la qualité de leurs travaux. La rubrique met en place un accompagnement spécifique pour ces jeunes auteurs, en amont comme en aval du processus d’évaluation en double aveugle.
Les auteur⸱es sont invités à soumettre d’abord une proposition de contribution (2 pages maximum). L’article final, une fois la proposition acceptée, devra comporter 30 000 signes.
Les propositions sont à envoyer aux responsables de la rubrique en indiquant explicitement le nom de la rubrique dans l’objet du mail : cjc.lavenir[at]hotmail.com ; elise-lehoux[at]orange.fr avec copie à l’adresse électronique de la revue (revuedeladhc[at]gmail.com).
Pour en savoir plus sur la revue et la rubrique : https://journals.openedition.org/rhc/ et pour connaitre les instructions aux auteur⸱es : https://journals.openedition.org/rhc/3059
Pour toute question, n’hésitez pas à nous contacter.
Bien cordialement,
Catherine Bertho-Lavenir et Élise Lehoux pour le comité de rédaction de la Revue d’histoire culturelle XVIIIe-XXIe siècles

Le 3 octobre, un débat est organisé qui s’annonce fort intéressant :

LA PATRIMONDIALISATION DU MONDE
Jeudi 3 octobre – 18h30
Hall d’About – Plateforme de la création architecturale
Gratuit sur inscription
 
Avec
Romeo Carabelli, architecte et géographe, université de Tours
Elsa Coslado, géographe, cheffe du département stratégie territoriale, Bruxelles Environnement
Maria Gravari-Barbas, architecte et géographe, professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Chaire UNESCO « Culture, Tourisme, développement » 
Sébastien Jacquot, maître de conférences en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Christine Mengin, maîtresse de conférences émérite à Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Élodie Salin, enseignante-chercheure en géographie, université du Mans, chercheure associée EIREST – Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Modération : Françoise Ged, responsable de l’Observatoire de la Chine, Cité de l’architecture et du patrimoine 
 
Rendez-vous organisé en partenariat avec l’EHESS et l’UMR Chine, Corée, Japon
 
Suivre le débat en direct sur la page Facebook de la Plateforme de la création architecturale : https://fr-fr.facebook.com/plateformarchi/
Le débat sera filmé et diffusé sur la chaîne YouTube de la Cité de l’architecture et du patrimoine

Le 7 octobre, c’est à la Maison de la recherche de la Sorbonne-Nouvelle qu’il faudra être, pour assister à la table-ronde organisée à l’occasion de la parution du livre de Mélanie Toulhoat, Rire de la dictature, rire sous la dictature au Brésil (1964-1982). J’avais eu la chance de participer au jury de la thèse de Mélanie, d’où est issu ce livre et c’est un grand plaisir de voir l’aboutissement de nombreuses années de travail.

Pour une présentation du livre, aller à cette adresse : https://psn.sorbonne-nouvelle.fr/publications/rire-de-la-dictature

Avis aux amateurs de revues! Les 12 et 13 octobre prochains se tiendra aux Blancs Manteaux, dans le Marais, le Salon de la revue. Je m’efforce d’y aller chaque année car c’est toujours l’occasion de découvertes et de rencontres. Au-delà des revues d’art, de sciences sociales ou littéraires bien connues, c’est tout un monde foisonnant d’aventures humaines et intellectuelles qui se révèle. Allez-y si vous le pouvez! Voici le programme :

Enfin (provisoirement), je signale une journée d’étude organisée par la revue Marges le 19 octobre à l’INHA (rue Vivienne, à Paris) sur le thème des relations entre les artistes et les institutions. En ces temps de coupes budgétaires annoncées, y compris pour la Culture, et de pressions politiques accrues sur les projets artistiques, voilà une manifestation qui tombe à pic!

Voilà, c’est à peu près tout pour le moment. Je ferai sans doute d’autres annonces dans les prochaines semaines.

LM

Sur la liberté d’expression en général, et sur le conflit israélo-palestinien en particulier

Hier, dimanche 12 mai, les fidèles des antennes de Radio France ont écouté de la musique en lieu et place de certains de leurs programmes habituels. Parmi ceux-ci, l’émission Le Grand Dimanche Soir de Charline Vanhoenacker, dans laquelle intervient habituellement l’humoriste Guillaume Meurice. Celui-ci est suspendu d’antenne depuis le 2 mai dernier et convoqué jeudi prochain pour un entretien « en vue d’une éventuelle sanction disciplinaire » pouvant aller jusqu’au « licenciement pour faute grave » à la suite de ses propos, réitérés, comparant le Premier ministre israélien Benyamin Netanayhou à « une sorte de nazi, mais sans prépuce ». Les syndicats de Radio France ont appelé à la grève pour protester contre « la répression de l’insolence et de l’humour » après la suspension de Guillaume Meurice (mais aussi contre la disparition programmée de certaines émissions à la rentrée) et réclament la « réaffirmation sans limites de la liberté d’expression » sur les antennes du service public.

Cette revendication est ambigüe. Les syndicats réclament-ils que soit défendu sans réserve par la direction de Radio France le principe fondamental de la liberté d’expression ou réclament-ils plutôt une liberté d’expression « sans limites »? Dans ce dernier cas, on ne pourra que leur faire remarquer que personne, dans aucun pays, ne jouit d’une totale liberté d’expression, a fortiori dans le cadre du service public de la radio française, qui a obligation de se conformer strictement aux lois et règlements en vigueur, lesquels encadrent la liberté d’expression. Radio France avait fait l’objet d’une première mise en garde par l’autorité de régulation, l’Arcom, après que Guillaume Meurice avait le 29 octobre 2023 fait cette comparaison à l’antenne, estimant que cette saillie avait « porté atteinte au bon exercice par Radio France de ses missions et à la relation de confiance qu’elle se doit d’entretenir avec l’ensemble de ses auditeurs ». La direction de Radio France avait, de son côté, donné un « avertissement » à l’humoriste, tout en considérant que « la valeur de la liberté d’expression (…) est bien plus importante qu’une phrase problématique d’un humoriste qui, fort heureusement, est une exception ». En réitérant ses propos au cours de l’émission « Le Grand Dimanche soir » du 28 avril, celui-ci exposait son employeur et lui-même à une sanction plus grave.

Mais quelle limite l’humoriste a-t-il ici transgressée? Celle de la loi? Non, puisque la plainte qui le visait pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » a été classée sans suite le 18 avril dernier, le parquet de Nanterre estimant ces infractions « non caractérisées ». Ce qu’on lui reproche est donc plutôt d’avoir fait preuve de mauvais goût, d’insolence et d’imprudence, dans un contexte tendu où le conflit israélo-palestinien s’invite dans le débat public français. La direction a peut-être le droit de le sanctionner pour cela (les prudhommes en décideront si la sanction va jusqu’au licenciement, qui plus est d’un délégué syndical puisque Guillaume Meurice bénéficie du statut de salarié protégé après s’être présenté sur la liste SUD aux dernières élections professionnelles des représentants du personnel), ses collègues ont certainement celui de protester contre cette sanction.

Ce cas individuel est symptomatique d’un climat détestable qui s’est installé en France depuis le massacre perpétré par le Hamas contre des centaines de civils juifs le 7 octobre dernier et la réaction de l’Etat israélien qui a déjà causé des dizaines de milliers de morts parmi les civils palestiniens. Des élus de la France insoumise ont été convoqués devant la police judiciaire pour s’expliquer sur leur refus de qualifier de « terroriste » l’attaque du Hamas ou pour avoir qualifié celui-ci de « mouvement de résistance », le leader de ce parti s’est vu interdire de s’exprimer dans des enceintes universitaires (à Bordeaux en octobre, à Rennes et Lille en avril) et devra répondre devant la justice d’une autre comparaison douteuse, cette fois entre le président de l’université de Lille et le criminel de guerre Eichmann. Dans le même temps, l’antisémitisme se donne libre cours sur les réseaux sociaux, sous couvert d’antisionisme. Le slogan « « From the river to the sea, Palestine will be free », qui semble nier l’existence même d’Israël, fleurit dans les manifestations – quand elles ne sont pas tout bonnement interdites, pour risque de « trouble à l’ordre public ». Des personnalités du monde culturel ou sportif, ou de simple quidams, sont poursuivis pour « apologie du terrorisme ».

Peut-on qualifier publiquement les événements du 7 octobre en Israël d’actes de résistance et non de terrorisme sans encourir une condamnation devant un tribunal français ? Selon le ministère de la justice, cité par le journal Le Monde, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites ont été engagées à l’encontre de 80 personnes. Ces chiffres ne recouvrent pas le seul chef d’« apologie du terrorisme », mais aussi ceux de « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ». Dans la plupart des cas, les mis en cause sont convoqués pour une audition par la police mais celle-ci ne débouche sur rien, ils ne savent pas s’ils sont poursuivis ou si l’affaire est classée sans suite, une indécision et une attente qui peuvent s’interpréter à loisir ou bien comme l’expression d’un embarras de la part de l’autorité judiciaire, débordée par le nombre de cas à traiter et le flou qui entoure la qualification juridique de la faute commise, ou bien comme une forme d’intimidation incitant à l’autocensure.

Guillaume Meurice s’est réclamé de l’esprit de Charlie pour justifier son goût pour la provocation et l’humour noir ; le dessinateur Riss, survivant de l’attentat qui décima la rédaction de Charlie Hebdo en 2015, lui a répondu que « l’esprit Charlie, ce n’est pas une poubelle qu’on sort du placard quand ça vous arrange, pour y jeter ses propres cochonneries ». Mais on peut aussi citer l’avocat de Charlie, Richard Malka, pour qui « les prises de position, aussi choquantes soient-elles, n’ont rien à faire devant des tribunaux, sauf lorsqu’il s’agit d’appels à la haine des juifs ou à des violences ». Pour lui, « le débat d’idées doit être politique, philosophique, éthique mais pas judiciaire ». Pas sûr qu’en faisant taire Meurice, on fasse avancer le débat d’idées.

Un vieux coq au pays des kiwis

En cette semaine de « vacances » consacrée, comme il se doit, au travail en retard, il me vient la nostalgie des Antipodes, le souvenir ému d’un voyage effectué il y a quelques mois en Australie et en Nouvelle-Zélande dont j’avais tiré un texte jamais publié. Avant qu’il ne se défraîchisse à l’excès, j’ai décidé de le publier ici, comme un écho personnel aux deux conférences sur la littérature de voyage que j’ai récemment données à la Sorbonne-Nouvelle et à la dernière séance du cours de licence « Voyages et voyageurs » la semaine prochaine. J’espère qu’il vous donnera envie de découvrir ces îles lointaines, synonymes pour moi d’une parenthèse enchantée.

Pourquoi suis-je allé là-bas? Une réponse possible est que Wellington est la capitale la plus éloignée de Paris dans le monde (19 000 kilomètres et des poussières) et que j’avais besoin de mettre le maximum de distance entre mon décor quotidien et moi. Une autre réponse, pas incompatible avec la première, est que je suis un fan de rugby et de Tolkien (eux aussi ne sont pas incompatibles, quand on y réfléchit bien) et que ce pays dispose de ce qui se fait de mieux en ces deux matières. Une troisième réponse, et je m’arrêterai là, est que la Nouvelle-Zélande est le plus beau pays du monde. C’est en tout cas ce que prétendent ses habitants et je ne suis pas loin de penser comme eux.


Initialement, le Pays du long nuage blanc (la traduction française du nom maori, Aoteraroa) devait n’être qu’une étape dans un tour du monde post-covid que je pensais effectuer sur huit à dix mois. Et puis les difficultés financières, les obstacles professionnels et les réticences de mon entourage ont eu raison de mon beau projet. Il faut dire qu’à 55 ans, on s’arrache plus difficilement au réel qu’à 20. Ce ne sont plus des liens qu’il faut dénouer, ce sont des chaînes qu’il faut briser et la force, ou le cœur, manque, parfois. J’obtins la permission de m’évader deux mois. Restait à trouver la destination. Une fois écartés les pays où j’étais déjà passé et ceux qui m’attiraient moyennement en raison de leur ambiance policière voire carrément militaire, l’Australie et la Nouvelle-Zélande s’imposèrent aisément. Parce que c’est loin, je l’ai dit. Parce qu’à force d’en entendre parler, j’avais envie d’y aller voir de plus près. Parce que, aussi, je voulais étrenner mon permis de conduire tout neuf sur des routes de rêve, et ces pays n’en manquent pas. Je veux parler du permis moto (je conduis des voitures depuis plus de trente ans), un rêve de jeune homme accompli sur le tard, lui aussi. L’idée était donc d’aller là-bas en avion (avec tous les remords écologiques d’usage) et, une fois sur place, de sillonner les routes sur une bécane de location.


Je passai trois semaines en Australie, dans l’État de Victoria (au sud de l’île-continent), me faisant les roues sur la splendide Great Ocean Road, de Melbourne à Adelaïde. Ruban d’asphalte le long des immenses plages de sable blond, balades au pied des Douze Apôtres, ces grands pitons rocheux isolés de la falaise par l’océan rongeur, découverte des déserts du nord sur la route du retour vers Melbourne, longues, très longues routes traçant droit à travers le bush, cette première étape fut un hors-d’oeuvre très plaisant avant le plat principal. Plusieurs Australiens, rencontrés en chemin et que j’avais mis au courant de mon projet, me dirent que j’avais bien fait de commencer par l’Australie avant d’aller en Nouvelle-Zélande : « It’s so much nicer over there! ». Pas chauvins, ces Australiens. Il faut dire que la Nouvelle-Zélande est, avec l’Indonésie, leur lieu de vacances favori, à un peu plus de 4000 kilomètres et 3 heures de vol (depuis Sidney) vers l’est, un saut de puce pour ces gens isolés au milieu de deux océans, Indien et Pacifique. Les deux pays sont d’anciennes colonies de peuplement britanniques mais cette proximité toute relative, géographique et civilisationnelle, n’empêche pas (elle l’encouragerait même) un sentiment de rivalité sur bien des plans – le rugby, entre autres.


C’est donc avec de bons souvenirs d’Australie mais aussi le sentiment que le meilleur était encore à venir que je montai à Melbourne dans un avion de la compagnie Air New Zealand à destination d’Auckland, avion dont les couleurs blanche et noire, la fougère et le motif maori décorant l’empennage me mettaient déjà dans l’ambiance. Le formulaire que l’on nous distribua dans l’avion une heure avant l’atterrissage aurait dû me mettre la puce à l’oreille : à côté de questions du type « êtes-vous un ancien détenu? » ou « détenez-vous des armes? » qui me rappelèrent les questions stupides des douanes US (« Venez-vous aux États-Unis avec l’intention de commettre un attentat? »), d’autres portaient sur les pays visités dans les trente derniers jours et sur ce que l’on y avait fait : camping, sports de plein air, etc. Je remplis consciencieusement toutes les cases et, une fois à l’aéroport, tendis mon formulaire à un officier à la mine sévère qui me fit signe de prendre la file de gauche. Celle des suspects. Il me demanda d’abord si j’avais de la nourriture dans mes sacs – j’en avais, achetée la veille sur le marché de Queen Victoria Market : des fruits et de quoi me faire des sandwiches pour deux jours. Tout alla à la poubelle et j’eus droit aux remontrances du pandore qui, décidément ne rigolait pas. Il examina aussi avec soin mes chaussures (elles étaient propres, heureusement, j’avais eu le temps de les dépoussiérer dans les rues de Melbourne) et s’empara de mon gros sac à dos (je voyageais avec deux sacs, que j’avais surnommés Laurel et Hardy, le gros derrière, le petit devant) qui contenait ma tente, mon sac de couchage, mes vêtements. Il revint un quart d’heure plus tard avec, à la main, un petit tube de verre, qu’il m’agita sous le nez, à la fois triomphant et menaçant : « You see? You see? That’s why we don’t trust you! ». Dans la fiole, secouée en tous sens, une minuscule araignée, qui avait fait le voyage d’Australie en Nouvelle-Zélande dans les plis de ma tente. Une passagère clandestine dont les aventures s’arrêtaient malheureusement là.


Mais il me faut être complètement honnête avec cet officier à la moustache agressive : d’abord, un sourire avait étiré ma joue quand il m’avait demandé de lui montrer le dessous de mes chaussures, ce qui avait pu passer pour une forme d’insolence voire de moquerie malvenues (so french) ; ensuite, il ne me fit pas payer les 400 dollars (néo-zélandais : environ 225 euros) que la présence d’aliments prohibés et d’arachnides de contrebande aurait pu me valoir ; enfin, il ne faisait qu’appliquer la loi néo-zélandaise, très stricte, sur la bio-sécurité. Ce pays est obsédé par les « espèces invasives » qui menacent sa faune et sa flore endémiques. Tout ce qui vient de l’extérieur est a priori suspect. Durant tout mon séjour, je remarquerais des panneaux qui, en pleine nature, rappelleraient la guerre menée par les autorités contre les rats et les opossums qu’elles espèrent éradiquer d’ici 2050. Évidemment, ces animaux furent apportés en premier lieu par les voyageurs et les colons qui s’installèrent ici, Occidentaux dont les descendants s’efforcent aujourd’hui de corriger les fautes (sans toutefois tuer tous les moutons qu’ils apportèrent également avec eux et qui sont aujourd’hui plus nombreux que les hommes) ; et peut-être les Maoris auraient-ils inclus ces mêmes Occidentaux (et leurs moutons) parmi les « espèces invasives » menaçant leur île. C’est avec ces pensées quelque peu inconvenantes en tête que je récupérai mes affaires, remerciai (sincèrement) l’officier pour sa clémence et gagnai la sortie de l’aéroport. Welcome in New Zealand!


Je n’avais pas l’intention de m’attarder plus que nécessaire à Auckland. Je n’étais pas venu pour les villes mais pour la nature et mon temps sur place – un mois – me suffirait à peine pour faire le tour des deux îles, celle du Nord et celle du Sud, qui composent ce pays tout en longueur. Deux événements, toutefois, m’obligèrent à changer un peu mes plans ; l’un heureux, l’autre malheureux. L’événement malheureux fut le cyclone tropical qui avait frappé la Nouvelle-Zélande quinze jours avant mon arrivée. Gabrielle avait ravagé tout le nord et l’est de l’île du Nord, la Bay of Islands au nord d’Auckland, la péninsule de Coromandel et la région de Hawke’s Bay à l’est. Des arbres déracinés par milliers, des maisons et des voitures emportées, plusieurs morts, le pays n’avait rien connu d’aussi tragique depuis le tremblement de terre qui avait secoué et en partie démoli Christchurch en 2011. La conséquence pour moi était que ces régions magnifiques étaient, pour quelques semaines encore, inaccessibles, les routes étant coupées et les campings fermés. Je devais redessiner mon itinéraire. L’autre événement qui me retint à Auckland fut beaucoup plus heureux. J’étais arrivé, sans le faire exprès, la veille du grand festival Te Matatini Herenga Waka Herenga Tangata (les Maoris ne regardent pas à la dépense quand il s’agit de lettres) qui rassemble tous les deux ans dans une ville de Nouvelle-Zélande des troupes de danses et de chants traditionnels pour trois jours de compétition et de festivités. La chance voulut que ce fût à Auckland et au moment où j’y étais. Je ne pouvais évidemment pas passer à côté! Les affiches annonçant l’événement étaient partout dans la ville. Je m’empressai d’acheter mon billet en ligne et, le lendemain de mon arrivée à Auckland, plongeai dans l’univers Maori, les yeux et les oreilles grand ouverts.


Le festival avait lieu au mythique Eden Park, le « temple du rugby néo-zélandais », comme ne manquent jamais de le dire les commentateurs sportifs français (et ils ont raison, on ressent en y entrant un frisson qui tient du sacré). Qui dit temple dit dieu, et le dieu là-bas s’appelle Dave Gallaher, premier grand capitaine de l’équipe des All Blacks, qui mena la première tournée internationale de cette équipe en 1905-1906 pendant laquelle elle ne perdit qu’un seul des trente-cinq matchs qu’elle disputa (contre le Pays de Galles). Il revint en Europe en 1917 pour y mourir, à l’âge de 44 ans, lors de la bataille de Passchendaele, en Belgique. Les joueurs de l’équipe des Blacks en tournée européenne ont coutume de venir se recueillir devant le mémorial qui lui est dédié dans la commune de Le Quesnoy (Nord). Une statue en bronze, un peu plus grande que nature, lui a été élevée au pied de l’Eden Park. On se dit en la regardant que les joueurs du début du XXe siècle étaient des gringalets à côté de ceux du XXIe. Une autre statue, à quelques dizaines de mètres de là, est consacrée à un autre dieu, Tumatauenga, la déité maorie de la guerre. Elle n’est pas sans lien avec la première : toutes les enceintes dans lesquelles des matchs sont disputés (en particulier de rugby, mais pas seulement) sont nommées Te Marae Atea a Tumatauenga, « le champ de bataille de Tumatauenga ». On comprend un peu mieux la férocité de l’engagement des joueurs qui portent sur leur maillot le deuil de leurs adversaires…


L’esprit de compétition, je le retrouvai en pénétrant dans le temple, pardon, le stade, au centre duquel avait été montée une grande scène en forme de wharenui (maison commune). Des troupes de vingt à trente danseurs et chanteurs s’y succédaient dans l’espoir d’être élues par un jury meilleure troupe de Nouvelle-Zélande. Les chorégraphies étaient impressionnantes, chaque mouvement millimétré, chaque chant parfaitement exécuté ; j’aurais personnellement eu beaucoup de mal à préférer l’une ou l’autre des formations que j’eus le temps de voir en restant deux bonnes heures dans les gradins. Le clou de chaque « numéro » était bien sûr le haka, cette danse chantée popularisée dans le monde entier par la démonstration qu’exécute l’équipe des All Blacks avant chacun de ses matchs. Une dame assise à côté de moi, qui portait sur son visage un tatouage traditionnel, m’expliqua gentiment que cette danse, aussi sauvage qu’elle parût (grimaces horribles, langue pendante, yeux exorbités, etc.) était en réalité pacifique, puisqu’elle avait pour but d’impressionner l’adversaire dans une confrontation entre tribus et ainsi de le dissuader d’aller jusqu’à l’affrontement. En voyant les gestes sans équivoque de ces guerriers (hommes et femmes mêlés) passant leur pouce sous leur gorge en roulant des yeux, je doutai un peu du caractère pacifique de la chose mais acquiesçai poliment. La bonne dame, qui décelait en moi un sympathisant de la culture Maori (en quoi elle ne se trompait pas), m’expliqua aussi d’autres paroles et gestes dont je ne comprenais pas le sens. Ainsi les mains qui ondulent symbolisent-elles les forces de la vie, l’énergie vitale à laquelle chaque danseur et chanteur sert de relais, et, aussi bien, les spectateurs qui accompagnaient parfois les troupes en chantant et en bougeant en cadence.


Après avoir dûment remercié mon initiatrice, je m’en allai déambuler dans la partie commerciale du festival, à l’extérieur du stade, où l’on pouvait acheter des vêtements, goûter au hangi, le plat traditionnel maori (viande et légumes en principe cuits sur des pierres posées au fond d’un trou creusé dans la terre, ici plus banalement préparés sur des barbecues), s’inscrire dans des associations, se faire tatouer. « Blancs » et Maoris se côtoyaient sans se heurter (il y avait aussi des personnes aux traits asiatiques ou indiens) ; la « fierté Maori » ne se vivait pas sous la forme du rejet de l’autre mais dans l’accueil et le partage. Bien entendu, il ne faut pas être dupe de cette harmonie, en partie fabriquée pour l’occasion. Les deux communautés gardent en mémoire les guerres coloniales et le racisme existe en Nouvelle-Zélande comme partout ailleurs, avivé par d’importantes disparités socio-économiques. Mais la position occupée par les Maoris au sein de la société néo-zélandaise n’a rien à voir avec celle des Aborigènes en Australie. Ceux-ci ont été soumis, spoliés, massacrés, relégués ; ceux-là ont opposé une résistance farouche à l’envahisseur et préservent une identité distincte en dépit de l’appropriation culturelle dont elle fait l’objet de la part des descendants de colons – la récupération du haka par un sport d’origine britannique en étant le meilleur mais non le seul exemple.


Je repartis du parc de l’Eden avec quelques babioles, l’adresse d’un bon tatoueur et l’envie d’en savoir plus sur ce pays et ses habitants. Le temps d’acheter une carte routière, de faire le plein de la moto (une Honda 500, à peu de choses près le même modèle que celle que je venais d’acquérir en France) et de répartir dans ses mallettes le chargement de Laurel et de Hardy, j’étais sur la route, direction Matamata, à 140 kilomètres au sud d’Auckland. Pourquoi cette petite ville? Parce qu’elle est la plus proche de Hobbiton, le village des Hobbits, ce peuple petit par la taille mais grand par la bravoure dont quelques citoyens ont assuré la renommée dans le livre de John R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, adapté au cinéma par Peter Jackson. Le décor construit par ce dernier sur les terres d’un éleveur de moutons est toujours debout et se visite, en groupe, à heure fixe, pour une somme assez rondelette. Qu’importe! La magie opère, pour les fans du moins – ça tombe bien, j’en suis un.

Les chemins creux sinuent entre les haies et les « trous » – les maisons des Hobbits –, creusés dans la colline, aux portes et volets ronds, peints de couleurs vives ; ils grimpent jusqu’à Cul-de-Sac, la maison de Bilbon, surplombée d’un arbre gigantesque, le seul qui ne soit pas naturel. Du linge pend sur les cordes à sécher, des pots de miel et de confiture sont posés sur les tables (factices, les touristes ayant une fâcheuse tendance à tenter de les voler), il y a des étangs et des arbres fruitiers, une grande pelouse où l’on se remémore la fête d’anniversaire de Bilbon, un moulin, un pont de pierre et, au-delà, l’auberge du Dragon Vert où l’on peut boire une chope de bière ou de cidre (comprise dans le prix de la visite). Au retour, on sifflote un air de la musique composée par Howard Shore, on se promet de revoir tous les films (oui, même ceux de la deuxième trilogie, pourtant pas fameux à mon humble avis), de relire tous les livres (pour la dixième fois). Le passage par la boutique de souvenirs fait office de sas avec la réalité ; on y achète des stickers, des napperons pour le thé (on ne boit pas de thé, ça ne fait rien), un carnet, des stylos, un porte-clef… le tout aux couleurs de la Comté, du Gondor ou du Rohan. J’aurais pu aussi acquérir une épée et un bouclier, des boîtes de jeu et des packs de bière, le chapeau pointu de Gandalf et même des oreilles d’elfe (en silicone) mais je manquais de place dans les mallettes de la moto. En repartant de la boutique, plus léger de quelques billets mais riche de souvenirs made in China, je me disais, comme Tintin sortant de l’échoppe de Oliveira, dans Les Cigares du Pharaon, les bras chargés d’une paire de skis, d’une cage à oiseaux et d’un club de golf : « Heureusement que je ne me suis pas laissé prendre à son boniment! ».

Le plus bluffant, peut-être, de cette visite au pays des Hobbits est le décor naturel qu’offre ce coin de la Nouvelle-Zélande. Ce sont partout des collines rondes et douces, de grasses prairies où paissent vaches et moutons, des arbres aux splendides ramures. Pas étonnant que Peter Jackson ait insisté auprès des producteurs américains étatsuniens pour qu’ils acceptent de le laisser tourner son adaptation de l’oeuvre de Tolkien dans son pays, la Nouvelle-Zélande, où tout évoque les paysages décrits par l’auteur anglais ; et pas seulement ceux de la Comté mais aussi ceux des divers royaumes qui se partagent la Terre du Milieu, jusqu’au terrible Mordor que je retrouvais sur les sites géothermiques de Whakarewarewa ou d’Orakei Korako, avec leurs fumeroles s’élevant d’eaux soufrées, leurs arbustes gris tordus par la chaleur, leur ciel plombé. De sorte qu’un étrange sentiment d’irréalité finit par s’immiscer dans l’esprit du fan de Tolkien/Jackson qui voyage en Nouvelle-Zélande, lequel finit par se demander si ce qu’il voit ne serait pas un gigantesque décor de cinéma. De même qu’il existe un syndrome de Paris, de Florence ou de Jérusalem qui frappe certains voyageurs qui se rendent pour la première fois dans ces villes porteuses d’un imaginaire puissant, de même il y a un syndrome de Hobbiton qui peut menacer la santé mentale du visiteur non averti.


Je tentai de m’en délivrer en me plongeant de plus belle dans la culture Maori (j’appris même les bases du haka, cela ne me sert pas dans la vie de tous les jours mais je pourrai toujours essayer d’impressionner mon contrôleur fiscal), en plantant ma tente dans les endroits les plus improbables, en lisant les récits de voyage de Russell Banks (rassemblés dans le recueil Voyager, je recommande), en roulant, beaucoup, savourant la liberté et la solitude choisie de cette parenthèse enchantée. Le 1er mars, j’étais à Wellington. Le 3, j’embarquai sur un ferry en direction de Picton, porte de l’île du Sud, Te Wai Pounamou.

Sur le bateau, je fis quelques rencontres intéressantes. Un Anglais installé en Nouvelle-Zélande depuis vingt ans et qui ne la quitterait pour rien au monde ; un jeune Étatsunien d’origine indienne (ses parents venaient de Pondichéry), qui en faisait le tour en utilisant les transports en commun, le stop et ses pieds ; une Allemande, la trentaine, venue en Nouvelle-Zélande il y a huit ans et qui n’avait elle non plus aucune envie de repartir ; un couple de jeunes Français, qui sillonnaient le pays au volant d’un van d’occasion acheté à Auckland, s’arrêtaient quelques semaines à un endroit pour travailler, repartaient plus loin. J’en croiserai un certain nombre au cours de mon voyage, de ces Français fascinés par ce pays étrange et beau, qui y passent une année avec un permis Vacances/Travail (PVT), louent leurs bras dans des fermes, des bars, des campings et baguenaudent ici et là. En interrogeant ces expatriés de plus ou moins fraîche date – les Français, l’Anglais, l’Allemande, l’Indo-Américain – sur les raisons de leur présence ici, si loin de leur terre d’origine, je m’interrogeais moi-même : pourquoi venir ici? Qu’est-ce qui nous attirait, nous retenait, nous faisait oublier le pays d’où l’on venait aussi sûrement que le lotos consommé par les compagnons d’Ulysse dans L’Odyssée? Les uns me parlèrent de la gentillesse et de la simplicité des habitants, les autres des opportunités d’emploi, ou de l’optimisme qui régnait ici, ou encore des charmes de l’insularité ; tous me vantèrent la beauté des paysages, la vie grandeur nature que l’on pouvait mener dans ce pays neuf, loin des ciels enfumés par l’industrie. L’Allemande, à qui j’avouai mon attrait pour la culture Maori et mon projet de me faire tatouer avant mon départ renifla, un peu méprisante soudain : « Oh! You’re that kind of tourist… ». – Yes, I was.


La soirée était déjà bien avancée lorsque nous arrivâmes à Picton. Je saluai tous mes compagnons de croisière, avec qui j’avais passé quelques bonnes heures de ma vie, et débarquai vivement, prenant la route de la côte en direction de la baie de Tasman (j’eus, en débarquant, une pensée pour le motard turc avec qui j’avais sympathisé sur le ferry qui nous emmenait de Bari à Patras, l’année précédente, je me souvenais combien je l’avais envié, au matin, de pouvoir partir à l’aventure au guidon de sa belle, et c’était moi, maintenant, qui m’en allais ainsi, libre et beau). J’avais l’intention de rallier Nelson et d’y trouver un camping mais la nuit me rattrapa à une vingtaine de kilomètres de Picton et je décidai de planter la tente dans une bourgade dont je n’ai pas retenu le nom, au plus près du rivage. Trop exposé à la vue des habitants et des voitures de passage, je passai une nuit difficile, me demandant si je n’allais pas me faire réveiller et expulser par un ranger irascible. Il n’en fut rien et, dans ce pays où l’on trouve partout des panneaux indiquant qu’il est interdit de camper, je ne fus jamais délogé ni dérangé. Il se peut qu’on ne m’ait jamais vu, car je cultive ordinairement la discrétion ; je crois plutôt qu’une forme de tolérance existe, comme dans beaucoup de pays, pour celui ou celle qui se contente de bivouaquer, s’installe le soir venu et décampe de bon matin. Je veille aussi à laisser l’emplacement aussi propre voire plus propre qu’à mon arrivée, ramassant les canettes, plastiques ou papiers gras que je peux y trouver pour les jeter dans la première poubelle sur ma route. Éthique minimale du routard bien élevé.


Quelque peu ensommeillé par ma nuit inquiète, je repris la route dès potron-minet, traversai Nelson sans m’y arrêter et gagnai la côte du parc national de Tasman, au nord-ouest de l’île du Sud. Des écharpes de brume flottaient sur les prairies luisantes de rosée ; la côte, très échancrée dans cette région des Malborough Sounds, alterne caps et baies sous un « soleil mouillé, dans un ciel brouillé », des vers de Baudelaire me montaient aux lèvres, je ressentais comme une légère ivresse devant tant de beauté offerte et m’arrêtai souvent pour prendre des photos. Lorsque j’atteignis Marahau, il était près de midi. J’avais initialement eu l’intention de planter ma tente dans l’un des campings du DOC (Department of Conservation) qui s’égrènent le long de la côte mais la vue de tous les touristes qui s’y pressaient déjà me découragea. Non que je me prenne pour quelqu’un d’autre qu’un touriste mais je suis d’une espèce un peu sauvage, pas grégaire pour un sou, et qui n’aime rien tant que sa tranquillité. Je reportai au soir le moment de trouver un endroit discret où planter ma tente, fis un bout de chemin sur le sentier côtier – de toute beauté – et allai me baigner dans la baie de Towers, fameuse pour sa plage de sable cendré et son curieux rocher en forme de pomme ouverte. L’eau était aussi bleue que le ciel, tiède comme une caresse, je pus enfin utiliser le masque et le tuba que j’avais apportés de France et me prélassai là un moment, rattrapant une partie du sommeil en retard, en me disant que j’avais beaucoup de chance. En fin d’après-midi, le vent se leva, je fis de même et retrouvai la moto où je l’avais laissée. Enhardi par le climat de confiance qui me semblait régner dans ces îles, je ne prenais même plus la peine de barrer la roue du U qui m’avait été fourni en même temps que la moto. Le vol doit pourtant exister dans ce pays, les agressions aussi. Mais je ne m’y suis jamais senti en insécurité. C’est l’une des raisons pour laquelle ce pays attire autant. On peut y vivre l’aventure sans ses désagréments. Du moins certains d’entre eux.

Je passai la fin de l’après-midi à rechercher l’emplacement idéal pour un campement éphémère et gratuit, crus le trouver au bord de la grève que la marée avait découverte, y renonçai devant le vent qui forcissait, me réfugiai près des vestiaires d’un terrain de cricket, qui présentaient le double davantage d’offrir un abri contre le vent et des toilettes accessibles. Après une meilleure nuit que la précédente, je repartis en direction du sud, talonné par les nuages qui arrivaient du nord-ouest. Ils me rattrapèrent alors que je parvenais aux environs du lac de Rotoroa, dans les montagnes du parc national des Nelson Lakes. La pluie ne tarda pas à tomber, dense, écrasante, formant un rideau liquide et aveuglant à travers lequel il devenait dangereux d’avancer. Le charme de la conduite en moto s’évanouit d’un coup et je me mis à envier ceux qui avaient eu la bonne idée de louer un van pour visiter ce pays au sec. Plus question de camper sous ces trombes d’eau, je m’arrêtai dans un hôtel où j’acquittai avec un pincement au cœur une somme qui équivalait à une semaine de mon budget ordinaire. Du moins avais-je un radiateur près duquel faire sécher chaussures et vêtements, un toit solide au-dessus de ma tête et des draps agréables entre lesquels me glisser. La pluie allait souvent contrarier mes plans sur la partie ouest de l’île du Sud, très exposée aux vents venant de la mer de Tasman tandis que l’est en est protégé par la dorsale montagneuse qui court sur plus de 500 kilomètres. Bizarrement – aux yeux et oreilles d’un Français – cette chaîne de montagnes est appelée ici « Alpes du Sud » (mon hôtel pour rupins s’appelait d’ailleurs Alpine Lodge). Le relief n’est pas sans rappeler, en effet, les Alpes européennes, avec pas moins de dix-huit sommets dépassant les 3000 mètres. On y trouve des lacs par dizaines, des sentiers de randonnée par milliers, des glaciers et, l’hiver, des pistes de ski. Rien de vraiment dépaysant pour un amoureux de la montagne comme moi. Ce qui l’est davantage, c’est la végétation, avec des fougères arborescentes et des types d’arbres qu’on ne trouve que dans l’hémisphère austral. J’étais incapable de les identifier mais je crois sur parole mon guide qui m’affirme que l’on compte en Nouvelle-Zélande 2500 espèces végétales dont 80% sont endémiques. Elles prospèrent dans les forêts pluviales tempérées de la côte ouest de l’île du Sud et je conclus, philosophiquement, qu’on ne peut espérer avoir à la fois un ciel bleu et des forêts luxuriantes.


Je jouai ainsi, pendant la dizaine de jours que je passai sur cette côte et dans la partie occidentale de la dorsale montagneuse, au chat et à la souris avec la pluie. Parfois celle-ci tombait si drue qu’elle m’obligeait à m’arrêter pour trouver un abri ; d’autres fois, le ciel se dégageait et peignait le paysage d’azur et d’or, m’arrachant des cris d’admiration et même quelques pleurs de joie et de reconnaissance (un cœur sensible bat sous le blouson de cuir). J’allai de splendeur en merveille, des lacs de Rotoroa et Rotoiti à celui de Wakatipu qui baigne la charmante ville de Queenstown et la plus charmante encore Glenorchy, en passant par les glaciers de Fox et de Franz-Josef et la lagune d’Okarito. Je roulais, je marchais, je campais, je reprenais la route, toujours plus au sud. Parfois, j’étais survolé par des avions ou des hélicoptères qui emmenaient des touristes pressés et friqués admirer les montagnes et les glaciers, du moins ce qu’il en reste. Le glacier Franz-Josef, nommé ainsi en hommage à l’empereur d’Autriche par le géologue qui dirigea la première expédition européenne sur le glacier dans les années 1860, un glacier qui descendait alors jusqu’à la mer, a reculé depuis d’une vingtaine de kilomètres sous l’effet du réchauffement climatique. De plus en plus philosophe (ou mélancolique), je songeai que ces mêmes touristes qui s’extasiaient devant les vestiges de ce géant de glace étaient ceux-là mêmes qui, par leur comportement, accéléraient sa disparition. Et, bien sûr, je participais à ce crime, à ma mesure. Les premiers Maoris avaient nommé le glacier Ka Roimata o Hine Hukatere, ce que l’on peut traduire par « les larmes de la fille de l’avalanche ». Selon la légende, un couple s’était donné rendez-vous dans les montagnes mais l’homme fit une chute mortelle et le glacier serait les larmes figées de sa compagne. Cela me semble plus approprié, y compris pour évoquer le désastre écologique dont ce coin du monde est victime, que le nom d’un empereur d’Autriche.


Si j’avais trouvé jolie et même souvent belle Te Ika-a-Maui, l’île du Nord, ces adjectifs semblaient bien insuffisants devant la beauté irréelle de Te Wai Pounamu, l’île du Sud. Grandiose, splendide, sublime, est le moins que l’on puisse dire. Les vastes vallées glaciaires, les lacs immenses, les gris bleutés des eaux qui dévalent des montagnes, les prairies où l’on s’attend à voire paître des animaux préhistoriques, toutes les nuances de vert de la forêt et de l’herbe, les nuages filant dans le ciel fastueux comme de glorieux galions emplis d’or, « glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise », toute la lyre, Rimbaud après Baudelaire, Dame Nature sortait le grand jeu, les dentelles et le reste, et j’étais devant elle ainsi qu’un amoureux transi (il faut dire qu’il faisait assez froid et humide). Je me demande pourquoi tant d’écrivains-voyageurs que je révère, les Bouvier, Segalen, Maillart, Chatwin, White, Tesson, pour ne citer que les plus célèbres, ne disent jamais devant un paysage : c’est beau? Pourquoi n’expriment-ils jamais ou si rarement cette émotion que, pourtant, ils doivent ressentir tout comme je l’ai ressentie devant le spectacle en Technicolor, le cinéma 5D du Milford Sound, ce fjord des Antipodes auquel on parvient au terme de l’une des plus belles routes du monde, la Milford Highway, qui serpente entre lacs couleur turquoise et forêts primaires avant de s’enfoncer sous la montagne pour en ressortir telle une rivière en résurgence se précipitant vers la mer? Peut-être que cette émotion à la fois universelle et personnelle, énoncée simplement, paraît un peu frustre, qu’elle sent par trop sa roture touristique au nez délicat de ces princes du voyage. Eh bien, au risque de passer pour un nigaud, je dirai quand même, comme dans une chanson de Souchon : c’était vraiment beau.


Un tel degré d’émotion esthétique avait quelque chose de suffocant ; « heureusement », celle-ci retombait à intervalles irréguliers, au gré des embûches et des petites galères sans lesquelles un voyage n’est pas totalement réussi : une chute de moto, heureusement à vitesse modérée et sans gravité mais qui me priva de la quasi-totalité du levier de frein avant pour le reste du parcours, ce qui est quand même un problème sur les routes de montagne ; des douleurs chroniques et croissantes aux tendons d’Achille, qui m’obligèrent à réduire mes temps de marche ; une agression nocturne par des keas, ces perroquets des montagnes gros comme des dindes et voraces comme des piranhas, qui mâchouillèrent mes élastiques de tente et crevèrent la selle de ma moto pour en goûter la bourre ; la pluie, encore, et le froid glacial qui faillirent me faire renoncer à mon projet d’aller jusqu’au mont Cook (Aoraki en maori, nom d’un fils du Ciel changé en pierre par le vent du Sud), ce qui aurait été logique puisque cette montagne, point culminant de la Nouvelle-Zélande avec 3724 mètres, fut choisie par Peter Jackson pour « incarner » le terrible Caradhras, la montagne que ne parvient pas à franchir la Communauté de l’Anneau dans le premier livre / film du Seigneur des Anneaux, obligeant celle-ci à passer sous la montagne avec les conséquences fâcheuses que chacun sait (n’est-ce pas?). Mais, plus fort que Gandalf et sa bande de poules mouillées, je continuai jusqu’au Mont en oubliant que j’avais des doigts aux mains, et je ne le regrette pas car je repris en chemin une petite bouffée d’émerveillement devant la majestueuse beauté des cimes couronnées des neiges éternelles (du moins qui le resteront si nous parvenons à contenir le réchauffement climatique dans des limites supportables, ce qui semble mal parti). À chaque fois que j’avais l’impression d’avoir vu le clou du spectacle, le bouquet final, ce pays refaisait partir quelques fusées et parvenait encore à m’épater ; comme lorsque je découvris, sur la côte est, au moment où je croyais mon voyage presque achevé, la péninsule d’Otago, avec ses criques sauvages, ses colonies d’albatros, ses jardins suspendus et, si l’on a beaucoup de chance, ses manchots et ses lions de mer (je n’eus pas cette chance mais j’eus celle de suivre en direct la fessée infligée par le XV de France à l’équipe d’Angleterre dans le Tournoi des Six Nations, ce qui me procura un plaisir presque aussi vif).


Je parvins finalement à Christchurch, pénultième étape de mon périple, à la fin du mois de mars, saoûlé de beauté, presque écœuré par les mets trop riches que la route m’avait prodigués à foison. J’avais grand besoin de ville et même d’un peu de laideur ou, tout au moins, de banalité et ne fus pas déçu, l’urbanisme et l’architecture de la capitale de l’île du Sud manquant singulièrement de charme (à mes yeux, en tout cas). Il faut dire à sa décharge que la ville ne s’est pas encore totalement remise du tremblement de terre de 2011, les chantiers y sont nombreux et les nouveaux bâtiments plus fonctionnels qu’esthétiques, malgré le street art qui décore certains murs. J’avais initialement prévu de remonter la moto jusqu’à Auckland, bouclant ainsi la boucle, mais le loueur avait insisté pour que je la rende dans l’agence de Christchurch car un autre client la récupérait ici. J’abandonnai donc à regret la monture sur le dos de laquelle j’avais parcouru quelque 5000 kilomètres (à comparer aux 2000 de mon road trip australien) et fus rendu à ma condition de piéton. J’avais deux jours à passer à Christchurch avant de reprendre un avion pour Auckland et, de là, pour Paris. Je les passai en partie au jardin botanique, somptueux comme souvent dans ces terres australes, en quoi je vis une sorte de transition bienvenue permettant de passer en douceur de l’émouvante poésie de la Nature au prosaïsme terne des villes. Je devais aussi me réhabituer aux humains, à la foule (foule encore modeste comparée à celle qui m’attendait à Paris). La densité humaine de ce pays, faible dans l’ensemble, tutoie le néant dans certaines régions de l’île du Sud et j’avais apprécié de rouler, de marcher, de camper au milieu des immensités désertes. Il me fallut réapprendre à dire bonjour et merci, à tenir compte de la présence d’autrui, à surveiller mes gestes et mes regards. J’admirais les humains, mâles ou femelles, qui passaient dans mon champ de vision et offraient quelque particularité intéressante. Beaucoup étaient tatoués, ce qui me remit en mémoire mon projet formé dans les premières heures de mon séjour à Auckland. Le studio dont j’avais gardé la carte avait une autre adresse à Christchurch, je décidai de m’y rendre pour me mettre dans l’ambiance et vérifier que mon désir n’avait pas été entamé par le temps écoulé. Une volée de marches menait au studio, j’en poussai la porte et fus accueilli avec chaleur par un jeune homme tatoué de la tête aux pieds à qui j’expliquai mon projet. « – Oh, tu tombes bien, mon pote! Brad fais ce genre de tatouage traditionnel et il a un créneau libre cet après-midi, n’est-ce pas, Brad? » L’interpellé leva les yeux du bras qu’il était en train de tatouer et fit un Yeah enthousiaste. Que pouvais-je répliquer à cela?

Je ne me dégonflai pas et revins en milieu d’après-midi, accueilli par un Brad toujours aussi exubérant qui me désigna une table couverte d’une housse en plastique sur laquelle je m’installai, non sans appréhension. Je ne m’étais jamais fait tatouer quoi que ce soit, j’étais puceau de ce côté-là à 55 balais, et plus tremblant qu’une rosière effarouchée. Brad eut le tact de comprendre cela et prit le temps de me parler tout en dessinant sur ma peau les motifs qui allaient guider son pistolet à encre. Je lui racontai dans mon anglais approximatif un peu de ma vie, de mon travail, de ma famille, de ma fille, de mes amis, de ce voyage incroyable, il me répondit dans une langue difficilement compréhensible, sans doute était-ce de l’anglais, pas du maori en tout cas, Brad n’en était clairement pas un. Quand il eut fini de dessiner ses entrelacs compliqués, il me montra à quoi cela ressemblait au moyen d’un miroir et je fus impressionné par l’élégance de ces volutes, spires, animaux stylisés, dents de requin et pointes de lance qui couraient de mon épaule à mon cou. C’est moi qui avais tenu à ce qu’une partie du tatouage fût visible quel que soit le vêtement que je porterais ; pourquoi cacher ce que je trouvais beau? Deux heures avaient passé depuis que je m’étais installé sur la couche plastifiée ; trois autres allaient leur succéder qui seraient parmi les plus éprouvantes de ma vie. Le temps n’est plus, et c’est heureux, où l’on utilisait un peigne composé de dents de requin ou d’os imprégnés de teinture sur lequel le tatoueur tapait avec une sorte de petit maillet. L’épreuve pouvait durer des heures, des jours, et devait être horriblement douloureuse, comme il sied à un rite d’initiation. Disons que j’en ai eu un aperçu entre les mains expertes de Brad qui avait manifestement décidé que j’étais le support de son prochain chef-d’oeuvre et non un être humain doté d’une sensibilité.
Je ressortis quelque peu hébété du studio à la nuit tombée, l’épaule et le cou endoloris, recouverts d’un film plastique que je devais garder jusqu’au lendemain. La nuit fut difficile. Quelle idée saugrenue avait pu me traverser la tête – et s’y arrêter – qui m’avait conduit à ce lit de souffrance, quelle pulsion masochiste? Sans compter – si, justement – le prix que j’avais dû acquitter à la fin, qui faisait exploser mon budget. C’est avec ces pensées désagréables que je me levai le matin pour préparer mes sacs avant le départ. Je passai dans la salle de bain pour ôter le film plastique et là, fus saisi d’admiration : ce tatouage était vraiment beau! Je ne pouvais rêver meilleur souvenir de ce voyage aux Antipodes. Pour la première fois depuis bien des années, j’avais le sentiment d’avoir embelli au lieu de m’amochir. J’avais inversé la marche du temps, contrarié l’entropie. Je croyais avoir accompli un voyage dans l’espace, je l’avais plutôt fait dans le temps.


Et c’est ainsi que le vieux coq repartit du pays des kiwis plus jeune qu’il n’y était arrivé. Oui, je suis ce genre de touriste.

LM

Rencontres passées… et surtout à venir!

Bonsoir,

dans notre actualité déprimante, quelques rencontres permettent d’allumer des foyers auxquels se réchauffer les mains et éclairer un peu la noirceur de nos jours. Ainsi étions-nous quelques-uns à nous réunir le 15 novembre dernier à la Maison des sciences de l’homme du boulevard Raspail, à Paris, pour questionner la beauté, objet du dernier numéro de la revue Sociétés et Représentations. Grâce à l’efficacité de l’association Ent’revues, qui organisait cette rencontre, nous disposons dès à présent d’une captation vidéo qui a été mise en ligne sur CanalU et que vous pouvez trouver à cette adresse :

https://www.entrevues.org/actualites/revoir-la-soiree-avec-societe et representations/

D’autres rencontres sont à venir. Je les énumère par ordre chronologique :

Les 4 et 5 décembre prochain aura lieu un colloque organisé par le Comité d’histoire du ministère de la Culture pour célébrer son trentenaire (in extremis, puisque le Comité a été fondé en 1993 par Augustin Girard, qui le dirigea jusqu’à sa mort survenue en 2007). Ce colloque sera consacré à la question, ô combien importante, des archives. Vous en trouverez le riche programme à cette adresse :

https://chmcc.hypotheses.org/14059

Je ne pourrai malheureusement être présent à cette rencontre ; en revanche, je serai à Paris la semaine suivante pour deux rencontres autour d’ouvrages récemment parus, l’un de Rémy Rieffel sur l’emprise médiatique :

Rémy Rieffel est sociologue des médias, professeur à l’université Panthéon-Assas (IFP) et membre du laboratoire Carism. Il est notamment l’auteur de Que sont les médias ? (Gallimard, « Folio », 2005) et de Révolution numérique, révolution culturelle ? (Gallimard, « Folio », 2014). Non accessoirement, c’est aussi un ami. Je n’ai pas encore lu son livre, voici le résumé qu’en donne son éditeur :

Quelles modifications se sont produites au cours de ces trente dernières années dans la production et la circulation des idées en France ? Où se joue dorénavant la valeur publique des idées ? Se pencher conjointement sur la transformation des modalités du débat d’idées et sur les mutations en cours du monde médiatique permet d’y répondre.
Au sein du monde intellectuel, le poids croissant de la logique économique et promotionnelle, le contexte politique et idéologique, les nouvelles relations entre acteurs en présence (universitaires, chercheurs, écrivains, artistes, éditeurs, journalistes) et l’essor des médias numériques ont changé les formes de reconnaissance et de visibilité. Au sein du monde médiatique, les nouveaux rapports à l’information, l’ébranlement des formes traditionnelles de prescription, l’essor des émissions polémiques à la télévision ainsi que l’expansion du web et des réseaux sociaux ont en partie occulté la richesse de la vie intellectuelle. Ils ont favorisé l’essor des idées inscrites dans l’air du temps et instauré des rapports de force différents entre producteurs, médiateurs et diffuseurs d’idées.
Rémy Rieffel montre en sociologue comment le monde intellectuel a peu à peu subi l’attraction du monde médiatique et perdu une partie de son autonomie au regard du pouvoir croissant de sélection, de cadrage et de consécration exercé par les journalistes et les nouveaux influenceurs.

La rencontre, dans le cadre du séminaire du RT37 « Sociologie des médias » de l’Association française de Sociologie, aura lieu le lundi 11 décembre de 14h à 16h sur le site Pouchet, 59-61 Rue Pouchet dans le 17e arrondissement de Paris.

Autre livre, autre rencontre, celle qui aura lieu trois jours plus tard, le mercredi 14, à la bibliothèque de la Sorbonne-Nouvelle (8 avenue de Saint-Mandé, dans le 12e arrondissement de Paris), autour du dernier ouvrage de ma collègue Laurence Cossu-Beaumont, intitulé Deux agents littéraires dans le siècle américain. William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques (ENS éditions).

Celui-ci, je l’ai lu – et l’ai trouvé remarquable – mais je vous donne quand même la présentation de l’éditeur :

Deux agents littéraires dans le siècle américain William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques Laurence Cossu- Beaumont Préface de Jean-Yves Mollier
Qui fit connaître les grands auteurs américains aux lecteurs français dans la période de l’entre-deux guerres ? Qui œuvra à diffuser la littérature française aux États-Unis ? Parmi les artisans de ces circulations transatlantiques, deux figures méconnues : William et Jenny Bradley, qui fondèrent la première agence littéraire en France et se mirent au service de Clemenceau, Cendrars, Colette, Gide, Malraux, Sartre et Camus, mais aussi de Dreiser, Hemingway, Faulkner, Stein, Dos Passos, Chandler et Baldwin.Puisant dans des archives inédites, l’ouvrage invite à découvrir l’histoire jamais contée de ce couple franco-américain, et éclaire d’un jour nouveau l’histoire littéraire et l’histoire du livre et de l’édition, des années 1920 à l’immédiat après-guerre.Il emmène le lecteur à la rencontre des acteurs du monde du livre et au cœur des sociabilités mondaines, des salons de l’île Saint-Louis et des villégiatures de la Côte d’Azur, jusqu’aux rives américaines vers lesquelles les paquebots transatlantiques transportaient livres, lettres et voyageurs.

Je me réjouis de cette occasion de discuter avec l’autrice dans le cadre de cette belle bibliothèque de la Sorbonne-Nouvelle, qui offre enfin aux étudiant.e.s de l’université l’outil de travail qu’ils et elles méritent.

Au plaisir de vous rencontrer, vous aussi, à l’une ou l’autre de ces manifestations.

LM

ps : je n’ai pas mentionné, rencontre pourtant tout aussi importante que celles que j’ai citées, la soutenance de thèse de Julie Demange sur la bédéphilie en France dans les années 1960 et 1970. Julie est une élève de Pascal Ory, qui fut aussi mon maître et est devenu un ami. J’achève en ce moment de lire le pavé… tout à fait digeste, et qui donnera lieu, n’en doutons pas, à une belle soutenance, laquelle se tiendra sur le campus Condorcet à Aubervilliers le mercredi 13 décembre, dans l’auditorium de l’Humathèque, 10 cours des Humanités. Comme il est d’usage, cette soutenance est publique.

Vingt-troisième congrès de l’ADHC

Bonjour,

intitulé ainsi, ce billet a des allures de communiqué avertissant le bon peuple de la tenue imminente du prochain congrès du PCC… Rassurez-vous, il s’agit d’un rendez-vous beaucoup plus amical et même intime, puisqu’il réunira demain, samedi 30 septembre, pour leur congrès annuel les amis de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle dont je m’honore de faire partie depuis les débuts. Cette année, le congrès aura lieu à la Maison de la Recherche de la Sorbonne-Nouvelle (dont je m’honore aussi, etc.), 4 rue des Irlandais, dans le 5e arrondissement de Paris., salle Athéna. Je rappelle aux distraits (ou j’apprends aux profanes) que cette association, fondée et longtemps dirigée par Pascal Ory et aujourd’hui dirigée par Pascale Goetschel, compte, parmi les succès dont elle peut s’enorgueillir, la publication de l’excellente Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècles, que vous pouvez trouver et lire gratuitement en ligne à cette adresse : https://journals.openedition.org/rhc/

L’histoire culturelle de l’Italie constitue le thème du dossier du dernier numéro paru de la RHC ; demain, c’est l’Ukraine qui sera à l’honneur. Voici le programme complet de la journée :

9 h : Accueil des participant-e-s.

9 h 15 : Assemblée générale, présidée par Pascale Goetschel – Rapports moral et financier.

9 h 45 : Actualités de l’histoire culturelle –actualités de l’association

10 h -11 h 30 : Conférence de John Scheid, ancien membre de l’École Française de Rome, docteur d’État, a été directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (1983 – 2001) avant d’être élu professeur au Collège de France (chaire « Religion, institutions et société de la Rome antique », 2001-2016). Vice-administrateur du Collège de France de 2012-2015. Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

Pourquoi étudier les religions mortes ? De la pertinence culturelle d’une recherche sur des comportements dépassés

L’utilité historique et culturelle de l’histoire ancienne et, peut-être davantage encore, celle des religions « païennes » de l’Antiquité sont souvent mises en question. Ce qui est surtout le cas pour une religion comme celle des Grecs et des Romains, qui n’a pas, à première vue, de lien avec le judaïsme et le christianisme ainsi qu’avec le monde oriental dans lequel ceux-ci se sont formés. Or notre culture est un héritage de la culture gréco-romaine. Comment imaginer un rapport avec notre propre culture et ses œuvres sans une connaissance du passé gréco-romain ? L’étude de la religion des Grecs et des Romains n’a-t-elle, par exemple, rien à nous apprendre ? La religion qui prédomine actuellement dans le monde occidental définit-elle aussi la nature de toute religion dans le passé, en éliminant d’office les « paganismes » ? Quand l’étude historique des sources directes, c’est-à-dire des inscriptions et des structures archéologiques, révèle que le ritualisme était omniprésent et avait un sens, faut-il arrêter l’étude parce que « tout cela est faux » ? Récusant ce mépris, l’approche empirique des religions préchrétiennes peut révéler des liens entre les religions d’aujourd’hui et celles des Romains ou des Grecs, inviter à respecter les cultures différentes au sein de notre société, et surtout avertir contre l’intolérance.

Déjeuner 12 h-13 h 30.

13 h 30-14 h : Moment musical

14 h-16 h : Table-ronde La guerre en Ukraine, commencée en 2014 et entrée dans une nouvelle phase depuis l’invasion de février 2022, est un acte d’agression mené par le pouvoir russe non seulement pour détruire la population ukrainienne, mais également sa langue et sa culture. Tout un processus de négation et de manipulation de l’histoire a été initié, sur lequel cette table ronde souhaite revenir, afin d’aider à mieux comprendre des enjeux trop méconnus encore en Europe occidentale, concernant l’identité ukrainienne mais aussi les enjeux mémoriaux qui y sont liés, aussi bien en Russie qu’en Ukraine. Plus largement, il s’agit de contribuer à une histoire culturelle de ce conflit, en l’inscrivant dans le temps long et à l’échelle européenne.

La table ronde, animée par Caroline Moine (Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, CHCSC), réunira : Ivan Savchuk, géographe, Kyiv/EHESS (programme ANR/DFG Limspace, Géographie-cités) ; Natalia Morozova, juriste du Centre des droits humains Memorial, consultante de la FIDH ; Alain Blum, historien et démographe, directeur d’études à l’EHESS (CERCEC), vice-président de Memorial France ; Didier Francfort, professeur émérite en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine (CERCLE).

16 h-17 h : Conseil d’administration de l’ADHC

La journée s’annonce passionnante. Vous êtes tous et toutes les bienvenu.e.s.!

LM

Du rayonnement à l’influence (suite et fin…provisoire)

Bonjour,

Le colloque sur l’histoire de la diplomatie culturelle française a fermé ses portes, replié ses kakémonos, remisé ses programmes et ses flyers. Un grand merci à la Maison des sciences de l’homme Paris Nord et à ses équipes qui nous ont très bien accueillis durant ces trois journées. Le colloque s’est terminé hier en beauté, dans les salons de l’hôtel du ministre des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay. Symbole de ce qui semblera à certains une confusion des genres, à moi une collaboration fructueuse avec un partenaire officiel qui a soutenu le projet tout en veillant à toujours respecter les choix et l’autonomie du comité scientifique.

Je n’ai d’ailleurs pas assez salué le travail de ce comité scientifique et remercié ses membres de m’avoir non seulement accompagné durant ces deux années de préparation mais aussi aidé à animer le colloque lui-même, en présidant les divers ateliers et conférences plénières : que Bruno Nassim Aboudrar, Yves Bruley, François Chaubet, Charlotte Faucher, Janet Horne, Philippe Lane, Nicolas Peyre reçoivent ici l’expression de ma vive gratitude – en particulier Charlotte et Nicolas, qui ont assuré avec moi le lien avec les personnes qui suivaient ou participaient à distance via Zoom. Je n’oublie pas Gisèle Sapiro, qui n’a pu se libérer pour le colloque mais a participé à son élaboration. Je n’oublie pas non plus les étudiants et anciens étudiants du master Recherche / Géopolitique de l’art et de la culture de l’université de la Sorbonne-Nouvelle pour l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée : merci à Camille Mérité, à Yann Lévêque, à Marie Birken, à Brenda Koffi, à Maxence Zabo.

Les trois journées ont passé très vite, dans une ambiance à la fois studieuse et chaleureuse. Les communications étaient souvent passionnantes, les échanges de haut niveau – même si nous avons tous et toutes regretté le manque de temps dont nous disposions pour développer notre pensée. Ce manque de temps découlait du choix fait par le comité scientifique, et que j’assume évidemment, d’accepter un grand nombre de communications. Je continue d’ailleurs de regretter de ne pas avoir pu en admettre encore davantage car certains propositions que nous avons dû décliner paraissaient potentiellement intéressantes. J’espère que nous pourrons recontacter ces collègues et les associer à nos travaux futurs car il n’est pas question de laisser retomber l’élan. Le champ de la diplomatie culturelle au sens large est un secteur dynamique de la recherche (en témoignent encore tout récemment les publications du Que Sais-je? d’Alain Lombard sur le sujet et de Guerres d’influence, les Etats à la conquête des esprits de Frédéric Charillon), qui compte beaucoup de jeunes chercheurs/ses (ils/elles étaient nombreux/ses au colloque, de tous horizons géographiques et disciplinaires) et nous avons certainement des dossiers de revue, des séminaires, des journées d’étude à organiser ensemble à l’avenir. La dimension comparatiste, en particulier, peu présente au colloque sinon sous la forme d’une table ronde, devrait faire l’objet d’une réflexion collective.

En attendant, il nous faut nous préoccuper de la publication des actes du colloque dans un délai que j’espère aussi court que possible. Le comité scientifique va se transformer en comité d’édition, se mettre en quête d’un éditeur, rassembler les textes, dialoguer avec les auteurs et autrices pour obtenir la meilleure version écrite possible de leur communication et publier le tout – c’est du moins l’objectif – dans les deux années à venir. Parallèlement, la Direction de la culture, de la recherche et du réseau et l’Institut français publieront, à plus brève échéance sans doute, ce qu’on appelle un « beau livre » pour commémorer le centenaire de la création de l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques, devenue ensuite Association française d’action artistique (AFAA) puis CulturesFrance et enfin Institut français.

Une belle aventure intellectuelle et humaine, entamée voici deux ans, se termine. Pour en prolonger un peu le plaisir et en conserver autrement le souvenir, voici quelques photos prises durant ces journées.

Nicolas Peyre en liaison zoom avec Gildas Lusteau, depuis la Chine (3e jour)

Robert Lacombe, Mariko Oka-Fukuroi, Pierre Buhler, Abdesselam Aboudrar et Laurence Auer (table ronde de la première journée : « Autres modèles nationaux de diplomatie culturelle)

Yannick Faure, Matthieu Peyraud, Eva Nguyen Binh, Yves Bigot (Gaetan Bruel par Zoom) (table ronde de la deuxième journée : « Quel avenir pour la diplomatie culturelle française? »)

Maxime Georges Métraux, Fabien Bellat, Bruno Nassim Aboudrar, Lucie Haguenauer, Frédéric Gaussin, Coline Desportes (Victoria Marquez Feldman par Zoom) (atelier sur la diplomatie artistique, 2e jour)
Les intervenants de la troisième journée dans la « salle panoramique »
Gabriele Slizyte, Adrien Houguet, Laurent Martin, Mariko Oka-Fukuroi, Aleksandra Kolakovic sur le balcon du ministère des Affaires étrangères (3e jour)

Thèses d’automne

Bonjour,

je profite d’un moment – bref – entre deux préparations de cours pour communiquer quelques informations sur des événements passés… et surtout à venir qui peuvent intéresser tel ou telle de mes fidèles lecteurs et lectrices.

Je commencerai par évoquer la cérémonie qui s’est déroulée hier, vendredi 18 novembre, sous les dorures du Salon des Maréchaux, au ministère de la Culture, rue de Valois, sous le souriant (derrière le masque) patronage de Roselyne Bachelot herself (oui, la photo est mauvaise, il faut dire que le contre-jour n’aide pas).

La ministre, flanquée de la présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture, remettait le prix de thèse de la rue de Valois à deux des trois lauréats 2021 (la troisième avait été empêchée par l’imminence d’un autre heureux événement), Marina Rotolo et Pierre Nocérino. La première a travaillé sur une ville italienne du Mezzogiorno, Matera, dont la récente notoriété planétaire est due au fait qu’elle sert de décor aux premières scènes du dernier James Bond. L’autrice, architecte de formation, montre la façon dont l’obtention d’un label – le titre de capitale européenne de la culture, obtenu par Matera en 2019 – produit des effets sur l’aménagement urbain tout en s’inscrivant dans une stratégie de construction d’une image positive. La thèse est fascinante en ce qu’elle reconstitue l’évolution des représentations attachées à la ville depuis la Seconde Guerre mondiale. A trois époques différentes en effet, la ville de Matera a été placée au premier plan et médiatisée à l’échelle internationale. En 1950, le déclassement des Sassi, les habitations troglodytiques qui remontent pour certaines à une lointaine antiquité, lui confère un statut de contre-modèle dans le contexte progressiste de l’après-guerre. Elle devient alors le berceau de la recherche urbaine et architecturale sur le logement social. D’abord rejetés et laissés à l’abandon, les Sassi sont progressivement revalorisés pour leur intérêt archéologique et patrimonial. En 1993, leur reconnaissance mondiale à travers la labellisation UNESCO constitue un tournant pour la visibilité de Matera. Enfin, la nomination de la ville en tant que Capitale européenne de la culture pour 2019 établit une nouvelle phase de valorisation à l’échelle européenne. La labellisation peut dès lors s’inscrire en continuité des politiques antérieures, couronner un processus de valorisation, mais aussi initier une nouvelle dynamique dans une vision prospective. Portée par des acteurs spécifiques, cette vision s’accompagne de transformations urbaines et de stratégies d’aménagement qu’étudie Marina Rotolo, photographies et plans à l’appui. Les mutations de la ville de Matera constituent dans sa recherche, à la fois un objet d’analyse en soi – la production urbaine en contexte labellisé – et un analyseur des enjeux économiques et politiques associés à la labellisation.

Non moins intéressante, la thèse du sociologue Pierre Nocérino vise, selon son auteur, à « résoudre l’énigme suivante : pourquoi [les] professionnels [de la bande dessinée] ont tant de difficulté à se réunir en un même groupe social, capable de défendre ses intérêts ? ». La principale explication réside dans la nature souvent informelle de leur travail, dans la singularité d’un milieu professionnel composé d’individus peinant à s’organiser collectivement pour faire aboutir leurs revendications auprès de leurs employeurs comme auprès des pouvoirs publics. Peut-on pourtant viser le corporatisme sans convaincre les principaux concernés que sont les auteurs et autrices ? Pierre Nocérino se garde de suggérer une grille de lecture définitive, mais distingue deux grands résultats à sa recherche. La prégnance de règles morales fait, tout d’abord, perdurer un « professionnalisme de l’informalité » lié à l’individualisation des expériences. L’émergence de collectifs (l’auteur décrit les différentes formes d’actions et de collectifs pouvant permettre la reconnaissance publique des problèmes des professionnels) autorise une politisation des problèmes professionnels, mais peine à trouver une traduction dans l’organisation du travail. Particularité remarquable de ce travail pas si académique que cela : Pierre Nocérino utilise lui-même la bande dessinée dans la thèse comme un moyen de raconter et d’analyser l’enquête ethnographique qu’il a réalisée. Elle intègre ainsi pleinement sa démonstration scientifique, en plus de participer à l’objectif pédagogique qui est le sien.

Plus difficile à apprécier pour le non-spécialiste, la troisième thèse distinguée par le prix Valois 2021, due à Violette Abergel, docteure en sciences de l’ingénieur, porte sur les techniques numériques de relevé de l’art pariétal (les grottes préhistoriques ornées en France). L’autrice explique comment les technologies numériques ont permis d’améliorer les relevés d’art pariétal en 2D et en 3D. Elle combine les apports des ressources numériques (pour leur capacité computationnelle) et les ressources analogiques (pour leur capacité cognitive), et les envisage comme complémentaires, grâce à une approche qui fusionne les différents aspects des relevés via une interface (ou application) web qu’elle a développée et qui permet la manipulation des données en réalité augmentée à la fois hors du terrain et sur place.

C’est du moins ce que j’ai compris…

Parcourir ces thèses passionnantes (et quelques autres, puisque vingt-sept thèses étaient en lice cette année), en discuter avec les collègues qu’avait rassemblés le Comité d’histoire du ministère de la culture, enfin récompenser de jeunes chercheurs et chercheuses qui apportent des connaissances nouvelles dans le domaines des politiques publiques de la culture représente, certes, une charge de travail conséquente, mais qui en vaut la peine. Rappelons que le prix de thèse Valois, décerné depuis trois ans, est l’un des plus richement dotés de France, avec trois prix de 8000 euros chacun qui permettent aux récipiendaires de convaincre le plus réticent des éditeurs à publier leur opus magnum. C’est tout le bien que je leur souhaite, en les félicitant de nouveau pour la qualité de leur travail.

Une autre cérémonie aura lieu bientôt, cette fois à l’université de la Sorbonne-Nouvelle puisque nous remettrons le 27 novembre prochain leur diplôme à la promotion 2021 des étudiants du master, notamment du parcours de géopolitique de l’art et de la culture que je dirige avec mon collègue et ami Bruno Nassim Aboudrar. Nous avons également convié la promotion 2020, à qui nous n’avions pas pu remettre le précieux parchemin l’an passé pour cause de crise sanitaire. Certes, nous ne sommes toujours pas tirés d’affaire en cet automne 2021 où le virus joue les prolongations, et les retrouvailles se feront sous contrainte, mais il était important de marquer le coup et de féliciter les étudiants diplômés pour l’achèvement réussi de leur parcours universitaire. La manifestation aura lieu sur le site Censier, à partir de 10h, dans l’amphithéâtre D02.

La veille, j’aurai eu le plaisir de conduire non pas à l’autel mais à la soutenance (il y a des analogies, le directeur de thèse étant un peu le père, ou la mère, de ses doctorants) Catherine Kirchner, qui soutiendra à la Sorbonne-Nouvelle une thèse en sociologie des arts et de la culture intitulée « La Fabrique des esthétiques afro-caraïbéennes », que j’ai co-dirigée avec mon collègue et ami Dominique Berthet. Travail de longue haleine (huit années de dur labeur), qui, au moyen d’une enquête quantitative et qualitative menée auprès de plasticiens et plasticiennes des Antilles françaises, réfléchit aux conditions d’émergence d’une esthétique particulière à ces artistes. Le projet est véritablement transdisciplinaire, associant les apports d’une démarche à la fois historique, sociologique, esthétique, anthropologique. Remarquable et réussi, me semble-t-il, est l’effort d’articuler l’analyse des oeuvres, présentes sous la forme de très nombreuses images, et le contexte socio-historique qui les explique en partie. Catherine, que j’ai rencontrée en master lorsque je venais d’arriver à la Sorbonne-Nouvelle, est par ailleurs chargée de cours dans le parcours de licence Géopolitique et Tourisme du département de Médiation culturelle, où elle introduit – enfin – les théories postcoloniales et décoloniales aujourd’hui si importantes pour saisir de nombreux enjeux contemporains, n’en déplaise à ceux qu’effraie à l’excès le mélange de scientificité et d’engagement qui caractérise ces savoirs.

Quelques jours plus tard – le 1er décembre, on ne chôme pas, par ici – je reprendrai le chemin de la salle Athéna, la bien nommée salle des thèses de la Maison de la recherche de la Sorbonne-Nouvelle, avec cette fois à mon bras Julie Verlaine, collègue de l’université de Paris 1, qui soutiendra son habilitation à diriger les recherches. Spécialiste de l’histoire culturelle de l’art, des collectionneurs/ses et des musées, Julie présente un impressionnant dossier de recherche et de publications placé sous le signe de l’histoire culturelle des arts, du patrimoine et des sociétés. « Pour une histoire sociale des acteurs culturels au XXe siècle », ses travaux s’inscrivent dans une histoire du goût et des pratiques culturelles contemporaines. C’est tout particulièrement le cas de son mémoire de recherche inédit, qui porte sur les sociétés des Amis des musées du XIXe siècle à nos jours. D’une érudition jamais prises en défaut tout en maniant une langue précise et élégante, ce travail d’histoire comparée et croisée à la fois montre la façon dont ces associations émergent et se structurent en Europe à la fin du XIXe siècle dans un processus à la fois d’imitation et d’émulation, et comment elles évoluent en s’adaptant aux conditions nouvelles du XXe siècle. L’histoire des musées occidentaux et de leurs Amis mais aussi l’histoire des collectionneuses, les rapports entre marchands et artistes, l’histoire de l’art revisitée au prisme du genre, l’histoire du patrimoine et de la philanthropie, les divers textes qui seront présentés et discutés ce jour-là dessinent un champ à la fois diversifié et cohérent. Julie m’a choisie pour être son « garant », ce qui est évidemment pour moi une source de fierté!

Pour conclure ce post, je signale encore deux événements susceptibles d’intéresser ceux que passionnent les relations culturelles internationales et transnationales.

Le premier est le festival « Images de migrations » qui se tient depuis hier et jusqu’au 23 novembre sur le campus Condorcet, au centre de colloques (1 place du Front populaire à Aubervilliers). Seront présentés un certain nombre de films, documentaires et de fiction, mettant en images ce/ceux (et celles) que l’on réduit trop souvent à des statistiques. Le programme est riche, vous le trouverez à cette adresse :

Festival Images des migrations

Enfin, le 25 novembre prochain sera lancée la plateforme Transatlantic Cultures à la Maison de l’Amérique latine. Aboutissement d’un grand programme de recherche international, porté notamment par Anaïs Fléchet avec le soutien du Centre d’histoire culturelle de l’université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, cette plateforme permettra d’accéder au savoir accumulé ces dernières années sur les circulations culturelles entre les divers pays et régions riverains de l’Atlantique. Un bel exemplaire d’histoire culturelle transnationale!

Vous trouverez le programme de la manifestation ici :

Voilà, c’est tout pour ce soir… et pour ce mois!

A bientôt sur ce blog,

Laurent Martin

De la beauté

Une semaine déjà que je suis rentré du domaine des Treilles – et le souvenir est là, intact, magnifique.

La rencontre sur le thème de la beauté dont j’avais conçu le projet voici trois ans a rassemblé une douzaine de participants du 3 au 8 mai 2021. Pour la plupart sinon pour la totalité d’entre nous, c’était la première fois que nous prenions part à une manifestation scientifique collective depuis le déclenchement de la pandémie de covid. Le jour du voyage et de notre arrivée a d’ailleurs coïncidé avec la levée des restrictions de déplacement en France. C’est dire que cette rencontre a pris des allures de libération. Échapper à son logement et à son quartier. Rencontrer des gens. Discuter avec eux autrement que par écran interposé. Nous en avions longtemps rêvé et voici que ce rêve devenait réalité. Un parfum de liberté retrouvée et tout simplement de bonheur d’être ensemble dans ce lieu idyllique a flotté sur cette semaine qui fut une parenthèse enchantée dans nos vies. La prévenance et l’efficacité de Guillaume Bourjeois et de ses équipes ont grandement contribué à la réussite de cette rencontre.
Certes, tout ne s’est pas déroulé exactement comme prévu. Quelques invités ont déclaré forfait ; d’autres n’ont pas pu faire le déplacement. Trois conférenciers empêchés pour des raisons diverses de nous rejoindre sont intervenus par vidéo – le dispositif a globalement bien fonctionné, même si cela ne remplace évidemment pas la présence réelle, la parole incarnée. Mais l’imprévu a aussi, parfois, tourné en notre faveur. La présence sur place d’une jeune écrivaine, Garance Meillon, en résidence d’écriture aux Treilles, a heureusement comblé un manque dans les thématiques abordées au cours de la semaine. Faisant écho tant aux conférences du matin sur le cinéma qu’à celle de l’après-midi sur les écrivains voyageurs, sa lecture, le dernier jour, d’extraits de l’un de ses romans suivie d’un échange avec le groupe a été la meilleure conclusion que nous pouvions donner à cette rencontre.
Ainsi, ce qui pouvait sembler au départ un défaut – le nombre relativement faible de participants – s’est-il révélé à l’arrivée une qualité. Pas seulement parce que cela répondait au protocole sanitaire que nous avons, je crois, bien respecté, même si cela passait par l’absence, regrettable, de soirées organisées à la Grande Maison. Surtout, parce que cela laissait du jeu, une marge importante de liberté ; si je devais organiser une nouvelle rencontre aux Treilles, j’essaierais de ne pas dépasser le nombre de participants qui fut celui de cette semaine, soit douze au total. Avec deux communications le matin et une en fin d’après-midi, les participants avaient le temps de faire autre chose que de rester assis à écouter des conférences ; ils ont pu lire, se reposer, se promener, travailler aussi (la vie professionnelle ne s’arrête pas pendant que nous sommes aux Treilles, on peut le regretter mais c’est ainsi). Du coup, lorsque nous étions présents pour les conférences, nous l’étions réellement, pleinement. La qualité d’écoute et de discussion fut excellente et je pense que cela est dû en partie à ce rythme que les circonstances nous ont imposé. Évidemment, avoir douze participants suppose de lancer une quinzaine d’invitations en tablant sur cette triste régularité statistique qu’au moins deux ou trois invités renoncent à venir…

Si j’en viens maintenant au bilan intellectuel et scientifique de cette rencontre, je commencerai par reconnaître que nous n’avons fait qu’effleurer ce thème très vaste qu’est la beauté. Le parti pris avait été résolument pluridisciplinaire : un anthropologue, un historien des jardins, un chercheur en arts plastiques, un autre en esthétique, deux philosophes, trois historiens composaient le parterre académique ; auxquels ont répondu deux éditrices (de livres d’art et d’une revue d’art), un metteur en scène et musicologue, une écrivaine du côté des praticiens. Les Français étaient majoritaires et les échanges se sont fait en français mais nous comptions un Belge, un Italien et une Marocaine parmi les participants. Plus d’hommes que de femmes, pas vraiment de « jeunes chercheurs », quasi-absence de représentants des mondes extra-européens, la composition du groupe aurait pu être plus diversifiée.
La première journée a posé les bases de notre discussion commune. L’anthropologue Pierre-Joseph Laurent a exposé le problème que pose la beauté dans plusieurs sociétés coutumières ; le philosophe Christian Godin a dessiné la trajectoire historique d’une beauté autrefois dominante qui serait aujourd’hui résiduelle ; l’historien des jardins Marco Martella a estimé que le souci contemporain du jardin comme écosystème évacuait à l’excès le souci de l’esthétique. La deuxième journée fut consacrée à l’art. L’historien d’art Bruno-Nassim Aboudrar a contesté l’idée d’un rapport limpide à la beauté qui aurait existé à l’époque moderne, en montrant que même les toiles du classicisme français étaient travaillées par une inquiétude sourde quant à la mort et à la corruption ; la philosophe Fabienne Brugère a analysé ce qu’elle appelle la « banalisation de la beauté » au 19e siècle à travers les cas d’Édouard Manet et de Berthe Morisot ; le chercheur en arts plastiques Dominique Berthet est revenu sur l’évolution du rapport à la beauté de l’art occidental jusqu’au 20e siècle. La troisième journée fut en réalité une matinée, au cours de laquelle trois « praticiens de la beauté » sont intervenus : Geneviève Rudolf nous a parlé de l’édition d’art, Meyriem Sebti d’une revue d’art marocaine, Ivan Alexandre d’un oratorio de Haendel qui présente la Beauté sous les traits d’une allégorie. La quatrième et dernière journée fut partagée entre le cinéma et la littérature. Les historiens du cinéma Dimitri Vezyroglou et Paola Palma ont présenté l’un la nouvelle problématique de la beauté au temps des industries culturelles et de la culture de masse, l’autre la construction du mythe de la beauté italienne dans la seconde moitié du 20e siècle. L’après-midi, j’ai parlé des écrivains-voyageurs entre la fin du 19e siècle et le début du 21e et de leur rapport à la beauté fragile du monde ; et Garance Meillon nous a lu quelques extraits de son roman La Douleur fantôme qui faisaient écho à nos discussions de la journée et de la semaine.

Sans doute est-il utile de revenir sur l’origine du projet. J’avais participé voici quatre ans déjà au séminaire qu’avait organisé aux Treilles Olivier Bessard-Banquy sur la démocratisation des lettres. Tombé sous le charme de cet éden provençal, j’avais immédiatement voulu y revenir et le thème de la beauté m’avait semblé correspondre parfaitement à l’esprit du lieu.

Voici l’argumentaire que j’avais soumis à l’époque au conseil scientifique des Treilles :

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin. »

Placer le projet de séminaire sur la beauté sous l’invocation de L’Hymne à la beauté de Baudelaire est plus qu’un hommage obligé à l’oeuvre du grand poète de la modernité : c’est le placer sous le signe de l’ambivalence constitutive de cette valeur devenue cardinale dans notre société mais en même temps souvent décriée ; c’est en rappeler l’ambiguïté essentielle, tour à tour ou en même temps positivement et négativement orientée (remarquons que Baudelaire place un point d’exclamation et non d’interrogation après « Beauté », ce qui signifie que celle-ci peut tout aussi bien être de nature céleste ou infernale, voire qu’elle est ontologiquement double), une ambivalence et une ambiguïté qu’il nous semble important de penser, dans le contexte nouveau qui est celui de notre contemporanéité.
Sans doute l’art, avec son histoire, sa théorie, sa critique, l’art dans la diversité de ses formes et de ses disciplines, l’art comme expérience esthétique, rapport individuel et social à l’univers des œuvres, doit-il constituer le cœur de la réflexion collective que nous appelons de nos vœux – l’art, ou plutôt (et seulement), les rapports qu’il entretient avec la beauté. De ce point de vue, et pour s’en tenir pour le moment à la tradition occidentale depuis le XVIIIe siècle, cette relation a été rien moins que constante. La beauté, et le Beau, qui est son concept philosophique, dominent presque sans partage le siècle de Watteau et de Kant. Celui-ci assimile (ou réduit) le jugement de goût à la faculté de juger du beau, qu’il caractérise par trois propositions devenues classiques : le beau est l’objet d’une satisfaction dégagée de tout intérêt ; est beau ce qui plaît universellement sans concept (le beau réfère à une expérience sensible, subjective mais potentiellement universelle, non à un jugement rationnel ou à une analyse conceptuelle) ; le jugement de goût est « sans finalité » (il n’a pas besoin de se référer à l’intention de l’artiste). Mais avant même l’invention de l’esthétique comme réflexion philosophique voire science rationnelle du sensible – par Kant mais aussi Winckelmann ou Baumgarten, inventeur du terme – s’est mis en place tout un environnement social et institutionnel qui confère à l’art, ou plutôt aux Beaux-Arts, comme on les nomme depuis le XVIIe siècle, une certaine forme d’autonomie par rapport au politique et au religieux : marché, académie, salons – et la critique qui forme elle-même un genre nouveau, sous la plume d’un Diderot par exemple. L’art se distingue de l’artisanat mais aussi des arts appliqués ou industriels et réorganise à son profit l’échelle des valeurs, faisant de l’artiste, aux yeux de ses admirateurs, l’égal d’un dieu, le créateur de formes nouvelles mais toujours dirigées par l’impératif de la beauté.
Ce rapport limpide entre art et beauté se trouble au siècle suivant avant de se brouiller, semble-t-il définitivement, au XXe siècle. Ce qui était pensé ou ressenti sous le signe de l’évidence s’effondre sous la poussée des différents mouvements intellectuels et avant-gardes artistiques qui se succèdent à rythme de plus en plus rapide : d’abord s’estompent les frontières entre beauté et laideur, beau et sublime, du Romantisme au Naturalisme ; puis la représentation est mise à mal, du cubisme à l’expressionnisme abstrait ; enfin, c’est l’art lui-même, dans son orgueilleuse affirmation d’indépendance par rapport à l’ordinaire de la vie, qui est remis en cause, de Duchamp à Warhol. La beauté accompagne l’art dans cette descente aux enfers, jusqu’à devenir une catégorie obsolète, jetée aux poubelles de l’histoire de l’art par la fraction dominante des artistes, théoriciens et critiques d’art des années 1950 aux années 1980. L’art conceptuel et ses thuriféraires, souvent politiquement engagés à l’extrême-gauche, la jugent même carrément suspecte et l’accusent de voiler la violence des rapports sociaux, d’oublier le tragique de l’histoire ou de pactiser avec les forces du marché. Si la beauté fait vendre, comme l’en accusent ses détracteurs, alors il faut la répudier, répudier même toute séduction sensible pour atteindre à la sincérité et à l’authenticité du geste artistique qui est toujours en même temps geste politique.
Mais l’histoire intellectuelle a ses modes, ses tournants, ses revirements, ses revivals. Le retour en force sinon de la beauté (car elle n’a jamais vraiment disparu), du moins de l’idée de beauté, de l’intérêt pour la beauté, marque le passage du XXe au XXIe siècles. En quelques années, la beauté redevient un thème central dans les colloques et débats intellectuels comme dans les expositions majeures – citons deux exemples marquants au tournant des années 2000, La Beauté in Fabula à Avignon en 2000, Regarding Beauty : perspectives on Art since 1950 au Hirschorn Museum de Washington en 1999. Arthur Danto, commentant l’exposition américaine, faisait remarquer que, trois ans auparavant, ses commissaires avaient monté une grande exposition placée, elle, sous le signe de la dissonance ; de la dissonance à la beauté, l’inflexion était forte, au point de ressembler à une véritable révolution conceptuelle, au sens technique de : faire un tour complet. Sommes-nous encore dans ce moment de redécouverte de la beauté? C’est ce que tendrait à prouver une série de publications et d’événements artistiques, de la publication de L’histoire de la beauté par Umberto Eco en 2004 (le même auteur livrera une Histoire de la laideur trois ans plus tard) à l’exposition montée au Centre Pompidou « Qu’est-ce que la beauté ? » en 2010.
Certains interprètent ce retour en grâce comme une régression ; ses partisans feraient preuve, au mieux, d’une indifférence coupable à l’histoire en souhaitant faire abstraction des tensions sociales et politiques qui forment l’histoire humaine, au pire exprimeraient des vues réactionnaires en prônant le rétablissement des saines hiérarchies morales, et dans tous les cas valoriseraient des œuvres d’une séduction trompeuse et commerciale, qui se tiendraient à distance de tout intérêt pratique et de tout projet d’émancipation politique. Alexander Alberro, qui a défendu cette thèse voici quelques années, estimait par ailleurs que l’accent mis sur la beauté avait pour effet sinon pour objectif de nier que « l’art est de plus en plus aujourd’hui en relation avec les idées et les pratiques dans la vie ordinaire. Dans cette perspective, le retour à un moment où cette distinction était claire relève là encore d’une forme de nostalgie et d’illusion, fonctionne comme le symptôme du malaise causé par ce brouillage des frontières, la tentative désespérée de restaurer un ordre esthétique mais aussi moral et politique plus rassurant en arrachant l’expérience de la beauté de son contexte ordinaire pour en refaire une catégorie exclusive du grand art. » (« Beauty knows no pain », Art Journal, vol. 63, n.2, 2004).
Que l’on soit ou non en accord avec cette thèse – qui pourrait faire l’objet d’une discussion au cours du séminaire –, l’idée que l’esthétique et la beauté ne sont pas à penser uniquement dans l’univers somme tout étroit du grand art (ou de l’art tout court) nous semble dessiner une piste pouvant mener assez loin la réflexion collective. Outre que l’art n’est pas réductible à la beauté et que la beauté ne saurait se réduire à l’harmonie des formes ou des facultés (elle peut aussi, et c’est d’ailleurs ainsi que nous la préférons, être convulsive, à la manière de Breton ou d’un certain nombre d’artistes contemporains que défend une revue d’art comme HEY!), la réflexion sur la beauté ne doit pas se limiter à une réflexion sur l’art, à quoi nous invite peut-être à l’excès toute la tradition intellectuelle qui dérive de Kant puis de Hegel. Dans leur souci de donner la prééminence à un certain type d’activité de l’esprit humain, ces deux philosophes ont en effet relégué dans un ordre de valeur bien inférieur les beautés de la nature mais aussi les arts appliqués ou encore l’esthétique ordinaire qui peut constituer notre environnement immédiat, en ville comme dans les campagnes ; autant de réalités qu’une méditation contemporaine sur la beauté se doit nécessairement d’inclure. Dans le même ordre d’idées, une discussion sur la beauté qui ferait l’économie d’une réflexion sur la façon dont une société donnée pense, traite, valorise (ou non) le corps humain passerait à côté d’une dimension essentielle de la question. La beauté corporelle est devenue centrale dans nos imaginaires, notre économie (financière aussi bien que libidinale), notre fonctionnement social, pour le meilleur (le souci de soi et de l’autre) et pour le pire (la tyrannie des apparences) qu’il s’agit de penser ensemble, ce qui renvoie à l’ambiguïté et à l’ambivalence par quoi nous ouvrions cette présentation. Cette histoire de la beauté corporelle – qui croise bien sûr à plus d’un endroit celle de la beauté artistique – révèle certaines propriétés ontologiques de la beauté qui contredisent en certains points la définition kantienne : rien de moins universel et nécessaire, rien de plus mouvant dans le temps et relatif dans l’espace que cette beauté-là. Au-delà de la force des normes esthétiques imposées par les médias, ce qui frappe l’oeil de l’observateur, c’est l’essentielle historicité de ce que nous tenons spontanément et à tort pour invariant et universel.
Mais à son tour, l’attention que nous devons à la beauté corporelle risque de nous entraîner sur la voie d’un exclusivisme mutilant : toute la beauté ne relève pas du visuel – il est d’autres prestiges « rythme, parfum, lueur » ! et il faudra réfléchir aux autres sens qu’elle engage – et même, sans doute, ne relève pas seulement du sensuel : on parle de beauté intérieure, les chrétiens de beauté de l’âme et d’autres notions voisines semblent renvoyer à cette beauté invisible pour l’oeil mais qui dépasserait infiniment celle que nous pouvons percevoir. Il faudra interroger ce topos, de même qu’il faudra interroger les rapports entre le Beau et d’autres concepts qui peuvent lui être associés (le Vrai, le Juste, le Bon), questionner les effets de la beauté (la beauté qui écrase, humilie, séduit dangereusement ou la beauté qui sauve, qui guérit, qui exalte), mettre en rapport des domaines d’expérience différents (les arts et les sciences, la santé, l’industrie de la beauté, le design et la mode…), comparer dans le temps (une histoire de la beauté) et dans l’espace (une géographie et une anthropologie de la beauté), parmi d’autres axes possibles de cette réflexion.
L’ambition est grande, elle sera forcément en partie déçue, mais du moins nous inspire-t-elle assez pour oser aborder de front, entouré d’une compagnie choisie, cette grande et redoutable énigme qu’est la beauté, en un lieu habité par elle depuis toujours.

Bibliographie indicative :

BEECH David (ed.), Beauty. Documents of Contemporary Art, London, White Chapel Gallery, 2009.
CHENG François, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2008.
DANTO Arthur, The Abuse of Beauty : Aesthetics and the Concept of Art, Chicago, Open Court, 2003.
ECO Umberto (dir.), Histoire de la beauté, Paris, Flammarion, 2004.
KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, 1790, traduction Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993
La Beauté, catalogue, réunissant trois expositions dont « La Beauté in Fabula », ouvrage collectif, Paris, Flammarion, 2000.
PEPIN Charles, Quand la beauté nous sauve. Comment un paysage ou une oeuvre d’art peuvent changer nos vies, Paris, Laffont, 2013.
STENDHAL, Histoire de la Peinture en Italie, 1817, Paris, Editions Gallimard, Folio Essais, 1996.
Qu’est-ce que le Beau ?, ouvrage collectif, Paris, Laffont Presse, 2010.

LM