« Qui vive » était le nom d’une collection de littérature contemporaine dans laquelle je commis, naguère, sous pseudonyme, un roman qui n’était pas sans défauts ni sans mérites. C’est aussi une phrase, la dernière, prononcée par l’un des protagonistes du Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Au lendemain du double événement politique qui ébranle les fondements de notre pays (une formation d’extrême-droite qui dépasse les 30% des suffrages à l’échelle nationale, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, avec la tenue de nouvelles élections législatives dans les prochaines semaines), j’ai eu envie de retrouver ces lignes lues il y a bien longtemps.
» – (…) Mais ici! N’a-t-on vraiment rien pesé? rien calculé avant… ce risque?
– Rien, Aldo. On s’en est donné l’air. Ou bien on a calculé avec des données truquées, de faux chiffres. Qui ne trompaient personne, mais qui sauvaient la face. Parce que calculer vraiment aurait empêché de prendre le risque, et c’était le risque qui aspirait. Pas même le risque… ajouta-t-il d’une voix sans timbre… Peut-être y a-t-il des moments où on court à l’avenir comme à un incendie, en débandade. Des moments où il intoxique comme une drogue, où ne lui résiste plus qu’un corps débilité. (…)
…Ne regrette rien, dit-il en me serrant la main de nouveau avec une émotion brusque, je ne regrette rien moi-même. Il ne s’agit pas d’être jugé. Il ne s’agissait pas de bonne ou de mauvaise politique. Il s’agissait de répondre à une question – à une question intimidante – à une question que personne encore au monde n’a pu jamais laisser sans réponse, jusqu’à son dernier souffle.
– Laquelle?
– « Qui vive? » dit le vieillard en plongeant soudain dans les miens ses yeux fixes. »
Contrairement à ce qui en jeu dans le roman de Gracq, il n’est pas – pas encore – question de guerre dans le cas qui nous occupe, même si celle-ci bat à nos portes, en Ukraine, au Proche-Orient, ailleurs encore. Mais, déjà, d’une plongée assez terrifiante dans l’inconnu, loin des alternances rassurantes qui rythmaient jusque-là la vie politique française (même si l’on oublie facilement combien l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, a pu angoisser certains esprits ; un roman paru à l’époque, Parisgrad, imaginait déjà les Soviétiques régner en maîtres à Paris). La perspective de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national et de ses alliés n’est plus à écarter. De même que le rire mourut sur les lèvres de ceux qui se moquaient des ambitions présidentielles de Trump avant 2016, de même doit-on sérieusement envisager cette hypothèse qui paraissait folle voici vingt ans. De cette situation, sans doute Emmanuel Macron est-il en partie responsable, lui qui proclamait en 2017, au soir de sa première élection, qu’il s’engageait à ce que plus aucun Français n’ait de raison de voter pour l’extrême-droite. Il n’a pas su convaincre, il n’a pas su embarquer, associer, il est paru arrogant, insensible, déconnecté des aspirations et inquiétudes de son peuple. Et ils sont nombreux pour qui la décision de convoquer de nouvelles élections, dimanche, a paru le point d’orgue d’une politique de gribouille. Tel David Cameron se tirant une balle dans le pied en appelant les Britanniques à voter pour ou contre le maintien dans l’Union européenne en 2016 (année funeste, décidément), Emmanuel Macron passe pour un joueur de poker au comportement irresponsable.
Je ne suis pas d’accord.
Dans une démocratie, il n’est jamais irresponsable d’en appeler au peuple pour trancher une question qui divise la société. Si on écoutait tous ces bons esprits qui crient à l’irresponsabilité, il ne faudrait jamais consulter le peuple que si l’on est bien certain qu’il votera pour ce que l’on souhaite qu’il vote. Depuis que les Français ont collectivement décidé de donner une majorité relative au gouvernement, voici deux ans, ce pays n’avance plus, louvoie, tergiverse, procrastine. Il est temps de clarifier la situation. Si une majorité de Français veulent tenter l’aventure du RN, on ne peut indéfiniment le leur refuser, sauf à assumer une forme de monarchie censitaire, où seuls ceux qui ont des « capacités », comme on disait au XIXe siècle pour justifier de n’accorder le droit de vote qu’aux élites sociales, auraient le pouvoir de décider pour tous.
Mon raisonnement comporte évidemment ses failles. J’en vois principalement deux. La première est qu’il n’est pas du tout certain que de nouvelles élections apportent la clarification désirée. La France est profondément divisée en trois blocs, eux-mêmes fragmentés, entre lesquels il risque d’être aussi difficile demain qu’hier de trouver une majorité. On peut penser qu’il y aura plus de députés RN, moins de députés macronistes, et peut-être autant de de députés de gauche dans la nouvelle assemblée mais aucun des camps n’aura la majorité à lui tout seul ni la volonté de trouver des compromis avec les deux autres. Nous risquons de retrouver la même situation de blocage que celle que nous avons connue. Beau résultat.
Mais l’inverse – une majorité absolue pour le RN – serait tout autant sinon plus problématique. Certes, le gouvernement pourrait enfin gouverner mais pour quoi faire? La démocratie n’est pas seulement la loi de la majorité, c’est aussi le respect des minorités, parlementaires ou civiles. Or, même si le programme de l’extrême-droit entretient à dessein le flou sur beaucoup de sujets, ceux qui émergent de ce brouillard ont pour point commun l’intolérance à l’égard de tous ceux qui pensent et vivent différemment de la norme morale et sociale, des immigrés aux LGBTQ+, des écolos aux intellos, des socialistes aux syndicalistes… La démocratie pourrait bien avoir triomphé dans les urnes, elle se déshonorerait par une pratique du pouvoir violente, stigmatisante, excluante. Celle-là même, me direz-vous, qui caractérisait l’action des gouvernements d’Emmanuel Macron? Vous n’avez encore rien vu.
Vous aurez remarqué que j’exclus de l’horizon des possibles l’union de la gauche – ce fameux « Front populaire » appelé de leurs voeux par François Ruffin et d’autres responsables – et sa victoire lors de ces élections. Je suis peut-être trop vieux et pessimiste pour y croire encore, ou tout simplement lucide sur les faibles chances d’une entente entre des gens qui n’ont cessé de s’injurier ces derniers mois et qui apparaissent profondément divisés sur des points essentiels. Le réflexe de survie, le barrage à l’extrême-droite, les envolées du type « No Pasaran » peuvent-ils suffire à surmonter les divisions qui s’affichaient hier encore au grand jour? Je voudrais me tromper mais je ne le crois pas. D’autant que le RN ne fait plus peur à grand monde, en tout cas pas aux classes populaires qui votent pour lui massivement, désormais rejoints par des retraités, des classes moyennes etc., sans parler des jeunes. Tous veulent « essayer le RN ». Et peut-être, comme cela s’est beaucoup dit aujourd’hui, Macron fait-il lui aussi ce calcul : essayer le RN pendant les trois années qui viennent pour l’user à l’épreuve du pouvoir et éviter l’élection de Marine Le Pen comme présidente de la République en 2027. Calcul risqué, tant le RN peut faire illusion sur quelques années et abattre ses cartes une fois raflée la mise.
Mais on en revient toujours à la question « que personne au monde ne peut laisser sans réponse » : qui vive? Cette question interroge toutes celles et tous ceux – dont je suis – qui vivent depuis trop longtemps dans le confort de leurs certitudes, dans la douce quiétude de leur inaction publique. L’arrivée imminente de forces qui portent un programme de régression et d’exclusion appelle à un réveil individuel et collectif, nous oblige à quitter retraites et tours d’ivoire pour nous mêler au combat politique, d’une manière ou d’une autre. C’est aussi cela qu’espérait le vieillard du Rivage des Syrtes en favorisant le déclenchement d’une guerre : nous réveiller d’un long sommeil. Espérons que nous pourrons le faire par des moyens plus pacifiques.
Je ne voudrais pas conclure ce billet sans évoquer la figure d’un homme que j’admirais et qui vient de mourir. Je pensais initialement lui consacrer l’intégralité de ce billet et puis l’actualité politique en a décidé autrement. Cet homme, c’est Christophe Deloire, dont j’ai appris la mort ce week-end. Journaliste, Christophe Deloire avait dirigé le Centre de formation des journalistes et dirigeait l’organisation Reporters sans frontières depuis 2012. C’était une figure attachante, un esprit libre qui s’est beaucoup battu pour défendre sa conception d’une presse indépendante de tous les pouvoirs et venir en aide aux journalistes persécutés dans le monde parce qu’ils tentent d’exercer leur difficile métier d’informer. Il avait 53 ans. Il nous manquera, il manquera à tous ceux qui continueront ce combat sans lui.
un troisième article en moins d’un mois, qu’est-ce qui m’arrive?! Je n’avais pas habitué mes fidèles lecteurs et lectrices à ce rythme infernal. Il est probable qu’après un tel effort, j’entre sous peu dans une période de léthargie favorisée par la touffeur estivale…
Mais je ne voulais pas attendre plus longtemps avant d’annoncer la bonne nouvelle : le dernier numéro (n°57) de la revue Sociétés et Représentations vient de sortir! Son dossier, que j’ai co-dirigé avec mes collègues Elsa de Smet et surtout Laurence Guignard – que je remercie et salue – est consacré aux représentations de l’aventure spatiale à l’époque contemporaine. J’avais relayé ici même, en février 2022, un appel à communication qui a porté ses fruits puisque nous avons, à l’arrivée, pas moins de onze très bons articles qui déclinent ce thème à différentes époques et sous différents angles, sans compter d’autres textes hors dossier mais qui traitent également de cette question.
Imaginaires et sensorialités de l’espace Page 21 à 33 L’imaginaire olfactif de l’exploration spatiale Savoirs, reconstructions et immersion Érika Wicky
Page 35 à 55 Faire disparaître le bleu du ciel Les images des missions analogues, entre science et fiction Élise Parré
Page 57 à 76 De la TSF aux étoiles La construction d’un imaginaire sonore de l’espace dans les années 1920-1940 Stéphane Le Gars
Page 77 à 96 L’« imaginaire spatial » Constitution, essence et fonctions dans l’œuvre de Jean Perdrizet (1904-1975) Jean-Gaël Barbara
Conquête spatiale et culture de masse Page 99 à 118 L’omniprésence de l’espace dans les illustrés francophones au temps des premiers vols spatiaux Catherine Radtka
Page 119 à 135 Imag(in)er la colonisation spatiale Conceptions et évolutions de la couverture du roman de science-fiction depuis 1968 Guylaine Guéraud-Pinet, Benoît Lafon
Page 137 à 154 Mourir pour l’espace ? Les astronautes crépusculaires du cinéma de science-fiction contemporain Simon Bréan
Page 155 à 172 Une fusée en plastique La pratique participative dans la culture populaire spatiale Guillaume de Syon
Une question spatiale ? Enjeux et débats politiques Page 175 à 201 Victor Coissac et Ary Sternfeld Une science spatiale populaire dans la France de l’entre-deux-guerres Matthias Cléry, Florian Mathieu
Page 203 à 215 Les juristes à la rencontre d’une vie intelligente extraterrestre Composition d’une astroculture disciplinaire (années 1950 et 1960) François Rulier
Page 217 à 234 Sous l’utopie, la critique L’Association des astronautes autonomes ou la critique artiste contre l’exploitation de l’espace Jérôme Lamy
Lieux et ressources Page 237 à 245 Une visite à l’observatoire de Juvisy-sur-Orge Évelyne Cohen
Page 247 à 249 Partager la passion de l’astronomie avec le plus grand nombre Quelques questions à Sylvain Bouley, professeur de planétologie et sciences de la terre à l’université Paris Saclay, président de la Société astronomique de France (SAF) Sylvain Bouley, Laurence Guignard, Julie Verlaine
Regards croisés Page 253 à 263 Quand le cinéma recrée les manifestations de Mai 1968 Sébastien Le Pajolec
Trames Page 267 à 287 « Cosmo-Rallye » et Jeu de l’oie spatial dans Les aventuriers du ciel, voyages extraordinaires d’un petit Parisien dans la stratosphère, la Lune et les planètes (1935-1937) de René-Marcel de Nizerolles Fleur Hopkins-Loféron
Retours sur… Page 291 à 307 À la croisée des épistémé : les peintures photographiques d’Hippolyte Guénaire Charly Pellarin-Régis
Actualités Page 311 à 332 Un siècle vexillaire : les trois âges du drapeau algérien Salim Chena
Grand entretien Page 335 à 346 Une entreprise de déconstruction des stéréotypes liés à la conquête spatiale Entretien avec Gérard Azoulay, directeur de l’Observatoire de l’espace du CNES Entretien avec Gérard Azoulay, Laurent Martin, Laurence Guignard
Et l’introduction, que Laurence Guignard et moi-même avons rédigée, afin de vous donner envie de découvrir ce numéro :
Je vous rappelle par ailleurs que vous pouvez lire (ou relire) ici l’article que j’avais consacré à Mars et qui devait initialement figurer dans ce numéro (c’est un post du 27 juillet 2023). Entretemps, la planète rouge a connu une belle actualité, tant scientifique qu’artistique, avec, entre autres, la découverte d’une couche de magma d’environ 150 kms d’épaisseur dans la partie inférieure du manteau qui entoure le noyau de la planète, la publication du dernier tome du cycle « On Mars » due à Sylvain Runberg et Grun chez Daniel Maghen et la sortie du film d’animation « Mars Express » (deux histoires de la colonisation humaine de Mars qui tourne au vinaigre, mais tant la bd que le film sont magnifiques), sans oublier la nouvelle saison de l’excellentissime série uchronique « For All Mankind », qui se passe en grande partie sur Mars… Ah, et j’oubliais l’expo de Cité des Sciences (que je suis bien sûr allé voir mais qui s’est révélée un tantinet décevante) et un livre, plus ancien, mais que j’ai lu récemment, de Frederic Pohl, « L’homme plus », où l’on s’aperçoit que les projets de terraformation de Mars ne sont pas incompatibles avec ceux du transhumanisme, pour le meilleur et surtout pour le pire…
Bref, l’aventure spatiale en général et Mars en particulier n’ont pas fini de faire rêver… ou cauchemarder. Moi, en tout cas, je ne m’en lasse pas.
Hier, dimanche 12 mai, les fidèles des antennes de Radio France ont écouté de la musique en lieu et place de certains de leurs programmes habituels. Parmi ceux-ci, l’émission Le Grand Dimanche Soir de Charline Vanhoenacker, dans laquelle intervient habituellement l’humoriste Guillaume Meurice. Celui-ci est suspendu d’antenne depuis le 2 mai dernier et convoqué jeudi prochain pour un entretien « en vue d’une éventuelle sanction disciplinaire » pouvant aller jusqu’au « licenciement pour faute grave » à la suite de ses propos, réitérés, comparant le Premier ministre israélien Benyamin Netanayhou à « une sorte de nazi, mais sans prépuce ». Les syndicats de Radio France ont appelé à la grève pour protester contre « la répression de l’insolence et de l’humour » après la suspension de Guillaume Meurice (mais aussi contre la disparition programmée de certaines émissions à la rentrée) et réclament la « réaffirmation sans limites de la liberté d’expression » sur les antennes du service public.
Cette revendication est ambigüe. Les syndicats réclament-ils que soit défendu sans réserve par la direction de Radio France le principe fondamental de la liberté d’expression ou réclament-ils plutôt une liberté d’expression « sans limites »? Dans ce dernier cas, on ne pourra que leur faire remarquer que personne, dans aucun pays, ne jouit d’une totale liberté d’expression, a fortiori dans le cadre du service public de la radio française, qui a obligation de se conformer strictement aux lois et règlements en vigueur, lesquels encadrent la liberté d’expression. Radio France avait fait l’objet d’une première mise en garde par l’autorité de régulation, l’Arcom, après que Guillaume Meurice avait le 29 octobre 2023 fait cette comparaison à l’antenne, estimant que cette saillie avait « porté atteinte au bon exercice par Radio France de ses missions et à la relation de confiance qu’elle se doit d’entretenir avec l’ensemble de ses auditeurs ». La direction de Radio France avait, de son côté, donné un « avertissement » à l’humoriste, tout en considérant que « la valeur de la liberté d’expression (…) est bien plus importante qu’une phrase problématique d’un humoriste qui, fort heureusement, est une exception ». En réitérant ses propos au cours de l’émission « Le Grand Dimanche soir » du 28 avril, celui-ci exposait son employeur et lui-même à une sanction plus grave.
Mais quelle limite l’humoriste a-t-il ici transgressée? Celle de la loi? Non, puisque la plainte qui le visait pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » a été classée sans suite le 18 avril dernier, le parquet de Nanterre estimant ces infractions « non caractérisées ». Ce qu’on lui reproche est donc plutôt d’avoir fait preuve de mauvais goût, d’insolence et d’imprudence, dans un contexte tendu où le conflit israélo-palestinien s’invite dans le débat public français. La direction a peut-être le droit de le sanctionner pour cela (les prudhommes en décideront si la sanction va jusqu’au licenciement, qui plus est d’un délégué syndical puisque Guillaume Meurice bénéficie du statut de salarié protégé après s’être présenté sur la liste SUD aux dernières élections professionnelles des représentants du personnel), ses collègues ont certainement celui de protester contre cette sanction.
Ce cas individuel est symptomatique d’un climat détestable qui s’est installé en France depuis le massacre perpétré par le Hamas contre des centaines de civils juifs le 7 octobre dernier et la réaction de l’Etat israélien qui a déjà causé des dizaines de milliers de morts parmi les civils palestiniens. Des élus de la France insoumise ont été convoqués devant la police judiciaire pour s’expliquer sur leur refus de qualifier de « terroriste » l’attaque du Hamas ou pour avoir qualifié celui-ci de « mouvement de résistance », le leader de ce parti s’est vu interdire de s’exprimer dans des enceintes universitaires (à Bordeaux en octobre, à Rennes et Lille en avril) et devra répondre devant la justice d’une autre comparaison douteuse, cette fois entre le président de l’université de Lille et le criminel de guerre Eichmann. Dans le même temps, l’antisémitisme se donne libre cours sur les réseaux sociaux, sous couvert d’antisionisme. Le slogan « « From the river to the sea, Palestine will be free », qui semble nier l’existence même d’Israël, fleurit dans les manifestations – quand elles ne sont pas tout bonnement interdites, pour risque de « trouble à l’ordre public ». Des personnalités du monde culturel ou sportif, ou de simple quidams, sont poursuivis pour « apologie du terrorisme ».
Peut-on qualifier publiquement les événements du 7 octobre en Israël d’actes de résistance et non de terrorisme sans encourir une condamnation devant un tribunal français ? Selon le ministère de la justice, cité par le journal Le Monde, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites ont été engagées à l’encontre de 80 personnes. Ces chiffres ne recouvrent pas le seul chef d’« apologie du terrorisme », mais aussi ceux de « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ». Dans la plupart des cas, les mis en cause sont convoqués pour une audition par la police mais celle-ci ne débouche sur rien, ils ne savent pas s’ils sont poursuivis ou si l’affaire est classée sans suite, une indécision et une attente qui peuvent s’interpréter à loisir ou bien comme l’expression d’un embarras de la part de l’autorité judiciaire, débordée par le nombre de cas à traiter et le flou qui entoure la qualification juridique de la faute commise, ou bien comme une forme d’intimidation incitant à l’autocensure.
Guillaume Meurice s’est réclamé de l’esprit de Charlie pour justifier son goût pour la provocation et l’humour noir ; le dessinateur Riss, survivant de l’attentat qui décima la rédaction de Charlie Hebdo en 2015, lui a répondu que « l’esprit Charlie, ce n’est pas une poubelle qu’on sort du placard quand ça vous arrange, pour y jeter ses propres cochonneries ». Mais on peut aussi citer l’avocat de Charlie, Richard Malka, pour qui « les prises de position, aussi choquantes soient-elles, n’ont rien à faire devant des tribunaux, sauf lorsqu’il s’agit d’appels à la haine des juifs ou à des violences ». Pour lui, « le débat d’idées doit être politique, philosophique, éthique mais pas judiciaire ». Pas sûr qu’en faisant taire Meurice, on fasse avancer le débat d’idées.
J’ai le plaisir de signaler la parution d’un ouvrage que j’ai co-dirigé aux éditions de l’Attribut, à Toulouse. Intitulé histoire(s) de la diplomatie culturelle française, du rayonnement à l’influence, il regroupe une trentaine d’articles sur ce sujet à la fois passionnant et peu traité.
La couverture, d’une grande sobriété confinant à l’austérité, dit bien la nature universitaire de l’ouvrage, issu d’un colloque que j’avais co-organisé à la MSH Paris Nord avec ma collègue Charlotte Faucher voici deux ans presque jour pour jour. Quelle meilleure façon de fêter cet anniversaire que d’en publier les actes, précédés d’une préface signée par Pierre Buhler, ex-ambassadeur de France et ex-directeur de l’Institut français, et d’une introduction à laquelle ont collaboré les quatre directeurs de l’ouvrage, François Chaubet, Charlotte Faucher, Nicolas Peyre et votre serviteur? Distribués en quatre parties (« Structures et acteurs de la diplomatie culturelle française », « Secteurs de l’action culturelle internationale », « Francophonie, diplomatie scolaire et universitaire », « La diplomatie culturelle française dans le monde »), les articles traitent aussi bien d’organismes tels que l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques (AFAA), l’ancêtre direct de l’actuel Institut français ou que l’Alliance française, que des musées, du cinéma ou du livre français à l’étranger, des écoles et des centres de recherche français à l’étranger que de la diplomatie culturelle française aux Emirats ou de la coopération franco-allemande en Russie, entre autres nombreux thèmes abordés sans ambition d’exhaustivité.
Ces articles sont suivis de la transcription de deux tables rondes que nous avions organisées durant le colloque, l’une sur les autres modèles nationaux de diplomatie culturelle, l’autre sur l’avenir de la diplomatie culturelle française, des tables ronde animées par des professionnels de la diplomatie. La co-présence, lors du colloque comme dans les pages du livre, de spécialistes universitaires et de professionnels de la diplomatie, mais aussi le financement du colloque par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (qui a aussi soutenu la publication du livre, et je l’en remercie vivement), que d’aucuns pourraient juger suspecte, témoigne plutôt à mes yeux de la qualité de la relation que nous avons su tisser entre ces deux univers. Les décisions du comité scientifique, qui avait présidé à l’élaboration du colloque, comme celles du comité éditorial, pour le livre, n’ont jamais fait l’objet de la moindre pression de la part de nos interlocuteurs du Quai, lesquels ont toujours respecté l’autonomie du volet scientifique de ce qui était alors conçu comme la célébration du centenaire de la création de l’AFAA. Pour ceux qui en douteraient, je les invite à comparer le ton et le contenu de l’ouvrage qui résulte du colloque avec ceux d’un autre ouvrage, paru tout récemment, sur le même sujet, aux éditions Perrin, avec l’imprimatur du ministère. Intitulé L’image de la puissance, la diplomatie culturelle de la France au XXe siècle et rédigé par Guillaume Frantzwa, il présente une vision assez différente de cette action.
Celles et ceux qui s’intéressent à l’action culturelle de la France à l’étranger auront profit à lire ces deux ouvrages qui, dans des genres différents, apportent leur lot d’informations, souvent inédites, sur ce sujet. A l’heure où les tensions s’aggravent dans le monde, où la logique des blocs semble s’imposer y compris aux acteurs qui voudraient s’y dérober, la connaissance de cette action multiforme pourrait se révéler une source d’inspiration et, qui sait, de réconfort.
J’aurais dû, depuis longtemps, vous tenir informés de quelques rencontres à venir ; et j’ai laissé le temps filer… Comme certaines d’entre elles ont lieu cette semaine, il n’est que temps d’en parler.
La première a lieu… demain, dans le cadre du programme Pop conf’. Je n’y participe pas, mais c’est Antoine Pecqueur, un garçon intéressant, qui les anime et je connais plusieurs des intervenants, vous pouvez y aller en confiance.
Les Pop Conf’ sont des rendez-vous qui réunissent artistes et chercheur·euse·s autour de thématiques questionnant nos rapports aux sons et à la musique à bord d’une péniche amarrée aux quais du bassin de la Villette à Paris. Cette fabrique artistique, fondée en 2016, est dédiée à l’expérimentation autour des sons et de la musique. L’adresse :
Du 27 février au 23 avril prochains, quatre soirées seront consacrées successivement à :
La musique, un sextoy comme les autres ? Mardi 27 février à 19h30 Avec Esteban Buch, directeur d’études à l’EHESS, membre du Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CRAL) et Barbara Carloti, autrice-compositrice et musicienne
Entre espèces vivantes, peut-on (s’)entendre ? Mardi 12 mars à 19h30 Avec Olivier Adam, bioacousticien, spécialiste du son des cétacés, membre de l’équipe « Communications acoustiques » de l’Institut des Neurosciences Paris-Saclay – NeuroPSI CNRS
Pas de musique, pas de fête ? Mardi 9 avril à 19h30 Avec Nicolas Prévôt, ethnomusicologue, maître de conférences au département d’anthropologie de l’université Paris Nanterre, responsable du Master Ethnomusicologie et Anthropologie de la danse, membre du Centre de recherche en ethnomusicologie (CNRS)
La voix fait-elle le genre ? Mardi 23 avril à 19h30 Avec Nathalie Henrich Bernardoni, spécialiste de la voix, directrice de Recherche au CNRS (médaille de bronze 2013), rattachée à l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS (INSHS – CNRS) Grenoble, et Lucile Richardot, mezzo-soprano
Une fois la conférence finie, les échanges sont disponibles à la réécoute sous forme de podcast sur les Audioblogs d’ARTE radio.
Jeudi prochain, le 29 février donc, c’est moi qui tiendrai le micro pour la première de deux conférences sur les littératures de voyage, sur le campus Nation de l’université de la Sorbonne-Nouvelle. Que reste-t-il du voyage? D’une part, dans certains cas, ce qui reste du voyage est un récit, illustré ou non, du voyage effectué ; mais aussi, que reste-t-il du voyage, à l’ère de la mondialisation puis de la démondialisation? Un autre titre possible pour ces conférences aurait pu être : la fin du voyage.
Une deuxième conférence sur le même thème est programmée le jeudi 28 mars. L’écrivaine Ingrid Thobois, autrice notamment de La Fin du voyage (Labor et Fides, 2022), interviendra lors de cette soirée.
Les conférences ont lieu dans l’amphi 120 du campus Nation, 12 rue de Saint-Mandé, dans le 12e arrondissement de Paris, de 17h à 18h30. Elles sont librement accessibles mais une inscription est obligatoire à cette adresse :
Enfin, dernière annonce, pour le colloque sur terroir et fantastique, organisé par Manuela Mohr et Typhaine Sacchi du 14 au 16 mars prochains. Le programme est riche :
J’interviendrai le samedi 16 mars, d’abord pour parler des guides noirs de l’éditeur Tchou, qui, dans les années 1960-1970, proposèrent à l’amateur de légendes des guides de la France et des provinces mystérieuses. Je participerai également, le même jour, à la table ronde sur la pratique de l’écriture des univers fantastiques, ce qui me permettra de présenter le livre que j’avais publié chez Citadelle et Mazenod en 2022, Univers fantastiques.
Là encore, le colloque est gratuit, mais une inscription pour le public est nécessaire (à l’adresse fantastique.terroir@gmail.com). Il sera possible d’y assister à distance ; pour obtenir le lien de connexion, il faut écrire à la même adresse.
Voilà, j’espère que nous pourrons nous croiser à l’un ou à l’autre de ces rendez-vous!
J’écris ces lignes dans un train qui m’emmène à Genève, dont l’université m’a invité à parler de censure et de liberté d’expression, un thème sur lequel je réfléchis et publie depuis pas mal d’années.
Au moment où je préparais ma communication – ce week-end – nous apprenions la mort en prison d’Alexeï Navalny, l’opposant politique numéro 1 au système criminel mis en place en Russie par Vladimir Poutine depuis un quart de siècle. Au moment où je vais la prononcer – aujourd’hui – la justice britannique est sur le point de se prononcer définitivement sur l’extradition de Julian Assange réclamée par les Etats-Unis. Coïncidence du calendrier? Pas seulement. Il y a, dans la trajectoire de ces deux hommes, qui appartiennent à la même génération, des proximités troublantes, qui ne doivent cependant pas masquer des différences essentielles.
Alexeï Navalny (1976-2024)Julian Assange (1971-)
La principale ressemblance, celle qui saute aux yeux, c’est l’acharnement judiciaire dont ces deux hommes ont été les victimes depuis de nombreuses années. Navalny a fait l’objet de nombreuses condamnations de la part du système judiciaire russe, d’abord à des peines relativement courtes et symboliques, puis de plus en plus lourdes. C’est surtout à partir de son retour en Russie, début 2021, que cet acharnement s’est manifesté au grand jour, avec en particulier, le 4 août 2021, la condamnation à dix-neuf ans de prison pour « extrémisme » et « réhabilitation du nazisme ». Envoyé d’abord dans une première colonie pénitentiaire à quelques heures de voiture de Moscou, il fut en décembre dernier transféré dans une colonie sibérienne à régime sévère où il a trouvé la mort, dans des circonstances qui restent inexpliquées. Assange, quant à lui, est emprisonné depuis trois ans dans une prison anglaise de haute sécurité, après avoir passé sept ans reclus dans l’ambassade d’Equateur à Londres où il avait trouvé refuge pour éviter une extradition vers la Suède. Il n’a encore été ni jugé ni a fortiori condamné pour les crimes dont il est accusé. En cas d’extradition vers les Etats-Unis, qui l’accusent d’ « espionnage », il encourt une peine cumulée de 175 années de prison – autant dire un emprisonnement à perpétuité. Ses avocats estiment qu’il n’aurait pas droit à un procès équitable et considèrent peu crédible l’engagement des autorités américaines de ne pas l’incarcérer dans une prison de haute sécurité après une éventuelle condamnation.
Autre point de ressemblance : l’utilisation virtuose des médias. Navalny était passé maître dans la production et la diffusion de vidéos montrant la corruption du régime russe. En 2017, une enquête sur les propriétés et avoirs de l’ancien premier ministre, Dmitri Medvedev, a été vue par 36 millions d’internautes ; celle sur le « palais caché de Poutine », diffusée après son retour en Russie en 2021 et alors qu’il avait déjà été incarcéré, a cumulé entre 110 et 130 millions de vues sur YouTube. Grâce à un travail d’enquête mené par une équipe d’activistes rompus aux méthodes de communication modernes, il put mettre à jour de nombreux scandales de corruption, de détournements de fonds et d’enrichissement personnel de la part des plus hauts responsables de l’Etat russe. Assange, de son côté, crée en 2006 un site qui permet à n’importe qui, de manière anonyme, de rendre publics des documents confidentiels : WikiLeaks, dont le nom renvoie à la fois à des sites collaboratifs du type Wikipédia et à la pratique de fuites d’informations secrètes. Après avoir publié des documents sur les malversations de banques suisses et de politiciens kenyans, il frappe un premier grand coup en 2010 en publiant une vidéo sur laquelle on voit un hélicoptère de l’armée américaine abattre des civils irakiens à Bagdad. Mais ce sont surtout les centaines de milliers de documents classifiés secrets qu’il divulgue quelques mois plus tard qui font de WikiLeaks le phénomène médiatique du moment. Alimenté par une source située au coeur de l’armée américaine – on apprendra plus tard qu’il s’agit de Chelsea Manning – et relayé par des grands journaux de référence américains et européens qui publient des versions « caviardées » de ces documents, Julian Assange révèle au grand jour les agissements de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan.
On pourrait encore rapprocher les deux hommes sur un point : ils sont tous deux devenus des symboles, des héros voire des martyrs de la liberté d’expression pour une partie de l’opinion publique internationale. Navalny a reçu le prix Sakharov 2021 pour la liberté de l’esprit, décerné par les députés du Parlement européen ; Assange a lui aussi été proposé pour le prix Sakharov par certains de ses partisans. Mais, et c’est une première différence remarquable entre les deux figures du combat pour la liberté d’expression, si ceux qui défendent Assange peuvent librement s’exprimer dans l’espace public, dans les journaux et les réseaux sociaux voire sur le pavé londonien, il n’en va pas de même pour ceux qui soutiennent Navalny en Russie, lesquels sont arrêtés sans ménagement par les forces de l’ « ordre », jugés sommairement et jetés en prison. Une autre différence, qu’il faut souligner sans plus tarder, est que Navalny avait fait l’objet d’une première tentative d’assassinat par les services secrets russes, que ses droits avaient ensuite été piétinés après son retour en Russie dans des mascarades de procès, et qu’il est mort en prison dans des circonstances si douteuses que son corps, cinq jours après son décès officiel, n’a toujours pas été restitué à ses proches. Autrement dit, il est quand même préférable d’être un martyr de la liberté d’expression en Occident qu’en Russie – ou dans d’autres pays qui ont une conception très particulière de cette liberté.
Mais ce constat trivial n’est pas le plus intéressant à mes yeux. Ce qui, fondamentalement, rapproche les deux hommes, c’est qu’ils sont des héros ambigus, des héros peut-être sans peur mais pas sans reproche, des héros imparfaits pour temps incertains. Prenez Navalny. Le courage immense dont il a fait preuve en rentrant en Russie après avoir réchappé de justesse à une première tentative d’assassinat (ou peut-être déjà la seconde, car en 2019, tandis qu’il purgeait une courte peine de prison, il avait aussi affirmé avoir été empoisonné par une matière chimique inconnue), l’intelligence, l’optimisme et l’humour dont il a fait preuve en bravant ses bourreaux, son refus de se laisser briser par la machine carcérale en font indéniablement une figure à la fois héroïque et sacrificielle. Mais ce héros a été un peu un salaud, notamment entre 2007 et 2011, lorsqu’il flirtait avec les milieux ultranationalistes russes, qu’il traitait les Tchétchènes de « cafards » et demandait leur « déportation ». Dans le même ordre d’idée, il ne s’est pas empressé pour dénoncer l’invasion de la Crimée par l’armée russe en 2014, à l’instar d’une grande majorité de ses compatriotes. Les Ukrainiens sont d’ailleurs beaucoup plus critiques que les Occidentaux à l’égard de Navalny. Certes, il était revenu sur ses déclarations de l’époque (dont certaines, à teneur antisémite, ont été forgées de toutes pièces par le pouvoir russe pour le discréditer), s’était excusé pour ses propos xénophobes, avait clairement dénoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’illégitimité de l’occupation de la Crimée. Il n’en reste pas moins associé, dans l’esprit de bon nombre d’Ukrainiens, à l’impérialisme russe.
Assange a lui aussi ses zones d’ombre. Je ne mentionnerai qu’en passant les plaintes pour viol et agression sexuelle déposées contre lui en Suède par deux femmes – ces plaintes ont, depuis, été classées sans suite, faute de preuve. Plus embarrassant : sa décision, en 2011 (l’année même où Navalny rompt avec les milieux nationalistes et se lance dans le journalisme d’investigation qu’il juge plus efficace contre le pouvoir russe) de publier sans les expurger l’intégralité des fameux « câbles diplomatiques » que Chelsea Manning lui avait fait parvenir, y compris avec les éléments qui permettent d’identifier les personnes citées, ce qui met leur vie en danger. Certes, cette décision est prise par WikiLeaks après que ces documents aient déjà circulé sur Internet. Néanmoins, Assange leur offre indéniablement une visibilité beaucoup plus grande en les publiant sur son site. Même Edward Snowden, le lanceur d’alerte qui révéla le programme de surveillance globale de la NSA et trouva refuge – le monde est décidément tout petit – en Russie (grâce à l’aide fournie par WikiLeaks), trouva à redire à cette manière de faire qui dévoyait l’intention première du projet lancé en 2006 (« Leur hostilité à la plus minime des curations est une erreur », affirma-t-il, faisant allusion à la présence de données personnelles de citoyens ordinaires contenues dans les dernières publications du site). Quelques années plus tard, Assange aggrave son cas en décidant de publier les e-mails dérobés au Parti démocrate américain par des hackers téléguidés par le pouvoir russe, ce qui va plomber la campagne de Hillary Clinton. Donald Trump déclare, lors d’un de ses meetings de campagne, qu’il « adore WikiLeaks ». Et ainsi Assange se trouva-t-il accusé de rouler à la fois pour l’extrême-droite américaine et pour le Kremlin, que rapprochent bien des causes et des intérêts communs. Les libertariens américains seraient-ils les idiots utiles de l’impérialisme russe?
Toutes ces affaires, dignes du meilleur film d’espionnage (Jason Bourne, cet assassin repenti, n’est-il pas lui aussi l’archétype du héros imparfait de nos temps incertains?), seraient très divertissantes s’il n’était pas question de vie et de mort, de la vie et de la mort de ces hommes pourchassés et persécutés en raison de leurs convictions, mais surtout, au-delà d’eux, de milliers, de millions d’hommes et de femmes dont la vie et la mort dépendent du pouvoir de ces grandes puissances que sont les Etats-Unis et la Russie et du bon vouloir de ceux qui les dirigent. Au moment où les démocrates russes et occidentaux pleurent la mort du héros Navalny et où d’autres – ou les mêmes – font pression sur la justice britannique pour qu’elle renoncer à extrader le héros Assange, la France fait entrer au Panthéon Mélinée et Missak Manouchian, les résistants d’origine arménienne de l’Affiche rouge, ce dernier fusillé par les Allemands en février 1944 sur le Mont Valérien. Ces héros-là, certainement admirables, avaient-ils eux aussi leurs zones d’ombres, leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs repentirs? J’ai tendance à le penser car nul héros, parce que homme (ou femme), n’est véritablement sans reproches. N’importe : le temps et l’unanimité républicaine en présentent une image impeccable, sans un faux pli. Comme des statues de cire au musée Grévin.
PS : un citoyen a eu une brillante idée, que je relaie ici : rebaptiser le boulevard Lannes, où se trouve l’ambassade de Russie à Paris, du nom d’Alexeï Navalny. On échangerait le nom d’un maréchal d’Empire – lui aussi hébergé au Panthéon, depuis 1810 – contre un héros de notre temps. Si vous êtes, comme moi, séduit par cette idée, voici le lien de la pétition qui circule sur Change.org :
Bonjour et BONNE ANNEE 2024! Dans quelques jours, ce blog fêtera son 10e anniversaire…
C’est, en effet, le 20 janvier 2014 qu’y fut publié le premier billet, un plan de cours pour l’université de la Sorbonne-Nouvelle que j’avais rejointe quelques mois plus tôt. Depuis, 160 billets ont été écrits et publiés, soit une moyenne à peine supérieure à un billet par mois. On ne peut pas dire que je sois très prolifique… J’écris au gré de mes humeurs et de mes urgences, de mon temps disponible aussi… Je me sers de ce moyen de communication pour garder le contact avec les étudiants, m’exprimer sur des questions touchant à la culture, donner parfois quelques nouvelles d’ordre personnel. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un carnet de recherche, même si je fais état de colloques ou de publications. Il s’agit plutôt d’un journal de bord discontinu, où j’enregistre de façon très irrégulière et lacunaire certains faits marquants, certains événements qui me touchent. Mais beaucoup de faits lui échappent, beaucoup d’événements me touchent dont je ne parle pas ici. J’aurais du mal à donner les raisons de la présence ou de l’absence d’un thème ou d’un sujet ; dans ce petit coin du cyberespace que j’administre tel un roi fainéant règne l’arbitraire, que l’on connaît aussi sous le nom plus souriant de bon plaisir.
Ceux qui connaissent l’existence de ce blog sont peu nombreux et plus rares encore sont ceux qui le lisent régulièrement. Une âme plus hautaine que la mienne se réjouirait de n’être connue que de happy few, mais la vérité m’oblige à dire que je ne recherche pas plus l’obscurité que la lumière. Il s’avère simplement que je n’éprouve pas le besoin d’en faire davantage pour me faire connaître. J’ai une page dormante sur Facebook, un compte guère plus actif sur LinkedIn et voilà résumée toute ma présence sur les réseaux sociaux! Je ne suis pas sur X, ni sur Instagram, pas davantage sur Tik Tok. Autant dire que je suis un dinosaure voué à l’extinction prochaine. Cela me convient. De toute façon, je ne suis pas sûr d’avoir des choses bien intéressantes à dire au monde, ni que ce dernier attend avec impatience de mes nouvelles. C’est assez si je sais pouvoir trouver un lieu où dire mon mot dans le tohu-bohu ambiant. Mon mode d’expression standard reste l’article de revue ou le livre – à l’ancienne.
L’année 2023 fut une année très particulière pour moi. Disposant d’une délégation au CNRS, j’ai été dispensé de cours et de tâches administratives pendant plus d’un an. J’en ai profité pour voyager, déménager, mener à bien certains projets (en particulier les dossiers sur la beauté et sur l’aventure spatiale pour la revue Sociétés et Représentations ; le premier a paru cet automne, le second paraîtra ce printemps) et me lancer dans une nouvelle recherche, qui porte sur l’histoire des organisations internationales qui luttent pour la liberté d’expression dans le monde. J’ai rencontré certains de leurs fondateurs et animateurs, découvert des fonds d’archives très riches, pris beaucoup de notes et de photographies. Ma double intuition de départ – qu’il y avait des documents disponibles mais pas ou peu d’études sur ces organisations qui mènent pourtant une action essentielle – s’est révélée fondée. La plupart d’entre elles attendent leur historien ; je n’aurai pas le temps de toutes les étudier en profondeur mais j’espère pouvoir dessiner un paysage, mettre au jour des liens, des circulations, et poser assez frontalement la grande question de l’universalité des valeurs qu’elles défendent, ces fameux « droits de l’homme » dont beaucoup nient qu’ils aient une validité hors des frontières de l’Occident – voire en Occident même.
Poursuivre cette enquête, en publier les premiers résultats sous forme d’articles en attendant le livre qui devrait en être l’aboutissement d’ici deux à trois ans est l’un des objectifs que je m’assigne pour cette nouvelle année. L’autre est de trouver un meilleur équilibre entre le travail et la vie personnelle – voeu pieux, jusqu’ici, mais qu’il faudrait quand même bien que j’essaie d’exaucer. Ce dixième anniversaire est aussi là pour me rappeler que je ne rajeunis pas et qu’il faudrait songer à ménager la monture si je veux qu’elle me porte encore quelques années par les chemins du monde. Il est bien difficile, dans nos métiers, de tracer une limite claire entre les heures vouées à l’étude et celles vouées au délassement – surtout quand celui-ci prend lui-même encore la forme d’études, non universitaires, certes, mais pas moins sérieuses pour autant.
Et, puisque nous en sommes aux voeux, je termine ce 161e billet en vous souhaitant une belle et heureuse année 2024, à vous et à vos proches. Je vous souhaite de la vivre en paix, une paix que je souhaite aussi à tous les peuples qui vivent et meurent sous la botte des tyrans, sous les bombes des violents, dans des terres d’injustice et de misère. Je voudrais que tous et toutes trouvent leur place autour de la table sauvage de l’amour.
Wild Table of Love, Gillie and Marc, London, photo de l’auteur
« j’espère que vous allez bien » ou « que tu vas bien » – c’est ainsi, je le remarque, que je commence la plupart de mes courriels, y compris ceux que j’envoie à des gens que je connais à peine. Je ne crois pas que je le faisais il y a quelques années, ou pas autant. Et je remarque aussi cette propension à s’enquérir de ma santé de la part de celles et ceux qui s’adressent à moi. Ce n’est pas simple politesse ou feint intérêt, pas toujours en tout cas. Cela relève du régime de l’égard, dont Rousseau disait que les hommes vivant en société dite civilisée étaient presque dépourvus, à force de se heurter les uns aux autres. Il me semble que la crise de la covid a marqué un tournant ou, au moins, une inflexion sur ce point, que nous avons pris alors l’habitude de commencer nos courriers électroniques par cette formule, devenue vide et creuse à force d’emploi. Souffrez toutefois que je l’emploie à l’orée de ce nouveau billet :
j’espère que vous allez bien.
Je l’espère vraiment, et que vos proches se portent bien aussi. Dans cette nuit où le monde s’enfonce, il faut se donner des nouvelles rassurantes, s’appeler, s’écrire, se voir, en dépit de nos emplois du temps surchargés.
Je ressens peut-être d’autant plus vivement cette nécessité – ce besoin – que je suis souvent en déplacement depuis plusieurs semaines, et que les contacts avec les proches s’espacent, littéralement. J’effectue des séjours de recherche financés par mon laboratoire de recherche, l’ICEE, et le CNRS dans diverses villes de l’hémisphère nord afin d’y rencontrer des responsables d’organisations internationales non gouvernementales qui luttent pour la liberté d’expression dans le monde. Après avoir découvert les archives du Committee to protect journalists (CPJ) à New York, rencontré les fondateurs de l’organisation Freemuse à Copenhague, m’être rendu à Oslo puis à Stavanger pour en savoir plus sur le réseau des villes-refuges coordonné par ICORN, j’irai bientôt à Londres pour tâcher de trouver les archives d’Index on Censorship et rencontrer des responsables d’Article 19 et de Pen International. J’aimerais comprendre comment ces organisations travaillent, agissent, sont financées ; rendre justice aussi à ces travailleurs humanitaires qui oeuvrent dans un champ particulier, celui de la liberté d’expression, qu’elle soit littéraire, artistique, journalistique. Et défendre à ma manière, celle de l’histoire et de l’étude, ces valeurs dont les adversaires de l’Occident dénient l’universalité pour mieux conforter leur domination sur les peuples.
Mais l’Occident lui-même est-il à la hauteur de ces valeurs, les illustre-t-il par son comportement, son action, sa parole? On peut en douter, même si l’Occident, comme l’Orient ou le Nord/Sud sont des termes trop vastes et qui homogénéisent de façon illusoire des réalités bien plus diverses et complexes. Il est à sa juste place, je le crois, en aidant l’Ukraine à résister à l’expansionnisme russe. Son attitude me paraît plus discutable dans le cas de la guerre qui s’est déclenchée voici quinze jours entre Israël et les Palestiniens. Rien n’excuse le massacre de civils par les combattants du Hamas, une organisation qui a juré de détruire Israël ; rien non plus n’excuse le déluge de feu qui s’abat depuis lors sur la bande de Gaza, déclenché par un pays qui a poussé tout un peuple au désespoir par sa politique de colonisation. Terrorisme d’un côté, crimes de guerre de l’autre. Certains diront que le premier est justifié par les seconds ; d’autres diront l’inverse, et tous auront tort et raison à la fois. Face à la mort d’un proche, d’un enfant, d’un parent, assassiné par le couteau ou la bombe, comment réagirais-je? Aurais-je la force admirable de réclamer non la vengeance mais la justice et un avenir autre que l’extermination de l’ennemi, déshumanisé par ma haine? De la position confortable où je me tiens, je peux en tout cas au moins refuser de mêler ma voix à celles qui appellent à toujours plus de sang, et appeler à un cessez-le-feu immédiat, à des négociations, à un compromis politique – mais celui-ci semble s’éloigner chaque jour un peu plus.
Il paraîtra sans doute futile à celles et ceux d’entre vous qui prennent fait et cause pour l’un ou l’autre camp ou qui, s’en tenant à distance, restent malgré tout douloureusement sensibilisés par ce qui se passe à Gaza, de savoir que dans une quinzaine de jours auront lieu deux manifestations intellectuelles parisiennes auxquelles je participerai plus ou moins directement. Le mercredi 15 novembre, le nouveau numéro de la revue Sociétés et Représentations sera présenté à la Maison des sciences de l’homme, au 54 boulevard Raspail dans le 6e arrondissement de Paris, à 18h30. Son dossier est consacré à la beauté sous le regard des sciences humaines et sociales, et plusieurs auteurs seront présents pour en parler, sous l’amical patronage de l’association Ent’revues. Voici le document de présentation de ce numéro :
Deux jours plus tard, la chercheuse bulgare Alexandra Milanova présentera à la Maison de la recherche de l’université de la Sorbonne-Nouvelle, à 16h, son travail dans le cadre du séminaire du laboratoire ICEE (Intégration et coopération dans l’espace européen) de la Sorbonne-Nouvelle. Sa communication portera sur « la société civile bulgare contre l’Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale ». A l’évidence, ce sujet entre en résonance profonde avec les événements tragiques qu’a vécus la société israélienne le 7 octobre. Mais le thème de la beauté, lui aussi, d’une certaine façon, interroge notre présent. Quelle peut être la place de la beauté dans ces sombres temps que nous vivons, comment en préserver les conditions d’émergence, en favoriser la reconnaissance et le respect? Je pense, écrivant ces lignes, à May Murad, artiste gazaouie qui a trouvé à Paris les conditions lui permettant de travailler sans oublier l’endroit d’où elle vient. Tout en créant d’admirables tableaux (dont certains peuvent être vus à l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », qui a été prolongée jusqu’au 31 décembre à l’Institut du monde arabe), elle a tenu à suivre les cours du master de Géopolitique de l’art et de la culture que je co-dirige avec mon collègue et ami Bruno Nassim Aboudrar à la Sorbonne-Nouvelle. Quelle meilleure preuve, s’il en était besoin, que l’art et le savoir peuvent défier toutes les violences et permettre à l’humain de rester debout?
May Murad / Caring Gallery
Je vous souhaite le meilleur,
LM
PS : j’ai lu hier, dans le journal Le Monde, une tribune signée par l’écrivaine Dominique Eddé. Mot pour mot, j’aurais voulu écrire le même texte, qui exprime exactement ma pensée sur le conflit en cours.
L’écrivaine libanaise Dominique Eddé sur la guerre Israël-Hamas : « Le “nous contre eux” signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité »
Tribune
Dominique Eddé Ecrivaine et essayiste
Le massacre commis par le Hamas le 7 octobre marque la fin d’un long processus de démembrement de la région, et signe la défaite de tous les acteurs concernés, estime l’essayiste, dans une tribune au « Monde ». Selon elle, « il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes ».
« La grande majorité des hommes ne saurait résister à un meurtre sans danger, permis, recommandé et partagé avec beaucoup d’autres », écrivait le Prix Nobel de littérature (1981) Elias Canetti [1905-1994] dans Masse et puissance (Gallimard, 1960). Cette phrase résume le tragique de la condition humaine. Elle nous renvoie au rôle décisif de la « petite minorité » restante quand vient l’heure de la meute et de la fusion. Elle nous met en garde contre les raisonnements tribaux, adaptés au confort de nos identités de naissance.
Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées, Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux », qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité.
Or l’emploi de ces trois mots enregistre à l’heure qu’il est des records terrifiants, d’un bord à l’autre de la planète. Et il se répand à une vitesse si foudroyante qu’il emporte les têtes, comme un ouragan des maisons.
Le carnage barbare du Hamas, le 7 octobre, n’a pas fait que des milliers de morts et de blessés civils israéliens, il a jeté une bombe dans les esprits et dans les cœurs, il a arrêté la pensée. Il a autorisé le déchaînement des passions contre les raisons et les preuves de l’histoire. Ce déchaînement peut se comprendre là où manquent les moyens de savoir, d’un côté comme de l’autre. Là où la douleur est écrasante. Il est inacceptable chez les puissants : là où se déclarent les guerres, là où se décident les chances de la paix.
Que s’est-il passé pour qu’un jeune homme qui, dans les années 1980, lançait des pierres pour se faire entendre d’une armée d’occupation toute-puissante soit devenu le père d’un autre jeune homme réduit à commettre un massacre de civils pour exister ?
Il s’est déroulé en silence, une décennie après l’autre, au mépris des consciences, à l’abri des regards, un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien qui apparaît, avec le recul du temps, comme celui d’une épuration ethnique. Et ce meurtre collectif, auquel auront collaboré tous ceux qui l’ont permis ou encouragé, au premier rang desquels une majorité de régimes arabes, a enfanté l’horreur à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous ne nous trouvons pas face à un début, mais face à un terme. Le terme d’un long processus de décomposition et de démembrement qui aura dépecé la région tout entière et signé la défaite colossale de tous les acteurs concernés.
Perdre la raison
Ce qui est à présent largement reçu en Occident comme une attaque de la barbarie contre la civilisation, bloc contre bloc, est en réalité le terrible exutoire de l’horreur quand toutes les autres issues ont été bouchées.
Qui nous dira qu’une paix fondée sur le maintien et l’extension de la colonisation n’est pas une imposture, un crime ? Qui nous dira qu’un peuple, d’abord nié dans son existence, puis écrasé pour survivre, trahi de tous côtés, y compris par l’autorité censée le représenter, n’a pas quelque raison de perdre la raison ? Le salut d’Israël passe par sa main tendue au peuple qu’elle colonise.
Que ceux qui pensent que les Gazaouis sont des animaux découvrent leur humanité et leur vie au jour le jour, décrite par la journaliste israélienne Amira Hass, dans son livre publié en 1996, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996 (La Fabrique, 2001). Qu’ils lisent son adresse à l’Allemagne, publiée dans le quotidien Haaretz, le 16 octobre : « L’Allemagne, écrit Hass, fille de parents internés dans les camps, fait un “chèque en blanc” à un Israël blessé, souffrant, avec un permis de pulvériser, détruire et tuer sans retenue, qui risque de nous emporter tous dans une guerre régionale, si ce n’est une troisième guerre mondiale… »
L’islamisme djihadiste est une plaie ? C’est le moins que l’on puisse dire. Mais combien de temps encore va-t-on faire semblant que le triomphe des talibans est sans rapport avec la politique américaine et que l’apparition de l’organisation Etat islamique est sans rapport avec les deux guerres du Golfe, dont la seconde est construite sur un mensonge monté de toutes pièces ? L’ex-président des Etats-Unis Barack Obama lui-même l’a reconnu expressément. « L’[organisation] Etat islamique est une excroissance directe d’Al-Qaida en Irak à la suite de notre invasion de ce pays », confie-t-il à Vice News, en mars 2015.
Qui nous dira que le Hezbollah est sans rapport avec l’invasion israélienne de 1982, date de sa création à titre de mouvement de résistance ? Qui nous dira, en examinant de près la montée du Hamas, qu’elle n’est pas cofabriquée par les artisans du Grand Israël de l’après-Yitzhak Rabin [assassiné en 1995] ? Qui nous dira ce qu’il faut répondre aux gens démunis, dépossédés de tout, jetés sur les routes, quand ils s’en remettent aveuglément au Dieu qu’on leur vend à bas prix?
La survie et la sécurité d’Israël ne peuvent plus se négocier entre les quatre murs du capitalisme sauvage, de l’arrogance et de la toute-puissance militaire. Ni l’argent ni les armes ne feront taire les vaincus. Ces derniers n’auront plus les moyens de répondre ? Si, ils sortiront cette arme redoutable qu’est la passion de Dieu sans Dieu. Et celle-ci s’exercera sur tous les territoires qu’elle trouvera sur son chemin.
Pression infernale
Pour assurer son existence dans la durée, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut pas lui être assuré par l’expulsion, l’extermination, la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut l’être que par un changement radical de politique. Un renoncement à la logique de l’affirmation de soi par la supériorité militaire et la négation de l’autre. Alors, les esprits ignorants ou bornés du monde arabo-musulman prendront mieux la mesure de ce temps de l’horreur absolue que fut la Shoah. Il sera enfin enseigné et transmis aux nouvelles générations. Nous apprendrons, de part et d’autre, que pas une histoire ne commence avec soi.
On ne détruira pas les islamistes radicaux à coups de déclarations de guerre, on les affaiblira en leur ôtant, une par une, leurs raisons d’exister et d’instrumentaliser l’islam. Ce sera long ? Oui. Mais qu’on nous dise, quel autre moyen a-t-on d’éteindre un incendie sans frontières ?
C’est en retirant ses « prétextes » à la mauvaise foi générale qu’on fera peut-être advenir la paix à laquelle aspire désespérément le plus grand nombre. Les psychothérapeutes savent ce que les politiciens s’abstiennent de prendre en compte : formuler la souffrance de l’autre, son humiliation, l’aider à dire son cri, sa rage, sa haine, c’est les désamorcer. C’est d’un combat contre la haine qu’il s’agit désormais. Il engage chacun de nous, si l’on veut donner une chance aux prochaines générations.
Que les dirigeants israéliens et leurs soutiens aveugles renoncent à leur domination brutale, satisfaite et sans partage de ce lieu explosif qu’est la « Terre sainte ». Que les Arabes, les musulmans, les défaits de l’histoire n’oublient pas qu’en versant dans l’antisémitisme ils se salissent, ils tombent dans un mal qui n’est pas le leur, ils se retournent contre eux-mêmes. Qu’ils s’élèvent, bien sûr, contre le massacre en masse qui est en cours, mais qu’ils ne privent pas les familles israéliennes endeuillées de leur compassion, qu’ils ne confondent pas leur révolte avec le fantasme de la disparition d’Israël.
N’oublions pas, nous autres Arabes, que nous avons massivement contribué à notre malheur. N’oublions pas qu’en matière d’horreur nous avons enregistré sur nos sols, depuis 1975, une série abominable de massacres. Du Liban à la Syrie, à l’Irak, nos prisonniers ont été enfermés dans des conditions atroces. Des femmes, des hommes ont été torturés, sans que nous sachions les défendre. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes ont été torturés. Nos cultures. Notre histoire millénaire. Aucun de ces pays n’est parvenu à résister aux manipulations internes et externes, à la pression infernale des grandes puissances, à la sinistre alliance de la corruption, du mépris des pauvres et de la plus abusive des virilités.
Nous ne pouvons plus relever la tête à coups de slogans et de doléances exclusivement dirigés contre Israël. L’avenir ne consiste pas à revendiquer ce que l’on a perdu, mais à examiner ce qui reste à sauver. Israël existe. De ce qui fut un mal pour beaucoup d’entre nous peut sortir un bien pour tous.
Un chantier gigantesque
Ne ratons pas ce terrible et dernier rendez-vous. Souvenons-nous que la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix se disent pareil en arabe et en hébreu. Il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes, pire : à l’intérieur de chacun de nous.
Le chantier est gigantesque ? Oui. Il implique un changement d’acteurs politiques. Oui. C’est trop tôt ? Non. C’est un rêve ? Oui, mais qu’on me dise s’il est un autre scénario qui ne soit un cauchemar. En conclusion de son livre, La Question de la Palestine (1979, Actes Sud, 2010), Edward Said écrivait : « La Palestine est saturée de sang et de violence… La question de la Palestine est malheureusement vouée à se renouveler sous des formes que l’on ne connaît que trop bien. Mais les peuples de Palestine – arabes et juifs –, dont le passé et l’avenir sont inexorablement liés, sont eux aussi appelés à se renouveler. Leur rencontre n’a pas encore eu lieu, mais elle va advenir, je le sais, et ce sera pour leur bénéfice réciproque. »
C’était en 1980. Le temps est peut-être venu pour chacun, chacune d’entre nous de faire son travail de colibri, de préférer le convoi menacé de l’humanité au bolide des idées ressassées. Que ceux qui en ont le pouvoir fassent pression sur Israël pour mettre immédiatement un terme au supplice que son armée inflige aux Gazaouis, à son acharnement sauvage et suicidaire sur un territoire saturé de malheurs, attaqué de partout et sans portes de secours.
Tous les destins des pays voisins sont liés. C’est précisément ce message que les puissances étrangères feignent de ne pas comprendre : la région demande à être traitée comme un seul et même corps gangrené, mortellement blessé. A répéter le passé au lieu d’en mettre en marche un nouveau, on risque fort de sacrifier le projet prioritaire de ce XXIe siècle : la survie de l’espèce humaine.
Dominique Eddé est une écrivaine et essayiste libanaise. Elle est notamment l’autrice d’« Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).
Bienvenue sur le blog de Laurent Martin, professeur d'histoire à l'université de Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, membre du laboratoire ICEE, libre penseur..