Bonjour,
« où donc est-il passé? », vous êtes-vous (peut-être, je l’espère) demandé. Aucune nouvelle depuis six mois. Des voeux de bonne année et pfuitt! envolé. Pour quelle destination?
Mars. Je suis allé sur Mars. Oui, la planète rouge. J’en reviens à peine. Le temps de secouer la poussière de mes bottes, de faire une ou deux machines de linge (joli, le voyage, mais salissant) et me voici de retour devant mon écran d’ordinateur, à l’heure où tout le monde ou presque part en vacances (je vous le souhaite, en tout cas). Voici le récit de mon périple. Il devait être publié dans l’excellente revue Sociétés et Représentations, dans le cadre d’un dossier sur l’Aventure spatiale que j’ai co-dirigé avec ma collègue Laurence Guignard, mais mes collègues ont estimé qu’il était trop long pour la revue. Qu’à cela ne tienne, le voici donc ici, enrichi d’illustrations et avec six mois d’avance sur le numéro qui paraîtra au printemps prochain.

crédits Nasa
Fiche d’identité
Orbite: 227,94 millions de km (1.52 AU) distance moyenne par rapport au Soleil
Diamètre: 6 794 km
Température: de -133°C à +27°C: moyenne -63°C
Pression: 5,1 hectopascal à la surface
Montagne: Le Mont Olympe (le volcan le plus élevé du système solaire, 26 kms de hauteur)
Gravité: considérablement plus faible que sur Terre (3,71 m.s-²)
Année martienne: 687 jours terrestres Jour martien: 24h40
Satellites naturels: Deimos et Phobos
Bien sûr, en tant qu’historien, mon voyage s’est effectué dans le temps aussi bien que dans l’espace. J’ai voulu explorer l’imaginaire martien, ce que l’historien Robert Crossley a appelé la « matière de Mars », comme il existe une « matière de Bretagne », une littérature mais bien plus que cela, un ensemble de récits, de légendes, de faits historiques entremêlés qui font rêver les Hommes depuis des siècles et continuent de fournir un riche matériau à l’imagination de nos contemporains. C’est l’histoire de cette fascination, de ce désir, que cet article raconte et analyse, en s’appuyant sur un vaste corpus de textes et d’images français et étrangers. De cette plongée dans cette matière de Mars, il ressort que la science a toujours eu partie liée à la fiction, que les deux domaines ont toujours interagi, au point parfois de se confondre dans les travaux de quelques grandes figures de marsophiles dont cet article esquisse les portraits.
La planète Mars fascine les humains depuis la plus haute antiquité. Visible à l’oeil nu dans le ciel nocturne, sa couleur rougeâtre et son mouvement rétrograde 1 ont intrigué les astronomes et astrologues chinois, mésopotamiens, égyptiens, grecs, romains, qui l’ont souvent associée à des divinités violentes et imprévisibles, Arès dans la mythologie grecque, Mars dans la mythologie romaine, dont le nom est resté. Cette fascination a connu peu d’éclipses dans le temps ; sa constance en fait en soi un objet d’interrogation pour l’historien des imaginaires.
Aujourd’hui, Mars est, de loin, la planète la plus explorée du système solaire : plus de quarante missions d’exploration spatiale lui ont été consacrées entre 1960 et nos jours, dont neuf ont posé des engins sur le sol martien (d’autres s’y sont écrasés) ; huit sondes tournent encore autour de la planète rouge et trois robots d’exploration continuent de s’y promener. Des projets de vol habité vers Mars existent. Mars est un objet de désir.
[1. L’orbite elliptique de Mars autour du Soleil donne à l’observateur terrestre l’impression que la planète interrompt sa course dans le ciel puis recule avant d’avancer de nouveau. Ce mouvement étrange, qui ne trouvait pas d’explication dans la cosmologie géocentrique des Anciens, fut interprété par eux comme une manifestation du caractère capricieux, imprévisible, du Dieu auquel était associé ce point lumineux.]
Pourquoi cette fascination persistante? Les raisons en sont multiples. Mars est une planète relativement proche de la Terre, distante d’environ 60 millions de kilomètres lors des « grandes oppositions » avec notre planète2 ; elle a, comme la Terre, quatre saisons (qui durent plus longtemps du fait de son plus grand éloignement du Soleil), un cycle jour/nuit très proche (la durée de la rotation de Mars sur elle-même ne dépasse la nôtre que de 40 minutes). Au jeu des analogies, Mars est apparue, à partir du XIXe siècle, tantôt comme la petite sœur de la Terre (sa taille est deux fois moindre que celle de notre planète), tantôt comme son aînée, par son histoire géologique dont les évolutions semblaient précéder et annoncer celles que nous connaîtrions.
[2. Il y a opposition lorsque la Terre s’intercale entre Mars et le Soleil, un phénomène qui se produit tous les deux ans. Les « grandes oppositions », ou oppositions périhéliques, quand la distance Terre/Mars est réduite au minimum en raison de la trajectoire de leurs orbites respectives, n’ont lieu que tous les quinze ans environ.]
L’étonnant est que les énigmes de Mars et les spéculations qui les entourent, loin d’être dissipées par l’observation puis l’exploration scientifiques, ont toujours été alimentées et relancées par elles. Lorsque les lunettes puis les télescopes ont permis de déceler des détails invisibles à l’œil nu et de dresser des cartes de la surface de Mars, on a cru voir des mers et des continents, des canaux et de la végétation ; lorsque des sondes ont fait litière de ces représentations, d’autres ont surgi, notamment autour de la présence d’eau sur cette planète aride. Mais ce qui, surtout, a enflammé les imaginations et continue de le faire en dépit – ou à cause – de preuve irréfutable, c’est l’hypothèse de l’existence de la vie sur Mars. Les théories sur la pluralité des mondes habités, présentes dès l’Antiquité grecque, ont fait florès en Europe depuis, au moins, les écrits de Fontenelle à la fin du XVIIe siècle3 ; elles ont suscité d’innombrables ouvrages de fiction mais aussi de spéculation scientifique dont Mars est très souvent le décor ou le support. C’est parce que Mars pourrait receler ou avoir abrité une vie extraterrestre qu’elle continue d’aimanter toutes les attentions.
[3. Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Les Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Vve C. Blageart, 1686. Voir les travaux de Michael Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900 : The Idea of Plurality of Worlds, Cambridge UP, 1986.]
Mars est un bon exemple de ce que le planétologue Carl Sagan appelait la « danse continuelle entre la science et la science fiction » à propos de la conception humaine de l’espace cosmique4. Contrairement à ce qu’une histoire des sciences excessivement positiviste affirme, la distinction entre le fantasme, la fiction ou même la croyance et les faits scientifiquement établis n’a jamais été absolue, quelle que soit l’époque considérée – même si, comme l’a montré Frédérique Aït-Touati, la distinction entre littérature et science, floue jusque-là, se précise à partir de la fin du XVIIIe siècle. Selon Robert Markley, si l’on ne peut nier que l’histoire de la connaissance de Mars, comme celle de tous les corps célestes et de l’univers dans son ensemble, est progressive et cumulative, elle s’insère néanmoins dans des discours et pratiques plus larges, scientifiques et non scientifiques. Mars est un objet scientifique et une construction culturelle, l’écran sur lequel nous projetons nos espoirs et nos peurs. Les romans et les films de science fiction sur Mars se sont nourris des résultats de la planétologie et de l’astrophysique ; en retour, ils ont suscité des vocations de chercheurs (qui ont pu eux-mêmes réaliser des œuvres de fiction), lesquels ont établi des vérités provisoires, régulièrement remises en cause par de nouvelles découvertes. À chaque époque, Mars apparaît à travers une vision dominante basée sur des conjectures et une interprétation contestée de celles-ci.
[4. Cité par Robert Markley, The Dying Planet, Durham et Londres, Duke University Press, 2005, p. 17. Ce livre se distingue, dans une bibliothèque martienne en constante expansion, comme l’un des plus intéressants sur notre objet, en particulier parce qu’il prend soin de penser à la fois et en interaction les représentations fictionnelles et scientifiques de Mars dans une démarche qui relève explicitement de l’histoire culturelle.]
C’est pourquoi cet article tentera, à son tour, d’entrelacer science et fiction pour donner à voir, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, les différentes représentations de Mars, en se demandant comment celles-ci se connectent et interagissent. Pourquoi la fin du XIXe siècle? C’est à cette époque qu’apparaissent en Europe et en Amérique du Nord les premières manifestations d’une « manie de Mars », un engouement populaire qui sera régulièrement réactivé par la suite à chaque rapprochement des deux planètes, chaque nouveau projet d’exploration spatiale, chaque œuvre de fiction majeure ayant pour cadre la planète rouge. De ce point de vue, il nous semble que le succès des premières sondes (étatsuniennes) parvenant, à partir de 1965, à transmettre des photographies de la surface martienne, marque un tournant capital.
[5. Voir notamment Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.]
- Mars au temps de l’observation (1877-1965)
De la lunette au télescope
Les premières observations « équipées » de Mars remontent au XVIIe siècle. Les lunettes astronomiques inventées par les maîtres verriers hollandais permettent aux astronomes européens d’observer les planètes du système solaire – et de démontrer la justesse de la théorie héliocentrique de Copernic. Après que Kepler, à partir de ses calculs sur Mars, ait exprimé les lois qui permettent d’expliquer les mouvements des planètes, tour à tour, Galilée, Fontana, Huygens, Cassini pointent leurs instruments vers le ciel ; l’astronome néerlandais Christian Huygens, en particulier, grâce à l’un des premiers télescopes à la fin du XVIIe siècle, dessine Mars à partir de ses observations (il repère la première formation morphologique à la surface de la planète ainsi qu’une calotte polaire), et détermine la vitesse de la rotation de la planète et donc la durée d’un jour martien. Le perfectionnement des télescopes au XVIIIe siècle (les lentilles sont remplacées par des miroirs) permet de discerner plus de détails. L’astronome anglais (d’origine allemande) William Herschel distingue les calottes polaires ainsi que des nuages et des variations de couleurs qu’il attribue aux changements saisonniers de végétation. Une carte de la planète est dressée en 1840 par les astronomes allemands Wilhelm Beer et Johann von Mädler, qui sera précisée par l’Anglais Richard A. Proctor en 1867. Les astronomes distinguent des mers, des continents, des fleuves, des forêts, croient probable l’existence d’une atmosphère respirable… Pour ces savants, il fait peu de doute que Mars abrite la vie tout comme la Terre, renversant la charge de la preuve en direction des sceptiques. Pourtant, les œuvres de fiction prenant Mars pour décor ou destination sont encore, jusqu’au milieu du XIXe siècle, relativement rares ; c’est la lune, surtout, qui excite l’imagination des romanciers. Il faut attendre 1877 pour que Mars devienne à la mode.
La controverse des canaux de Mars
En 1877, trois événements considérables ont lieu, qui bouleversent la connaissance ainsi que les représentations que l’on avait de Mars. Le premier est la « grande opposition » qui, cette année-là, place Mars à 64 millions de kilomètres de la Terre ; le deuxième est la découverte, en août, par l’astronome étatsunien Asaph Hall, des deux satellites de Mars, qu’il nomme Phobos et Deimos, d’après les noms des deux fils d’Arès dans la mythologie grecque ; le troisième est la publication, à la fin de l’année, d’une nouvelle carte de Mars établie par l’astronome italien Giovanni Schiaparelli, sur laquelle figurent des formes linéaires qu’il dénomme canali, que l’on peut traduire par chenal ou canal. Ces trois événements sont évidemment liés, les observations étant permises par la proximité relative de Mars ; ces observations doivent aussi beaucoup au perfectionnement des télescopes et de l’astronomie d’observation, qui confirme les résultats de l’astronomie de calcul.

Les canaux de Mars selon G. Schiaparelli, carte reproduite dans l’ouvrage de C. Flammarion La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité (1892-1909)
Dans un premier temps, la découverte des « lunes » de Mars fait plus de bruit que celle des canali ; mais, à mesure que la communauté scientifique puis la presse s’emparent des découvertes de Schiaparelli, la rumeur de l’existence de « canaux » sur la planète rouge enfle et s’impose dans l’esprit du public. Dans l’un comme dans l’autre cas, ces observations renforcent la possibilité de l’existence de la vie sur Mars : d’une part, on considère à cette époque que, pour qu’une planète soit viable, elle doit nécessairement être accompagnée d’au moins un satellite ; d’autre part, si ces structures allongées qu’a repérées Schiaparelli sont bien des canaux, alors elles sont artificielles et sont l’œuvre d’une intelligence extraterrestre. L’astronome italien, dans un premier temps, se montre très prudent quant à cette interprétation et estime qu’il s’agit probablement de structures naturelles d’écoulement. Mais dès les deuxième et troisième éditions de sa carte, publiées après les oppositions Terre/Mars de 1879 et 1881, la configuration géométrique de ce réseau ne laisse plus de place au doute : il s’agit bien de canaux construits par une ingénierie non humaine. Camille Flammarion, l’astronome et vulgarisateur scientifique français, suit le même raisonnement6. Après avoir d’abord repoussé l’hypothèse des canaux, il la fait sienne dans ses publications et devient l’un des plus ardents promoteurs de l’idée d’une vie sur Mars, qui rejoint par ailleurs certaines de ses convictions spirites. Dans son livre sur Mars, publié en 1892, il dépeint un décor luxuriant de vallées fluviales envahies d’une épaisse végétation mais se refuse pour autant à décrire les êtres qui pourraient les peupler, faute de données scientifiques suffisantes7.
[6. Danielle Chaperon, Camille Flammarion : entre astronomie et littérature, Paris, Imago, 1998. 7. Camille Flammarion, La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité [titre abrégé], Gauthier-Villars et fils, 1892.]
Ce livre tombe entre les mains d’un riche Bostonien, Percival Lowell, au retour d’un long voyage en Asie8. Lecteur enthousiaste, esprit polymathe et cosmopolite, astronome amateur, il décide à quarante ans de vouer sa fortune et son énergie à l’observation de Mars et d’apporter la preuve qu’elle abrite la vie voire des êtres d’une intelligence comparable à celle des humains. Il fait construire son propre observatoire à Flagstaff, dans l’Arizona, sur un site qu’il baptise la « colline de Mars », à plus de 2000 mètres d’altitude. En effet, Lowell est l’un des premiers astronomes à prendre en compte la qualité du ciel surplombant un observatoire astronomique (transparence et absence de pollution lumineuse, nombre de nuits claires par an, turbulences atmosphériques). Il construit autour de son observatoire une petite colonie et convie des invités de marque ainsi que d’autres savants à se joindre à lui, devenant une figure locale. L’installation est prête à temps pour l’opposition Terre/Mars de 1894 et Lowell passe les mois qui suivent à observer la planète et consigner ses observations sur des carnets. Lui aussi voit les fameux « canaux », en grand nombre et organisés d’une façon toujours plus géométrique à mesure qu’il les figure sur toutes sortes de supports, dessins, cartes, livres et articles, globes en bois qu’il commercialise… Pour lui, ces canaux sont la preuve d’une vie intelligente sur Mars, aux prises avec le dessèchement de la planète et qui a trouvé dans la construction de ces gigantesques structures une solution désespérée pour survivre.
[8. David Strauss, Percival Lowell. The Culture and Science of a Boston Brahmin, Cambridge, Harvard University Press, 2001.]
Devant le scepticisme grandissant des astronomes qui travaillent dans les grands observatoires d’État, il multiplie les conférences et les publications, intervient dans la presse et prend l’opinion publique à témoin. En 1905, il frappe un grand coup en publiant dans The New York Herald des photographies de Mars. Mais ces clichés, censés faire taire ses contradicteurs, sont de mauvaise qualité et peuvent donner lieu à des interprétations diverses ; les croyants comme les sceptiques sont renforcés dans leurs convictions. La controverse ne s’est pas éteinte quand lui-même disparaît, en 1916, laissant une somme d’argent permettant à l’observatoire qui porte désormais son nom de continuer à fonctionner. En 1930, Eugène Antoniadi (nom francisé de cet astronome d’origine grecque), qui a travaillé aux côtés de Camille Flammarion, fait paraître La Planète Mars, dans laquelle la théorie des canaux est définitivement réfutée. Mais cette représentation survivra pendant des décennies dans la culture populaire et même dans les manuels d’astronomie ; Ray Bradbury, entre autres, s’en souviendra en rédigant ses Martian Chronicles en 1950.

Article du New York Times, 9 décembre 1906
[9. Evgenios Antoniadis, La Planète Mars. Étude basée sur les résultats obtenus avec la grande lunette de l’observatoire de Meudon et exposé analytique de l’ensemble des travaux exécutés sur cet astre depuis 1659, Paris, Hermann et Cie, 1930. Dès 1909, ses observations à Meudon lui permettent de conclure à l’inexistence des fameux canaux. Il envoie alors ce télégramme ironique à Lowell : « Lunette de Meudon trop puissante pour montrer les canaux ». (Philippe Garcelon, https://pg-astro.fr/grands-astronomes/l-ere-moderne/percival-lowell.html).]
Ce que cette controverse met en lumière, c’est, en premier lieu, le démon de l’analogie qui saisit tous les observateurs de Mars, lesquels ont tendance à transposer sur cette lointaine planète des observations et des préoccupations fort terrestres (la théorie des canaux prend son essor à l’époque du creusement des grandes voies de circulation maritime, Suez entre 1859 et 1869, Panama entre 1882 et 1914, et alors que, par ailleurs, commence à se poser la question de la destruction de terres arables sous l’effet de la sécheresse). C’est ensuite la rivalité entre astronomes amateurs et professionnels, dans un moment où la science astronomique et bientôt astrophysique se spécialise et se dote de protocoles d’expérimentation plus scientifiques. Certes, les premiers, quand ils ont la fortune des « grands amateurs » à la Lowell, peuvent disposer d’équipements de pointe et même innover dans les techniques d’enquête (Lowell utilise la photographie aussi bien que la spectroscopie) mais ils n’ont pas la prudence des seconds quant à l’interprétation des résultats obtenus. Bien souvent, c’est dans la presse plutôt que dans les revues savantes qu’ils publient leurs travaux, facilement qualifiés d’élucubrations par leurs détracteurs auxquels les oppose un véritable conflit quant aux normes de scientificité. L’historien Joshua Nall parle même d’une « relation symbiotique » entre l’apparition du New Journalism et l’astronomie « événementielle » qu’incarne Percival Lowell à la fin du XIXe siècle10. Or, ce sont ces publications, plus que d’obscurs articles scientifiques, qui alimentent l’intérêt populaire pour Mars et, plus généralement, pour l’aventure spatiale et sont à l’origine du « boom de Mars » ou de la « fièvre de Mars » qui saisit l’opinion publique des deux côtés de l’Atlantique entre les années 1890 et les années 1900.

Camille Flammarion devant un globe de Mars, cliché Agence Meurisse, 1921 (la photo, disponible sur Gallica/BNF, est faussement titrée « Camille Flammarion devant la mappemonde des astres »)
[10. Joshua Nall, News from Mars. Mass Media and the Forging of a New Astronomy, 1860-1910, Pittsburgh, Pittsburgh University, 2019.]
Communiquer avec les Martiens
Mars est donc à la mode au tournant du XXe siècle. Plus qu’une mode, il s’agit d’une véritable manie collective, qui emprunte tous les vecteurs de la naissante culture de grande diffusion. La presse, le livre, le cinéma, la publicité, le spectacle s’emparent de Mars, en font un sujet de discussion dans toutes les classes sociales. « On parle maintenant de Mars, dans le public, comme on parle politique ou socialisme », se félicite Camille Flammarion11. L’une des questions qui reviennent le plus souvent est celle des moyens de communiquer avec les habitants de cette lointaine planète. En 1900, l’Académie des sciences de Paris annonce qu’elle récompensera d’un prix de 100 000 francs le premier humain qui pourra établir une communication avec une intelligence extraterrestre. La mécène Anne Émilie Clara Goguet Guzman (qui avait fondé ce prix en mémoire de son fils décédé, féru d’astronomie) avait toutefois exclu Mars, considérée comme « trop facile ».
[11. Cité par Pierre Lagrange et Hélène Huguet, Sur Mars. Le guide du touriste spatial, Paris, EDP Sciences, 2003, p. 44. Voir également, sur la « matière de Mars » fin-de-siècle, l’ouvrage de Robert Crossley, Imagining Mars. A Literary History, Middleton, Wesleyan University Press, 2011.]
Si l’on met à part les suggestions les plus farfelues ou les fantaisies littéraires12, deux grandes voies de communication sont envisagées à cette époque. La première passe par le son. En 1901, Nikola Tesla affirme avoir réussi à établir une communication par les ondes radiophoniques. Vingt ans plus tard, l’ingénieur italien Guglielmo Marconi prétend à son tour avoir reçu des signaux radio de Mars. Si leurs allégations ne convainquent pas la communauté scientifique, celle-ci fera effectivement des ondes électromagnétiques l’un des instruments de l’exploration spatiale avec les radiotélescopes dont le premier sera construit en 1936. En attendant, c’est par le son, plus exactement par la musique, que les Martiens communiquent avec les Terriens en 1901 dans la pièce A Signal from Mars, March and two steps du compositeur Raymond Taylor (fig.1).

https://levysheetmusic.mse.jhu.edu/collection/172/107
(Pour écouter la musique : https://www.youtube.com/watch?v=INT-m_dA4QE)
[12. Par exemple, dans la nouvelle humoristique « Qu’est-ce qu’ils peuvent bien nous dire ? », de Tristan Bernard (publiée dans le recueil des Contes de Pantruche et d’ailleurs en 1897), des savants veulent répondre à des signaux lumineux qu’ils ont décelés sur Mars. Ils déploient dans le Sahara une immense feuille de papier et écrivent : « Plaît-il ? » Les Martiens répondent : « Rien ». Étonnés, les savants agrandissent leur feuille de papier et demandent : « Alors pourquoi nous faites-vous des signes ? ». À quoi les Martiens répondent : « Ce n’est pas à vous que nous parlons, c’est à des gens de la planète Vénus ».]
L’autre voie est l’optique. En 1896, un rédacteur du San Francisco Call rapporte que des signaux lumineux en provenance de Mars ont été repérés par des astronomes (« A signal from Mars ») ; dans Le Journal des Voyages daté du 17 février 1901,Wilfrid de Fonvielle imagine que les habitants de Mars communiquent avec ceux de la Terre par signaux optiques. Pourquoi ne pas imaginer de communiquer en retour? L’astronome William H. Pickering (qui fut l’un des collaborateurs de Lowell) préconise l’installation de miroirs pouvant envoyer des signaux lumineux vers Mars. C’était déjà la solution privilégiée par Charles Cros qui, en 1869, passait en revue les divers moyens de communication avec les planètes ; mais celui-ci pensait pouvoir communiquer avec les Martiens en traçant des lignes de feu sur la surface désertique de leur planète au moyen d’un gigantesque miroir réfléchissant les rayons du Soleil. Nul ne sait ce qu’auraient pensé les habitants de Mars d’une prise de contact aussi agressive…
Camille Flammarion lui aussi penche pour l’optique : dans son roman La Fin du monde (1894), les Martiens utilisent un « téléphonoscope », un procédé de transmission des images par la lumière, pour envoyer aux Terriens une série de pictogrammes les avertissant qu’une comète se dirige vers leur planète. Mais l’astronome français, qui ne croit pas possible le voyage physique d’une planète à l’autre, tient surtout pour la communication par télépathie. Les ondes psychiques doivent permettre de vaincre les distances cosmiques. Proche des milieux spirites, lecteur et ami d’Allan Kardec (la figure de proue du spiritisme européen), il organise dans son observatoire de Juvisy des séances médiumniques (comme son confrère Giovanni Schiaparelli), considérant qu’il s’agit là d’un domaine où la curiosité scientifique doit pouvoir s’exercer sans crainte des quolibets. La communication avec les esprits est pour lui du même ordre que la communication avec les Martiens : un phénomène naturel que la science actuelle ne parvient pas encore à admettre, encore moins à expliquer
L’un des cas les plus fameux de communication télépathique avec les Martiens est celui rapporté par le psychologue Théodore Flournoy en 190013. Il y relate les visions martiennes d’une médium suisse, Élise Muller (qu’il renomme Hélène Smith), laquelle assure avoir rencontré des Martiens lors de transes qui ont eu lieu entre 1896 et 1899 ; elle peint leurs paysages et leur décor quotidien et même apprend leur langue, qu’elle prononce en public. Pour le psychologue, comme pour le linguiste Victor Henry qui consacrera un livre entier, en 1930, à la langue de Mars14, les visions d’Élise/Hélène sont imaginaires, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles seraient mensongères. Ils les interprètent plutôt comme des produits de son imagination subsconsciente, une sorte de vérité du corps qui serait hors de son contrôle conscient – comme le sont, dans d’autres phases, ses visions hindoues exprimées en faux sanscrit.

Paysage ultramartien par Hélène Smith en 1896 (collection particulière)
[13. Voir Karima Amer, « Contribution de Théodore Flournoy à la découverte de l’inconscient » Le Coq-Héron, 2014/3 (n°218), p. 46-61 (résumé d’une thèse de psychopathologie et psychanalyse consacrée au même sujet soutenue en 2012 à l’université de Paris VII). 14. Victor Henry, Le Langage martien [titre abrégé], Paris, Maisonneuve, 1901. Voir l’étude de Geneviève Piot-Mayol, « Il était une fois Hélène Smith », Essaim, n°18, 2007/1, p. 133-146.]
Guerre des mondes et utopies planétaires
Dans ses visions martiennes, Hélène Smith décrit des êtres doux et bienveillants, qui communiquent par les plus subtils des sens, ceux de l’esprit. C’est là reproduire un motif qui tient du lieu commun depuis la publication des textes martiens de Camille Flammarion, que la médium suisse a probablement lus, au moins sous une forme abrégée. L’astronome français tient le raisonnement suivant, qui s’appuie à la fois sur Darwin et sur Spencer : s’il existe une civilisation martienne, celle-ci est plus ancienne que les sociétés humaines ; partant, elle est aussi plus évoluée et a donc répudié toute forme de violence.
« L’esprit le moins optimiste prévoit le jour où la navigation aérienne sera le mode ordinaire de circulation; où les prétendues frontières des peuples seront effacées pour toujours ; où l’hydre infâme de la guerre et l’inqualifiable folie des armées permanentes, ruine et opprobre d’un état social intellectuel, seront anéanties devant l’essor glorieux de l’humanité pensante dans la lumière et dans la liberté! N’est-il pas logique d’admettre que, plus ancienne que nous, l’humanité de Mars soit aussi plus perfectionnée, et que l’unité féconde des peuples, les travaux de la paix aient pu atteindre des développements considérables? »15
[15. Camille Flammarion, La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité, op. cit., p. 586-587. Voir aussi son roman martien, Uranie, publié trois ans avant ce livre, en 1889.]
Lowell, en bon lecteur de Flammarion, tiendra le même raisonnement. La maîtrise supérieure des arts de l’ingénieur, dont témoignent la longueur et la largeur prodigieuses des canaux martiens, s’accompagne nécessairement selon lui d’une organisation sociale poussée elle-même au dernier degré de son perfectionnement. Au thème d’une planète à l’agonie se superpose donc, dans les écrits de ces marsophiles, celui d’une civilisation plus évoluée, pacifique et ayant résolu la plupart des maux dont souffrent les sociétés terrestres. D’autres auteurs feront de Mars le cadre d’utopies anarchistes, féministes, socialistes…16
[16. Exemple du premier cas : A Martian Odyssey de Stanley G. Weinbaum (1902-1935), publié en 1934 dans la revue Wonder Stories, qui oppose la société terrienne fondée sur la compétition à la société martienne des Thoth, basée sur la coopération mutuelle, chaque individu mettant spontanément ses capacités au service du bien commun. Utopie féministe, sur un ton plus léger, le roman Unveiling a parallel, publié en 1893 par deux autrices présentées comme « deux femmes de l’Ouest » dans la première édition, Alice Ilgenfritz Jones et Ella Robinson Merchant (un voyageur terrien visite deux sociétés martiennes dans lesquelles règne l’égalité entre hommes et femmes. Dans l’une, à Paleveria, les femmes ont adopté les caractéristiques négatives des hommes ; dans l’autre, à Caskia, l’égalité des sexes « a rendu les deux sexes gentils, aimants et généreux »). Exemple d’utopie socialiste (et spiritiste), enfin, The Certainty of A Future Life in Mars : Being the Posthumous Papers of Bradford Torrey Dodd, publié en 1903 par L. P. Gratacap, qui dépeint des Martiens socialistes et frugivores entre lesquels règne une égalité parfaite.]
L’utopie peut être une contre-utopie, utilisée pour valoriser les réalisations humaines. C’est par exemple le cas de l’un des premiers long-métrages de science fiction, Aelita, du réalisateur soviétique Yakov Protazanov (adapté en 1924 du roman d’Alexeï Tolstoï)17. On y voit deux Russes fomenter une révolution prolétarienne dans une société martienne dominée par une aristocratie décadente. Par contraste, la société soviétique, observée au moyen d’un télescope par la reine martienne Aelita, apparaît comme une sorte de Paradis sur terre. Aelita est un personnage double : amoureuse du héros et lui venant en aide, elle se retourne contre lui pour garder le pouvoir et trahit la révolution. Elle fait immanquablement penser à une autre « princesse de Mars », celle que rencontre John Carter dans des aventures épiques imaginées par le romancier étatsunien Edgar Rice Burroughs (par ailleurs père de Tarzan), lui aussi lecteur de Flammarion et de Lowell. Pendant plus de trois décennies, les récits du cycle de Mars seront un formidable succès d’édition (dix livres publiés entre 1917 et 1948) et inspireront d’innombrables imitateurs, des bandes dessinées (de Buck Rogers à Flash Gordon) et plusieurs adaptations cinématographiques. Mars (ou, plutôt, Barsoom, comme la nomme Burroughs) est ici le cadre d’aventures qui séduisent le public par leur exotisme pittoresque, l’imaginaire de la frontière et les valeurs incarnées par un héros sans peur ni reproches.
[17. Pour voir le film : https://www.youtube.com/watch?v=YW0SkoU-1eQ%5D

Frontispice de la 1e édition de A Princess of Mars (1917)
Si, dans ces récits d’aventures ou dans les utopies planétaires dont Mars est le décor, ce sont des voyageurs venus de la Terre qui découvrent un monde fabuleusement autre (mais dont bien des traits rappellent la Terre, en bien ou en mal), d’autres textes racontent la venue sur Terre de Martiens. Dans ce cas, la rencontre tourne souvent à la confrontation et, dans un premier temps au moins, au désavantage des Terriens. Le grand roman qui fixe les règles du genre est bien entendu The War of the Worlds de l’écrivain anglais Herbert G. Wells. Publié en 1898, le roman raconte l’arrivée sur Terre (plus précisément en Angleterre, puisque toute l’action se passe dans ce pays) d’êtres supérieurement intelligents qui entreprennent de coloniser notre monde et d’en exterminer les habitants. Ceux-ci devront leur salut et leur victoire finale non à leurs armes, dérisoirement impuissantes face à la technologie martienne, mais aux maladies microbiennes auxquelles succombent les envahisseurs. Si le roman peut être lu, au premier degré, comme un simple et palpitant roman d’aventure (ou roman-catastrophe), les thèmes traités apparaissent d’une singulière richesse. Non seulement Wells fait fond sur les connaissances scientifiques de son époque (les théories évolutionnistes, l’astronomie, les découvertes récentes sur les maladies infectieuses) mais il se livre à une critique de la société de son temps. Les Martiens de Wells se comportent en effet à l’égard des Terriens comme les Britanniques avec les indigènes de leurs colonies ; et l’impuissance des Terriens à les combattre tourne en ridicule la glorieuse armée de Sa Majesté…
L’action sera transposée quarante ans plus tard aux États-Unis par un presque homonyme, Orson Welles, alors jeune acteur pour le théâtre et la radio. Son émission radiophonique du 30 octobre 1938 sur WABC est restée célèbre pour avoir levé un vent de panique sur l’Amérique, certains auditeurs tenant pour vrai le récit de l’invasion martienne. La représentation d’une planète Mars peuplée d’êtres menaçants et répugnants s’est, à cette époque, imposée dans l’imagination populaire. Elle donnera lieu à d’innombrables romans et nouvelles de science fiction (en particulier dans les pulps fondés par Hugo Gernsback, Amazing Stories et Wonder Stories, dont certains auteurs seront parmi les fondateurs de l’American Rocket Society), de comics et d’illustrations, de serials et de films, en particulier au temps de la Guerre froide, quand Mars entre dans l’âge spatial. Le réalisateur Tim Burton, en 1996, en donnera une parodie hilarante avec Mars attacks !.

L’entrée de Mars dans l’âge spatial
Pour se rendre sur Mars, le merveilleux scientifique fin-de-siècle a inventé toutes sortes de techniques, de l’obus tiré par un canon jusqu’au tapis magique en passant par l’énergie psychique accumulée par des milliers de fakirs. Mais les progrès de l’aéronautique puis l’invention de l’astronautique (mot forgé en 1925 par l’écrivain franco-belge J.H. Rosny aîné) rendent le voyage dans l’espace moins chimérique. La science des fusées naît en Allemagne dans les années 1920 ; elle sera mise au service de la machine de guerre nazie durant la Seconde Guerre mondiale, avant que ses savants ne soient récupérés par les Alliés après la défaite du Reich. C’est le cas, en particulier, de Wernher von Braun, père des V2… puis des missiles balistiques étatsuniens. Lorsque l’U.R.S.S. envoie le premier satellite puis le premier homme dans l’espace, il est nommé responsable des programmes de vols habités menés par la Nasa à partir de 195818.
[18. Voir notamment Michael J. Neufeld, Von Braun : dreamer of space, engineer of war, New York, Vintage Books, 2008.]
En 1949, alors qu’il est en liberté surveillée au Texas puis au Nouveau Mexique et dépourvu de moyens, il rédige un roman de science fiction qui restera inédit jusqu’à sa mort ; seules les annexes techniques du Marsprojekt seront publiées de son vivant, en 1952 (en allemand) et en 1953 (en anglais)19. Il y imagine le premier vol habité vers Mars, la découverte par les Terriens d’une civilisation martienne très avancée et le retour sur Terre de certains de ses représentants venus offrir leur aide à la Terre, en reconstruction après une guerre mondiale dévastatrice (dans laquelle les puissances occidentales l’ont emporté…). « Histoire technique », l’intérêt de ce roman réside moins dans l’intrigue, assez classique et qui s’inscrit dans la tradition des utopies planétaires, que dans l’arrière-fond géopolitique (celui de la Guerre froide naissante entre les blocs atlantiste et soviétique), typique des productions culturelles de la fin des années 1940 aux années 1960. Le roman et le film « martiens » vont être marqués par la rivalité entre les deux idéologies qui se disputent la prééminence et les Martiens, dans l’imaginaire populaire étatsunien de cette époque, seront bien souvent la métaphore de la menace communiste. L’autre intérêt du roman réside dans la description très précise, nourrie par les dernières avancées de la science et de la technique, du voyage vers Mars (avec, en particulier, l’idée de l’assemblage d’une flotille de fusées spatiales dans une station orbitale).
[19. Wernher von Braun, The Mars Project. A technical Tale, Champaign, University of Illinois Press, 1953.]
Par la suite, von Braun ne cessera de militer pour l’adoption d’un programme d’exploration spatiale très ambitieux, non seulement auprès des responsables scientifiques et politiques mais aussi de l’opinion publique étatsunienne auprès de laquelle il tente de populariser le rêve de l’aventure spatiale. Au milieu des années 1950, il collabore avec Walt Disney à des films éducatifs ayant pour thème le programme spatial américain : Man in Space et Man and the Moon en 1955, puis Mars and Beyond en 1957 ; il écrit aussi des livres de vulgarisation scientifique. Après le succès de la mission Apollo 11 et l’alunissage du 20 juillet 1969, il croit possible d’envoyer rapidement un vol habité vers Mars. Mais l’administration Nixon en décidera autrement, réduisant le budget de la Nasa et privilégiant les missions dans l’espace proche (une orientation qui aboutira aux programmes des navettes spatiales et de la station spatiale internationale).
Avec von Braun, le roman martien est entré dans l’âge spatial qui est aussi celui de la hard science fiction, une science fiction « réaliste », basée sur l’extrapolation des découvertes scientifiques. Certes, Mars servira encore de décor à des aventures relevant de la science fantasy (comme les romans de Leigh Brackett), ou bien, comme dans les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, de miroir contre-utopique à la Terre. Mais le temps est venu des romans martiens qui mettent Mars à portée de fusée, les récits de Robert Heinlein, Arthur C. Clarke, Isaac Asimov, Philip K. Dick, qui seront par la suite adaptés au cinéma et à la télévision. Les illustrateurs accompagnent ce mouvement : il n’est que de comparer les « vues d’artiste » de Mars d’un Lucien Rudaux, dans les années 1930 (astronome amateur français et peintre d’une planète Mars dans le droit fil des descriptions de Camille Flammarion) et celles d’un Chesley Bonestell vingt ans plus tard, qui signe pour des magazines comme Collier’s, Life ou Mechanix Illustrated des vues de Mars semées de vaisseaux spatiaux (fig. 2 et 3)20 . Cette tendance sera renforcée avec les premières photographies de la surface de Mars envoyées par les sondes étatsuniennes, au milieu des années 1960. Mars n’est plus seulement observée depuis la Terre ; l’ère de l’exploration commence et, avec elle, son lot de déconvenues… et de nouvelles espérances.
[20. Lucien Rudaux, Sur les autres mondes, Larousse, 1937. De Chesley Bonestell, voir en particulier ses illustrations pour The Exploration of Mars (texte Willy Ley et Wernher von Braun, pour Viking, 1956), et Mars (texte Robert Richardson, pour Allen and Unwin, 1964). Voir Elsa de Smet, « Le Paysage spatial: de l’École de Barbizon aux pulps magazines », ReS Futurae, revue d’études sur la science-fiction, n°5, 2015 (https://journals.openedition.org/resf/639?lang=en).]

(photo du livre de Lucien Rudaux Sur les autres mondes 1937 (BNF)

Chesley Bonestell The Exploration of Mars 1953 [https://airandspace.si.edu/multimedia-gallery/exploration-marsjpg]
- Mars au temps de l’exploration (1965 à nos jours)
Mariner et Viking : la fin des illusions martiennes?
Mars est l’un des principaux enjeux de la rivalité États-Unis / U.R.S.S., lancés dans une course à l’espace. Première à envoyer un satellite puis un homme dans l’espace, l’Union soviétique devance encore les États-Unis en envoyant la première sonde vers Mars, en octobre 1960. Mais Marsnik n’atteindra jamais Mars, inaugurant une longue suite d’échecs du programme martien de Moscou (qui n’empêchera pas cette dernière et ses alliés du camp socialiste d’émettre un matériel de propagande célébrant ses réussites, en particulier des timbres). C’est la sonde étatsunienne Mariner 4 qui, la première, parvient à transmettre des photographies de Mars en juillet 1965. La résolution est encore médiocre mais ce qui est clair, c’est que Lowell s’est trompé : il n’y a pas de canaux sur Mars, pas plus qu’il n’y a de végétation ni de mer. Mars telle que la révèle Mariner est une planète désolée, semée de cratères, couverte de sables et de rochers, très différente de la planète certes mourante mais encore parcourue de formes de vie qu’ont rêvée (ou redoutée) des générations de Terriens. D’autres sondes montrent par ailleurs que l’atmosphère y est ténue, les températures extrêmes ; des conditions peu propices à la vie, actuelle ou passée. La désillusion est forte. Elle sera encore renforcée avec Mariner 9, la première sonde mise en orbite autour de Mars, qui va transmettre à partir de 1972 des milliers de clichés de la surface martienne, puis le programme Viking, qui fait atterrir – amarsir – deux sondes quatre ans plus tard. Là encore, le paysage de désolation qu’elles transmettent refroidit les marsophiles les plus enthousiastes et donne de nouvelles munitions à ceux qui dénoncent le coût exorbitant des programmes d’exploration spatiale. Pourquoi tant d’argent pour un astre mort?
Le roman et le film martiens des années 1960 aux années 1980 traduisent ce désenchantement. Un certain nombre d’entre eux déconstruisent la figure du héros de la conquête de l’espace, le mythe masculiniste et nationaliste de la nouvelle frontière, l’image romantique et exaltante d’une planète permettant de donner un nouveau sens à l’aventure humaine. Que ce soit dans les textes de Philip K. Dick (en particulier Martian Time-Slip en 1964 ou « We Can Remember It for You Wholesale » deux ans plus tard)21, dans le roman Farewell, Earth’s Bliss de David Guy Compton en 1966 ou encore dans Die Erde ist nah de Ludek Pesek en 1970, Mars n’apparaît plus désirable. Lieu clos où les humains s’entassent dans des colonies totalitaires ou planète sans vie tombeau de vaines expéditions, Mars est une impasse ; elle ne peut pas plus sauver la Terre des maux qui l’accablent que la Terre ne peut la sauver, ce que constatait déjà Walter Tevis dans The Man Who Fell to Earth en 196322.
[21. Traduit sous le titre « Souvenirs à vendre », adapté par Paul Verhoeven sous le titre Total Recall en 1990 puis par Len Wiseman en 2012. 22. Le livre raconte la venue sur Terre d’un extraterrestre envoyé par son peuple qui se meurt sur une planète en voie d’assèchement (il s’agit d’Anthea et non de Mars mais l’intrigue correspond au schéma classique depuis Lowell). Il échoue dans sa mission et demeure sur Terre, aveugle, alcoolique et désespéré. Le livre est adapté au cinéma en 1976 avec David Bowie dans le rôle principal (dont la chanson « Life on Mars » fut l’un des grands succès de l’année 1971), puis de nouveau sous la forme d’une série télévisée en 2022.]
Avec la fin des illusions martiennes, c’est aussi toute une culture populaire de Mars qui semble frappée d’obsolescence :
« Que signifiait, au juste, l’accomplissement d’un grand rêve ? Telle était la question que je me posais, entre autres. L’homme mettait le pied sur Mars, et n’y voyait ramper aucune espèce de monstres verts, il n’y trouvait pas davantage d’anciens canaux, à la surface desquels se seraient reflétés les toits de cités mythiques, ni d’Atlantide martienne à demi enfouie dans le sable. Notre séjour, à nous, sur Mars n’avait consisté qu’en une série monotone de peines et de souffrances sans fin. »23
[23. Ludek Pesek, Les Exilés de l’espace [titre français de Die Erde ist nah], Paris, Hachette, 1975, p. 312.]
L’écrivain et éditeur de science-fiction français Gérard Klein, dans un article publié par le mensuel Lui quelques semaines après le passage au-dessus de Mars de la sonde Mariner 4, fait le deuil « d’un millier de Mars » imaginés par ses prédécesseurs : « Nous ne rencontrerons jamais Dejah Thoris ni Aelitia (sic), nous ne vaincrons jamais les Erloor, nous n’aurons jamais pour convive un Sorn ou un Touil. Nous affronterons Mars seuls. »24
[24. Cité par Pierre Lagrange et Hélène Huguet, op. cit., p. 102. Dejah Toris et Aelita sont respectivement princesse et reine de Mars dans le cycle martien d’Edgar R. Burroughs et le roman d’Alexeï Tolstoï, les Erloor et les Sorn sont des races martiennes (dans Le Prisonnier de la planète Mars puis La Guerre des Vampires de Gustave Le Rouge ; dans Out of the Silent Planet de Clive S. Lewis) et Touil est le nom que donne à une sympathique créature martienne l’explorateur du roman de Stanley G. Weinbaum, A Martian Odyssey.]
Mais d’autres ne se résignent pas à cette solitude, à l’instar de l’astronome étatsunien Carl Sagan, qui pense que les sondes n’ont pas tout révélé de Mars. « Il y a d’autres possibilités : des fossiles, des empreintes de pas, des minarets25. » Dans l’un de ses best-sellers de vulgarisation scientifique, Cosmos, Sagan fait part de son « émotion » à la vue d’une photo transmise par la sonde Viking 1 :
« Il y eut un bref moment d’émotion quand nous crûmes apercevoir sur un petit rocher de Chryse un B majuscule gravé par quelque Martien inconnu. Mais ce n’était qu’un tour que la lumière, l’ombre et l’aptitude humaine à déchiffrer des signes nous avaient joué… Mais pendant un instant l’écho lointain d’un mot de mon enfance résonna dans ma tête : Barsoom. »26
[25. Carl Sagan et Iosif S. Shklovski, Intelligent Life in the Universe, San Francisco, Holden-Day Inc., 1966, p. 293. 26. Cité par le théoricien et auteur de bande dessinée Harry Morgan sur son site : http://theadamantine.free.fr/. Voir le chapitre 4 du livre de Carl Sagan Cosmos « Blues pour une planète rouge » ainsi que la série télévisée sortie elle aussi en 1980. Lire également son roman Contact, publié en 1985 où il imagine la première rencontre entre les humains et une intelligence extraterrestre.]
Visages de Mars et théories conspirationnistes
L’illusion d’optique décrite par Carl Sagan, connue sous le nom de paréidolie, a fait des ravages parmi les croyants en l’existence d’une vie extraterrestre intelligente dans le voisinage de la Terre. Après la Lune, c’est en effet sur la planète rouge que l’on crut discerner des formes évoquant des structures artificielles27. Si les photographies envoyées par les sondes martiennes ont découragé la foi de beaucoup, elles ont au contraire encouragé les délires interprétatifs de quelques-uns, qui virent paradoxalement dans les clichés rendus publics par la Nasa autant de preuves que celle-ci mentait quant aux véritables découvertes qu’elle y avait effectuées.
[27. Le parallèle peut être prolongé en évoquant une autre théorie du complot : celle selon laquelle les Américains ne se seraient jamais posés sur la Lune et que leur alunissage aurait été tourné en studio sur Terre, peut-être par Stanley Kubrick. On retrouve cette idée dans le film Capricorn One de Peter Hyams sorti en 1978 : le gouvernement étatsunien fait réaliser en studio le premier amarsissage après avoir dû annuler la mission réelle.]
Le cas le plus connu est celui du « visage de Mars », une formation rocheuse révélée en 1976 par la sonde orbitale Viking 1 dans la région appelée Cydonia. Certains voulurent y voir un gigantesque visage sculpté dans la roche (fig.4).

(http://www.astrosurf.com/luxorion/Images/cydonia-compare.jpg)
La preuve semblait être donnée par la science même qu’une antique civilisation avait existé sur Mars, interprétation parfois prolongée par une comparaison avec des vestiges de grandes civilisations humaines (en particulier en Égypte) pour en inférer un lien de filiation entre elles. Cette thèse, entre ufologie et théories du complot avant la lettre, sert de trame au film de Brian de Palma, Mission to Mars, sorti en 2000 (la même année que Red Planet d’Anthony Hoffman). Unique film de science-fiction du réalisateur étatsunien, le film est un mélange de réalisme (la Nasa a collaboré à la conception du film) et de fantastique qui actualise le rêve de Mars. Que le film soit sorti deux ans après les clichés beaucoup plus précis du site de Cydonia par la sonde Mars Global Surveyor qui montrèrent que le fameux visage n’était qu’une colline comme une autre, indique que ce rêve est en mesure de résister à tous les démentis scientifiques. C’est la rivalité entre astronomes amateurs et professionnels qui rejoue ici, la plupart des tenants d’une vie intelligente sur Mars revendiquant une forme d’amateurisme et d’indépendance à l’égard d’une « science officielle » insuffisamment exaltante à leurs yeux.
[28. Cette partition entre amateurs et professionnels est sans doute trop schématique. Après tout, l’astronome soviétique avec lequel Carl Sagan a écrit Intelligent Life in the Universe, Iosif Schklovskii, pensait que les deux lunes de Mars, Phobos et Deimos, étaient des satellites artificiels, construits par une intelligence extraterrestre.]
Mars redécouverte
La sortie quasi simultanée, en 2000, de deux films (inégalement) importants sur Mars, auxquels on peut ajouter le film de John Carpenter Ghosts of Mars l’année suivante, indique également que Mars, au tournant du siècle, bénéficie d’un regain d’intérêt. D’autres œuvres marquantes, dans le domaine littéraire cette fois, les ont précédés, en particulier la trilogie sur la Nasa de Stephen Baxter (dont Voyage en 1996, qui raconte une expédition vers Mars), une autre trilogie, entièrement consacrée à Mars, par Kim S. Robinson entre 1992 et 1996 ou encore The Martian Race de Gregory Benford en 1999.
[29. Kim S. Robinson, Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue, éd. intégrale chez Omnibus en 2006, rééditée en 2012.]
Les difficultés techniques et les problèmes éthiques inhérents à un voyage vers une planète aussi lointaine que Mars, sa colonisation et sa transformation en une terre habitable pour les humains (la terraformation) sont au cœur de ces ouvrages typiques d’une science-fiction très documentée, nourrie par la lecture d’ouvrages scientifiques pointus, volontiers qualifiée par ses auteurs d’ « hyper-réaliste ». Ils paraissent, et ce n’est pas un hasard, au moment où l’exploration spatiale se trouve relancée, en particulier du côté de Mars. En quelques années, les États-Unis envoient plusieurs sondes vers la planète rouge, des programmes généralement couronnés de succès qui entretiennent l’intérêt du public et permettent d’accumuler une masse énorme de nouvelles données30 (fig.5).
[Mars Global Surveyor et Mars Pathfinder en 1996, Mars Odyssey en 2001, les deux Mars Exploration Rover en 2003. D’autres puissances s’en mêlent : l’agence spatiale européenne envoie sur Mars une sonde et un atterrisseur en 2003. La sonde japonaise Nozomi échoue, quant à elle, la même année.]

(https://www.nasa.gov/image-feature/curiositys-dusty-selfie)
Un homme incarne, plus que d’autres, ce nouvel attrait pour la planète rouge, le marsisme comme utopie et idéologie technophiles : Robert Zubrin. Né en 1952 dans une famille d’immigrés russes juifs installée à Brooklyn, il devient ingénieur dans le domaine de l’aérospatiale et fonde sa propre compagnie, Pioneer Astronautics, qui a notamment pour client la Nasa. Frustré par le désintérêt de l’agence spatiale étatsunienne pour l’exploration spatiale et pour Mars en particulier depuis les années Nixon, il fonde en 1998 l’association The Mars Society avec des parrainages aussi prestigieux que le réalisateur James Cameron, l’astronaute Edwin (« Buzz ») Aldrin ou l’écrivain Kim S. Robinson31.
[31. Robinson, dont la trilogie martienne inspire à Robert Zubrin les motifs du « drapeau de Mars », aux trois couleurs rouge, vert et bleu. Zubrin écrira aussi les paroles de « Rise to Mars » (sur une musique du chanteur d’opéra Oscar Castellino), qu’il présente comme l’hymne de Mars à l’occasion du vingtième anniversaire de la fondation de The Mars Society. Les premiers vers en indiquent la tonalité générale : « Rise to Mars! Men and Women. Dare to dream! Dare to strive! Build a home for our children. Make this desert come alive! ».]

Le drapeau de Mars flotte près de la station de simulation martienne de la Mars Society sur l’île de Devon (Canada) (photo sur Twitter/X Robert Zubrin, 23 février 2017)
Pour lui, le mythe de la frontière est la vraie religion de l’Amérique ; si celle-ci s’en détourne, elle risque de perdre sa raison d’être. Dans de nombreux textes publiés ou prononcés lors des conférences qu’il dispense depuis une trentaine d’années, il se fait l’infatigable propagandiste d’une « civilisation spatiale » à venir qui doit transporter les humains hors de leur planète natale. Pour contrer l’argument selon lequel l’exploration spatiale coûte trop cher, il présente en 1991 un projet qu’il intitule « Mars Direct », dont la proposition la plus audacieuse consiste à produire sur place, dans le cadre d’une base martienne, le carburant dont aura besoin l’équipage pour effectuer son voyage retour vers la Terre.
[32. Robert Zubrin, Cap sur Mars. Un plan pour l’exploration et la colonisation de Mars par l’Homme, [trad. de The case for Mars, 1996], Saint-Orens de Gameville, éd. Goursau, 2004.]

Robert Zubrin et la Mars Society (https://www.youtube.com/watch?v=lOasF-hyDuw)
La déclaration de fondation de The Mars Society33 énumère les raisons pour lesquelles il importe non seulement d’encourager l’exploration robotique de Mars mais d’y envoyer des humains : pour y chercher des traces d’une vie extraterrestre qui bouleverseraient la représentation que se fait l’Homme de sa place dans l’univers ; pour le surcroît de connaissances qu’une telle exploration apporterait sur l’histoire de la Terre ; pour le défi technologique à surmonter et les applications terrestres des technologies développées pour Mars ; pour la coopération internationale qu’impliquerait nécessairement une entreprise de cette ampleur ; pour l’enthousiasme que ne manquerait pas de susciter un tel projet dans la jeunesse du monde entier34. Aller vers Mars, s’y installer de façon permanente serait, ajoute The Mars Society, l’opportunité de refonder un monde meilleur, de rendre Mars à la vie, de donner un avenir à l’humanité – ou une chance de survivre, si la Terre devient, pour une raison ou un autre, inhabitable. Ce serait enfin, mais cet argument est en réalité premier et revient souvent sous la plume des porte-parole de l’association, obéir à cet instinct qui a toujours porté l’Homme vers l’Inconnu, satisfaire une curiosité inscrite en quelque sorte dans ses gènes, accomplir ce à quoi toute son histoire l’a destiné. Pour Zubrin et les adhérents de The Mars Society, il est donc non seulement légitime et possible mais nécessaire et urgent d’aller sur Mars afin d’en faire une terre capable d’accueillir un peuplement humain. Il s’agit d’en convaincre à la fois les opinions publiques et les décideurs politiques, scientifiques et économiques du monde entier, à commencer par ceux des pays occidentaux.
[33. Reproduite et traduite dans le numéro 3 du bulletin de l’association Planète Mars, avril 2000. 34. Dans d’autres textes qui émanent de l’association, l’exploration spatiale et, singulièrement, martienne, est présentée comme un moyen de lutter contre l’irrationalisme et l’anti-scientisme qui se répandraient dans la jeunesse. Voir par exemple Embarquement pour Mars, A2C Médias, Versailles, 2017.]
Pour ce faire, The Mars Society use de tous les vecteurs de communication à sa disposition, allant de la conférence publique et des expositions aux livres et aux films de vulgarisation scientifique en passant par les réseaux de l’Internet et les interviews dans divers médias35. Elle finance et anime un programme de stations de simulation (deux bases, la première dans l’Utah, la seconde dans l’île de Devon, dans l’archipel arctique canadien) où sont testés les matériels mais aussi les limites de la résistance humaine en milieu clos ou dans des conditions extrêmes, en lien avec des programmes de la Nasa. Très vite, The Mars Society essaime dans d’autres pays et compte aujourd’hui douze sociétés-filles, la plupart situées en Europe. En France, c’est l’association Planète Mars qui la représente. L’étude de son bulletin, dont le premier numéro paraît en octobre 1999, montre dès le début la diversité de ses activités et de ses contacts avec d’autres institutions telles que le Palais de la Découverte, le Musée de l’air et de l’espace, la Cité de l’espace, l’International Space University de Strasbourg, le CNES, la Société astronomique de France… Financée par les cotisations de ses membres (sur lesquels, hélas, peu de données sont disponibles36) et par la vente de divers produits, en particulier de livres, l’association tient chaque année un congrès à l’occasion duquel sont évoqués non seulement la vie de l’association mais aussi les progrès accomplis dans l’exploration de Mars. La plupart de ses dirigeants passés et actuels ont une expérience professionnelle dans le secteur de l’aérospatiale ou sont des scientifiques de diverses disciplines en lien avec l’exploration spatiale ; certains d’entre eux mènent en parallèle, sur le modèle de Zubrin, une carrière de vulgarisateur scientifique37.
[35. Voir notamment la présentation de l’association sur Youtube : https://www.youtube.com/@TheMarsSociety. Les site de l’association étatsunienne : https://www.marssociety.org/ et de l’association française : https://planete-mars.com/. 36. Le bulletin n’indique ni le nombre ni l’identité des adhérents de Planète Mars. Un article de presse de 2016 donne le chiffre de 150 adhérents (https://actu.fr/normandie/vernon_27681/video-association-planete-mars-quand-vivre-sur-la-planete-rouge-ne-sera-plus-un-reve_10721710.html). Un autre article de presse fait état de 10 000 adhérents pour The Mars Society en 2008 (https://www.la-croix.com/Archives/2008-07-15/Vivre-sur-Mars-une-utopie-NP-2008-07-15-324129). 37. Ainsi Albert Ducroq, ingénieur et journaliste scientifique, qui fut le premier président de l’association française (auteur, entre autres, de À la recherche d’une vie sur Mars, Paris, Flammarion, 1976) ; Richard Heidmann, co-fondateur de Planète Mars, ingénieur et auteur de Planète Mars. Une attraction irrésistible, Paris, Alvik éd., 2005 ; Charles Frankel, géologue et planétologue, auteur de L’Homme sur Mars. Science ou fiction? Paris, Dunod, 2007.]
Mars aujourd’hui, plus que jamais entre science et fiction
On trouve, dans les colonnes de Planète Mars, l’organe de liaison de l’association du même nom, des articles portant sur divers projets privés d’exploration spatiale et de voyage vers Mars qui caractérisent en propre le temps présent. Certains ont fait long feu (le projet néerlandais Mars One de Bas Landsorp et Arno Wielders en 2011 ou Inspiration Mars de Dennis Tito en 2013), d’autres ont passé avec succès la phase du développement industriel (Blue Origin, du milliardaire Jeff Bezos, Orbital ATK de David W. Thompson) ; aucun, cependant, ne paraît plus avancé et ambitieux que le projet développé par la société SpaceX, fondée en 2002 par le milliardaire d’origine sud-africaine Elon Musk. En peu d’années, celle-ci s’est taillée une place au soleil sur le marché très concurrentiel des lanceurs. Musk a fait du voyage vers Mars la priorité de sa société, un projet qui est à la fois industriel et personnel puisqu’il a annoncé son intention de finir ses jours sur la planète rouge! Il souhaite surtout mener à bien un programme de colonisation de Mars qui paraît à l’heure actuelle peu réaliste de l’aveu même des marsophiles les plus convaincus, Zubrin en tête. Mais Elon Musk a déjà réussi deux choses. La première, c’est de devenir une icône de la culture populaire, figurant notamment dans deux séries télévisées de science-fiction, l’une américaine, l’autre européenne, sur la conquête de Mars38. L’autre exploit est d’avoir réveillé l’ardeur des agences spatiales nationales, mises au défi par l’homme d’affaires qui aspire à être celui qui aura fait poser le premier homme (ou la première femme) sur Mars.
[38. La série européenne, Missions, du trio Henri Debeurme, Julien Lacombe, Ami Cohen, imagine deux missions concurrentes sur Mars, toutes les deux financées par des milliardaires (dont l’un évoque irrésistiblement Elon Musk) en partenariat avec, d’une part, la Nasa, d’autre part, l’Agence spatiale européenne (OCS City, 3 saisons, 2017-2021). La série étatsunienne, Mars, est un docu-fiction racontant les préparatifs ayant conduit à la première mission d’exploration de Mars en 2033 ; Elon Musk, mais aussi Robert Zubrin et d’autres figures de l’aventure spatiale y tiennent leur propre rôle (Netflix, 2 saisons, 2016-2018). On peut ajouter à ces séries celle de Ronald D. Moore, Matt Wolpert et Ben Nedivi, For All Mankind, excellente uchronie racontant une course à l’espace qu’auraient d’abord remportée les Soviétiques, premier alunissage compris, et dans laquelle apparaît un personnage de milliardaire très intelligent, faussement décontracté et mégalomane qui ambitionne de poser la première fusée sur Mars (Apple TV+, 3 saisons, 2019, en cours).]
Une double course de vitesse s’est engagée, entre les initiatives privées et les agences, d’une part, entre celles-ci, d’autre part. Si la colonisation de Mars paraît pour l’instant hors d’atteinte, les missions robotiques se sont multipliées ces dernières années : entre 2000 et 2022, pas moins de 25 sondes ont visé la planète rouge. Entretemps, de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène spatiale internationale : l’Europe a réussi à mettre une sonde en orbite en 2003, l’Inde a suivi en 2004, la Chine a posé une astromobile sur Mars en 2021 et a annoncé vouloir effectuer un aller-retour en 2030 afin de rapporter sur Terre des échantillons du sol martien ; même la Russie a, en coopération avec l’ESA, brisé la malédiction qui semblait poursuivre ses tentatives vers Mars, réussissant en 2016 à mettre une sonde en orbite. En 2021, c’est au tour des Émirats arabes unis d’accomplir cet exploit, prélude à un ambitieux programme de colonisation de Mars d’ici un siècle (Mars 2117), dont la préfiguration est prévue dès 2030 dans les sables du désert de Dubaï (Mars Science City). L’intérêt scientifique de ces diverses missions est parfois douteux mais ce qui ne l’est pas, c’est que Mars est devenu un enjeu dans la rivalité des grandes puissances, le marqueur ultime de leurs capacités technologiques et économiques. Le monopole étatsunien est remis en cause et, avec lui, la prééminence occidentale sur le rêve martien.
[39. Cf sur ce point la thèse de Georges-Emmanuel Gleize, Voyages interstellaires. Affirmation, enjeux et hiérarchie de puissance pour l’exploration et l’occupation in situ de l’espace interstellaire à l’âge de la « conquête spatiale », XXe-XXIe siècles, soutenue en 2021 à l’université de Toulouse 2 sous la direction de Jean-Marc Olivier.]
Dans le film Seul sur Mars de Ridley Scott, adapté en 2015 du roman d’Andy Weir traduit en français sous ce même titre40, l’agence spatiale chinoise (CNSA) vient en aide à son homologue étatsunienne pour aider à secourir l’astronaute naufragé sur Mars. Il n’en fallait pas plus au vrai directeur du CNSA, Xu Dazhe, pour appeler à une meilleure coopération entre les deux agences, regrettant les « obstacles » qui l’empêchent actuellement41. L’anecdote est révélatrice à la fois de l’écho mondial rencontré par le film, du caractère très réaliste du roman comme du film (tant Andy Weir que Ridley Scott ont travaillé en étroite coopération avec la Nasa) et de la rivalité entre la première puissance spatiale et celle qui émerge comme sa principale concurrente en ce début de XXIe siècle. Elle renseigne aussi sur le lien, plus fort que jamais, entre science et fiction dans la construction d’un imaginaire martien.
[40. Titre original : The Martian (2012), trad. française en 2014 chez Bragelonne. 41. https://www.slate.fr/story/117241/chine-film-seul-sur-mars-cooperation-nasa-possible.%5D
Une autre anecdote en témoigne. La sonde Phœnix qui fut lancée en 2007 vers Mars par la Nasa, emportait avec elle un dvd intitulé « Visions de Mars », composé par l’association étatsunienne The Planetary Society (co-fondée par Carl Sagan en 1980)42. Ce dvd, fait d’un matériau conçu pour résister aux conditions climatiques de Mars, contenait une collection multimédia se rapportant à la planète rouge, dont La Guerre des mondes de Herbert G. Wells et son adaptation radiophonique par Orson Welles, un livre de Percival Lowell avec une carte des canaux martiens, les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, la trilogie de Kim Stanley Robinson, un roman d’Isaac Asimov ainsi que des messages censés s’adresser à de futurs visiteurs (terriens) sur Mars écrits par Arthur C. Clarke et Carl Sagan. Soit les grands auteurs, tous masculins et de culture anglophone, de la « matière de Mars » depuis plus d’un siècle, le canon de l’épopée martienne43.
[42. Carl Sagan avait déjà conçu la célèbre plaque embarquée à bord des deux sondes spatiales Pioneer 10 et Pioneer 11, lancées en 1972 et 1973 représentant un homme et une femme nus ainsi que plusieurs symboles fournissant des informations sur l’origine des sondes, à destination d’éventuels êtres extraterrestres. 43. De fait, les autrices ont été beaucoup plus rares à s’intéresser à Mars, Leigh Brackett et son cycle martien entre 1953 et 1967 faisant figure d’exception. Plus récemment, on peut signaler l’intéressant Lady Astronaute de Mary Robinette Kowal, un recueil de nouvelles dont la principale concerne Mars (Gallimard Folio, 2020).]
Conclusion
Mars fait toujours rêver. On continue d’y chercher les traces d’une vie passée – non plus celle d’une civilisation avancée mais des biomorphes fossiles que pourraient aussi contenir des météorites en provenance de Mars. Le rêve demeure, c’est l’échelle qui change. Cependant, en dépit de la sophistication croissante des appareils d’observation et de mesure, cette quête est pour l’heure restée vaine. Aussi se tourne-t-on désormais de plus en plus vers la vie que pourrait abriter Mars dans un futur plus ou moins lointain, lorsque les humains s’y seront posés puis installés. Indépendamment des difficultés techniques ou des obstacles économiques, l’idée même de recommencer l’aventure humaine sur une planète lointaine ne fait pas l’unanimité parmi les artistes ni, sans doute aussi, parmi les scientifiques. Pour l’écrivain Brian Aldiss, en dialogue avec le mathématicien et physicien Roger Penrose, Mars doit demeurer « intouchée dans le ciel »44 ; c’est également, vingt ans plus tard, l’avis de l’écrivain Sylvain Tesson, lui aussi en dialogue mais avec le dessinateur François Schuiten45. L’angoisse écologique qui saisit les Terriens de l’ère anthropocène renverse la perspective ancienne : ce n’est plus Mars qui est mourante, c’est la Terre qui cherche son salut dans l’espace, et certains se demandent si ses habitants ont droit à une seconde chance.
Quoi qu’il en soit, à toutes les époques, Mars sert d’écran où les auteurs projettent leurs fantasmes mais aussi leur regard critique sur leur monde, leurs institutions, conventions, rituels, coutumes. Comme Kim S. Robinson en fait la remarque au début de Mars la rouge, l’histoire littéraire (mais aussi cinématographique) de Mars est celle de notre esprit et de ses représentations, « car nous sommes toute la conscience que Mars ait jamais eue ». Cette planète qui a depuis si longtemps fasciné les humains est le produit du progrès scientifique et des histoires que l’on a racontées à son propos, le produit d’une interaction entre les faits rapportés par la science et l’imagination créatrice, entre la connaissance par l’intellect et la connaissance par le sentiment. De ce point de vue, les théories que la science a reconnues a posteriori comme des « erreurs » (en particulier les canaux de Schiaparelli/Lowell) ont pu s’avérer d’une extraordinaire fécondité, non seulement dans la sphère de la création artistique mais aussi dans celle de la création scientifique, en encourageant les savants à développer des instruments, procédés, matériels pour y aller voir de plus près – et en suscitant des générations de chercheurs-rêveurs de Mars.
[44. Brian Aldiss et Roger Penrose, Mars blanche, Paris, Métaillié, 2001. 45. François Schuiten et Sylvain Tesson, Mars, Paris, Louis Vuitton, 2021.]

Il n’est sans doute pas besoin d’aller si loin que Mars pour vivre de belles aventures et de bonnes vacances. Je vous souhaite les unes et les autres et vous promets de ne pas laisser un autre semestre s’écouler avant de vous donner des nouvelles.
LM














