Archives pour la catégorie 2020/2021

avant les grands départs

Bonjour,

je n’en reviens pas : rien écrit sur le blog depuis deux mois! Paresse, saturation ou surmenage?… Un peu de trois, sans doute. Les fins d’année universitaire sont toujours très chargées en tâches de toutes sortes, à commencer par la lecture des mémoires de recherche des étudiants de master, les soutenances desdits mémoires et le recrutement de la nouvelle promotion.

Côté mémoires, la moisson fut belle… et n’est pas terminée, puisque des soutenances sont encore programmées à la rentrée. Je n’évoquerai que les mémoires de 2e année, tous plus intéressants les uns que les autres. Voici pêle-mêle quelques sujets sur lesquels ont travaillé les étudiants que j’encadrais cette année : « Le numérique au service du « bien » (l’usage du numérique pour le patrimoine), « Changer l’histoire par les histoires » (sur les projets artistiques utilisant les témoignages et récits de vie), « Le Japon et la culture à l’Unesco, 1988-2009 », « Du squat aux tiers-lieux, évolutions d’un modèle d’espaces culturels alternatifs », « Analyse de la politique culturelle de la République populaire de Chine, 1979-2021 », « Identités, culture et résistance dans un Brésil en crise, 2013-2021 », « Anticiper et gérer les risques résultant de catastrophes naturelles et anthropiques sur le patrimoine culturel, l’action de l’Unesco et de ses partenaires », « L’éducation et l’intégration culturelle en France et aux Etats-Unis ». Beaucoup de sujets internationaux, ce qui n’est pas une surprise pour des étudiants d’un master de géopolitique de l’art et de la culture. Ce qui l’est davantage – mais, à vrai dire, je n’en attendais pas moins d’elles et eux – c’est la qualité des travaux rendus, alors même que ces étudiant.e.s ont vécu plus de la moitié de leur master avec des possibilités très réduites de déplacement, d’accès aux sources et aux témoins en raison de la crise sanitaire ; sans parler de l’isolement qu’ils et elles ont subi, empêché.e.s de se réunir avec leurs camarades et leurs enseignants. A tous et toutes, je veux dire la fierté qu’ils et elles m’inspirent.

J’espère que la promotion qui sera en 2e année à la rentrée, ainsi que celle que nous venons de recruter pour la 1e année, seront à la hauteur de leurs devanciers. J’espère aussi que nous pourrons reprendre nos enseignements devant les étudiant.e.s, et non par écran interposé – ce qu’au moins cette année et demie de confinement total ou partiel nous aura appris, c’est que rien ne remplace la relation pédagogique directe entre un.e enseignant.e et les étudiant.e.s.

Puisque le temps est aux bilans – et aux préparatifs de départ en vacances – je veux dire quelques mots d’un colloque auquel j’ai participé en juin au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Ce colloque d’une semaine organisé par Pascal Ory et Claude Fischler réunissait des spécialistes plus ou moins confirmés de l’oeuvre d’Edgar Morin, qui vient de souffler ses 100 bougies (on imagine la taille du gâteau…). Ce fut un beau colloque, passionnant de bout en bout, et heureusement car le climat, lui, n’incitait guère à sortir…

Il y avait là quelques moriniens (amis et collègues de Morin), plusieurs morinologues (capables de parler de tel ou tel aspect de l’oeuvre de Morin, mais dont aucun ne pouvait prétendre en rendre compte dans son intégralité foisonnante) et finalement assez peu de morinolâtres, tant mieux. Les discussions ont pu se dérouler dans une atmosphère détendue, l’écoute était bienveillante, et j’ai personnellement beaucoup appris sur un personnage et une oeuvre que je connaissais mal.

Le grand homme était attendu, il n’est pas venu – ce qui était sans doute raisonnable étant donné son âge vénérable, sa santé fragile et le danger que représente la covid – mais il est intervenu deux fois par vidéo-conférence, la première fois pour discuter avec Régis Debray, qui lui aussi intervenait à distance (Cerisy se modernise, c’est l’époque qui veut ça), la seconde pour participer à la présentation de son fonds d’archive déposé à l’IMEC.

Le colloque s’éloigne déjà dans le rétroviseur, mais les organisateurs s’attellent d’ores et déjà à en constituer les actes qui seront publiés, espérons-le, dans un futur proche.

Dans un futur encore plus proche devraient également être publiés le livre sur la géopolitique de la culture que j’ai réalisé avec mes collègues Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse (Armand Colin), ainsi que les actes du colloque sur la diversité ethno-culturelle dans les arts et les médias (L’Harmattan), deux projets éditoriaux qui en sont maintenant au stade des épreuves.

Mais il est temps de déconnecter un peu et de prendre quelques vacances. Je vous/nous les souhaite aussi reposantes et stimulantes que possible. Soyez prudents… et vaccinés!

LM

De la beauté

Une semaine déjà que je suis rentré du domaine des Treilles – et le souvenir est là, intact, magnifique.

La rencontre sur le thème de la beauté dont j’avais conçu le projet voici trois ans a rassemblé une douzaine de participants du 3 au 8 mai 2021. Pour la plupart sinon pour la totalité d’entre nous, c’était la première fois que nous prenions part à une manifestation scientifique collective depuis le déclenchement de la pandémie de covid. Le jour du voyage et de notre arrivée a d’ailleurs coïncidé avec la levée des restrictions de déplacement en France. C’est dire que cette rencontre a pris des allures de libération. Échapper à son logement et à son quartier. Rencontrer des gens. Discuter avec eux autrement que par écran interposé. Nous en avions longtemps rêvé et voici que ce rêve devenait réalité. Un parfum de liberté retrouvée et tout simplement de bonheur d’être ensemble dans ce lieu idyllique a flotté sur cette semaine qui fut une parenthèse enchantée dans nos vies. La prévenance et l’efficacité de Guillaume Bourjeois et de ses équipes ont grandement contribué à la réussite de cette rencontre.
Certes, tout ne s’est pas déroulé exactement comme prévu. Quelques invités ont déclaré forfait ; d’autres n’ont pas pu faire le déplacement. Trois conférenciers empêchés pour des raisons diverses de nous rejoindre sont intervenus par vidéo – le dispositif a globalement bien fonctionné, même si cela ne remplace évidemment pas la présence réelle, la parole incarnée. Mais l’imprévu a aussi, parfois, tourné en notre faveur. La présence sur place d’une jeune écrivaine, Garance Meillon, en résidence d’écriture aux Treilles, a heureusement comblé un manque dans les thématiques abordées au cours de la semaine. Faisant écho tant aux conférences du matin sur le cinéma qu’à celle de l’après-midi sur les écrivains voyageurs, sa lecture, le dernier jour, d’extraits de l’un de ses romans suivie d’un échange avec le groupe a été la meilleure conclusion que nous pouvions donner à cette rencontre.
Ainsi, ce qui pouvait sembler au départ un défaut – le nombre relativement faible de participants – s’est-il révélé à l’arrivée une qualité. Pas seulement parce que cela répondait au protocole sanitaire que nous avons, je crois, bien respecté, même si cela passait par l’absence, regrettable, de soirées organisées à la Grande Maison. Surtout, parce que cela laissait du jeu, une marge importante de liberté ; si je devais organiser une nouvelle rencontre aux Treilles, j’essaierais de ne pas dépasser le nombre de participants qui fut celui de cette semaine, soit douze au total. Avec deux communications le matin et une en fin d’après-midi, les participants avaient le temps de faire autre chose que de rester assis à écouter des conférences ; ils ont pu lire, se reposer, se promener, travailler aussi (la vie professionnelle ne s’arrête pas pendant que nous sommes aux Treilles, on peut le regretter mais c’est ainsi). Du coup, lorsque nous étions présents pour les conférences, nous l’étions réellement, pleinement. La qualité d’écoute et de discussion fut excellente et je pense que cela est dû en partie à ce rythme que les circonstances nous ont imposé. Évidemment, avoir douze participants suppose de lancer une quinzaine d’invitations en tablant sur cette triste régularité statistique qu’au moins deux ou trois invités renoncent à venir…

Si j’en viens maintenant au bilan intellectuel et scientifique de cette rencontre, je commencerai par reconnaître que nous n’avons fait qu’effleurer ce thème très vaste qu’est la beauté. Le parti pris avait été résolument pluridisciplinaire : un anthropologue, un historien des jardins, un chercheur en arts plastiques, un autre en esthétique, deux philosophes, trois historiens composaient le parterre académique ; auxquels ont répondu deux éditrices (de livres d’art et d’une revue d’art), un metteur en scène et musicologue, une écrivaine du côté des praticiens. Les Français étaient majoritaires et les échanges se sont fait en français mais nous comptions un Belge, un Italien et une Marocaine parmi les participants. Plus d’hommes que de femmes, pas vraiment de « jeunes chercheurs », quasi-absence de représentants des mondes extra-européens, la composition du groupe aurait pu être plus diversifiée.
La première journée a posé les bases de notre discussion commune. L’anthropologue Pierre-Joseph Laurent a exposé le problème que pose la beauté dans plusieurs sociétés coutumières ; le philosophe Christian Godin a dessiné la trajectoire historique d’une beauté autrefois dominante qui serait aujourd’hui résiduelle ; l’historien des jardins Marco Martella a estimé que le souci contemporain du jardin comme écosystème évacuait à l’excès le souci de l’esthétique. La deuxième journée fut consacrée à l’art. L’historien d’art Bruno-Nassim Aboudrar a contesté l’idée d’un rapport limpide à la beauté qui aurait existé à l’époque moderne, en montrant que même les toiles du classicisme français étaient travaillées par une inquiétude sourde quant à la mort et à la corruption ; la philosophe Fabienne Brugère a analysé ce qu’elle appelle la « banalisation de la beauté » au 19e siècle à travers les cas d’Édouard Manet et de Berthe Morisot ; le chercheur en arts plastiques Dominique Berthet est revenu sur l’évolution du rapport à la beauté de l’art occidental jusqu’au 20e siècle. La troisième journée fut en réalité une matinée, au cours de laquelle trois « praticiens de la beauté » sont intervenus : Geneviève Rudolf nous a parlé de l’édition d’art, Meyriem Sebti d’une revue d’art marocaine, Ivan Alexandre d’un oratorio de Haendel qui présente la Beauté sous les traits d’une allégorie. La quatrième et dernière journée fut partagée entre le cinéma et la littérature. Les historiens du cinéma Dimitri Vezyroglou et Paola Palma ont présenté l’un la nouvelle problématique de la beauté au temps des industries culturelles et de la culture de masse, l’autre la construction du mythe de la beauté italienne dans la seconde moitié du 20e siècle. L’après-midi, j’ai parlé des écrivains-voyageurs entre la fin du 19e siècle et le début du 21e et de leur rapport à la beauté fragile du monde ; et Garance Meillon nous a lu quelques extraits de son roman La Douleur fantôme qui faisaient écho à nos discussions de la journée et de la semaine.

Sans doute est-il utile de revenir sur l’origine du projet. J’avais participé voici quatre ans déjà au séminaire qu’avait organisé aux Treilles Olivier Bessard-Banquy sur la démocratisation des lettres. Tombé sous le charme de cet éden provençal, j’avais immédiatement voulu y revenir et le thème de la beauté m’avait semblé correspondre parfaitement à l’esprit du lieu.

Voici l’argumentaire que j’avais soumis à l’époque au conseil scientifique des Treilles :

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin. »

Placer le projet de séminaire sur la beauté sous l’invocation de L’Hymne à la beauté de Baudelaire est plus qu’un hommage obligé à l’oeuvre du grand poète de la modernité : c’est le placer sous le signe de l’ambivalence constitutive de cette valeur devenue cardinale dans notre société mais en même temps souvent décriée ; c’est en rappeler l’ambiguïté essentielle, tour à tour ou en même temps positivement et négativement orientée (remarquons que Baudelaire place un point d’exclamation et non d’interrogation après « Beauté », ce qui signifie que celle-ci peut tout aussi bien être de nature céleste ou infernale, voire qu’elle est ontologiquement double), une ambivalence et une ambiguïté qu’il nous semble important de penser, dans le contexte nouveau qui est celui de notre contemporanéité.
Sans doute l’art, avec son histoire, sa théorie, sa critique, l’art dans la diversité de ses formes et de ses disciplines, l’art comme expérience esthétique, rapport individuel et social à l’univers des œuvres, doit-il constituer le cœur de la réflexion collective que nous appelons de nos vœux – l’art, ou plutôt (et seulement), les rapports qu’il entretient avec la beauté. De ce point de vue, et pour s’en tenir pour le moment à la tradition occidentale depuis le XVIIIe siècle, cette relation a été rien moins que constante. La beauté, et le Beau, qui est son concept philosophique, dominent presque sans partage le siècle de Watteau et de Kant. Celui-ci assimile (ou réduit) le jugement de goût à la faculté de juger du beau, qu’il caractérise par trois propositions devenues classiques : le beau est l’objet d’une satisfaction dégagée de tout intérêt ; est beau ce qui plaît universellement sans concept (le beau réfère à une expérience sensible, subjective mais potentiellement universelle, non à un jugement rationnel ou à une analyse conceptuelle) ; le jugement de goût est « sans finalité » (il n’a pas besoin de se référer à l’intention de l’artiste). Mais avant même l’invention de l’esthétique comme réflexion philosophique voire science rationnelle du sensible – par Kant mais aussi Winckelmann ou Baumgarten, inventeur du terme – s’est mis en place tout un environnement social et institutionnel qui confère à l’art, ou plutôt aux Beaux-Arts, comme on les nomme depuis le XVIIe siècle, une certaine forme d’autonomie par rapport au politique et au religieux : marché, académie, salons – et la critique qui forme elle-même un genre nouveau, sous la plume d’un Diderot par exemple. L’art se distingue de l’artisanat mais aussi des arts appliqués ou industriels et réorganise à son profit l’échelle des valeurs, faisant de l’artiste, aux yeux de ses admirateurs, l’égal d’un dieu, le créateur de formes nouvelles mais toujours dirigées par l’impératif de la beauté.
Ce rapport limpide entre art et beauté se trouble au siècle suivant avant de se brouiller, semble-t-il définitivement, au XXe siècle. Ce qui était pensé ou ressenti sous le signe de l’évidence s’effondre sous la poussée des différents mouvements intellectuels et avant-gardes artistiques qui se succèdent à rythme de plus en plus rapide : d’abord s’estompent les frontières entre beauté et laideur, beau et sublime, du Romantisme au Naturalisme ; puis la représentation est mise à mal, du cubisme à l’expressionnisme abstrait ; enfin, c’est l’art lui-même, dans son orgueilleuse affirmation d’indépendance par rapport à l’ordinaire de la vie, qui est remis en cause, de Duchamp à Warhol. La beauté accompagne l’art dans cette descente aux enfers, jusqu’à devenir une catégorie obsolète, jetée aux poubelles de l’histoire de l’art par la fraction dominante des artistes, théoriciens et critiques d’art des années 1950 aux années 1980. L’art conceptuel et ses thuriféraires, souvent politiquement engagés à l’extrême-gauche, la jugent même carrément suspecte et l’accusent de voiler la violence des rapports sociaux, d’oublier le tragique de l’histoire ou de pactiser avec les forces du marché. Si la beauté fait vendre, comme l’en accusent ses détracteurs, alors il faut la répudier, répudier même toute séduction sensible pour atteindre à la sincérité et à l’authenticité du geste artistique qui est toujours en même temps geste politique.
Mais l’histoire intellectuelle a ses modes, ses tournants, ses revirements, ses revivals. Le retour en force sinon de la beauté (car elle n’a jamais vraiment disparu), du moins de l’idée de beauté, de l’intérêt pour la beauté, marque le passage du XXe au XXIe siècles. En quelques années, la beauté redevient un thème central dans les colloques et débats intellectuels comme dans les expositions majeures – citons deux exemples marquants au tournant des années 2000, La Beauté in Fabula à Avignon en 2000, Regarding Beauty : perspectives on Art since 1950 au Hirschorn Museum de Washington en 1999. Arthur Danto, commentant l’exposition américaine, faisait remarquer que, trois ans auparavant, ses commissaires avaient monté une grande exposition placée, elle, sous le signe de la dissonance ; de la dissonance à la beauté, l’inflexion était forte, au point de ressembler à une véritable révolution conceptuelle, au sens technique de : faire un tour complet. Sommes-nous encore dans ce moment de redécouverte de la beauté? C’est ce que tendrait à prouver une série de publications et d’événements artistiques, de la publication de L’histoire de la beauté par Umberto Eco en 2004 (le même auteur livrera une Histoire de la laideur trois ans plus tard) à l’exposition montée au Centre Pompidou « Qu’est-ce que la beauté ? » en 2010.
Certains interprètent ce retour en grâce comme une régression ; ses partisans feraient preuve, au mieux, d’une indifférence coupable à l’histoire en souhaitant faire abstraction des tensions sociales et politiques qui forment l’histoire humaine, au pire exprimeraient des vues réactionnaires en prônant le rétablissement des saines hiérarchies morales, et dans tous les cas valoriseraient des œuvres d’une séduction trompeuse et commerciale, qui se tiendraient à distance de tout intérêt pratique et de tout projet d’émancipation politique. Alexander Alberro, qui a défendu cette thèse voici quelques années, estimait par ailleurs que l’accent mis sur la beauté avait pour effet sinon pour objectif de nier que « l’art est de plus en plus aujourd’hui en relation avec les idées et les pratiques dans la vie ordinaire. Dans cette perspective, le retour à un moment où cette distinction était claire relève là encore d’une forme de nostalgie et d’illusion, fonctionne comme le symptôme du malaise causé par ce brouillage des frontières, la tentative désespérée de restaurer un ordre esthétique mais aussi moral et politique plus rassurant en arrachant l’expérience de la beauté de son contexte ordinaire pour en refaire une catégorie exclusive du grand art. » (« Beauty knows no pain », Art Journal, vol. 63, n.2, 2004).
Que l’on soit ou non en accord avec cette thèse – qui pourrait faire l’objet d’une discussion au cours du séminaire –, l’idée que l’esthétique et la beauté ne sont pas à penser uniquement dans l’univers somme tout étroit du grand art (ou de l’art tout court) nous semble dessiner une piste pouvant mener assez loin la réflexion collective. Outre que l’art n’est pas réductible à la beauté et que la beauté ne saurait se réduire à l’harmonie des formes ou des facultés (elle peut aussi, et c’est d’ailleurs ainsi que nous la préférons, être convulsive, à la manière de Breton ou d’un certain nombre d’artistes contemporains que défend une revue d’art comme HEY!), la réflexion sur la beauté ne doit pas se limiter à une réflexion sur l’art, à quoi nous invite peut-être à l’excès toute la tradition intellectuelle qui dérive de Kant puis de Hegel. Dans leur souci de donner la prééminence à un certain type d’activité de l’esprit humain, ces deux philosophes ont en effet relégué dans un ordre de valeur bien inférieur les beautés de la nature mais aussi les arts appliqués ou encore l’esthétique ordinaire qui peut constituer notre environnement immédiat, en ville comme dans les campagnes ; autant de réalités qu’une méditation contemporaine sur la beauté se doit nécessairement d’inclure. Dans le même ordre d’idées, une discussion sur la beauté qui ferait l’économie d’une réflexion sur la façon dont une société donnée pense, traite, valorise (ou non) le corps humain passerait à côté d’une dimension essentielle de la question. La beauté corporelle est devenue centrale dans nos imaginaires, notre économie (financière aussi bien que libidinale), notre fonctionnement social, pour le meilleur (le souci de soi et de l’autre) et pour le pire (la tyrannie des apparences) qu’il s’agit de penser ensemble, ce qui renvoie à l’ambiguïté et à l’ambivalence par quoi nous ouvrions cette présentation. Cette histoire de la beauté corporelle – qui croise bien sûr à plus d’un endroit celle de la beauté artistique – révèle certaines propriétés ontologiques de la beauté qui contredisent en certains points la définition kantienne : rien de moins universel et nécessaire, rien de plus mouvant dans le temps et relatif dans l’espace que cette beauté-là. Au-delà de la force des normes esthétiques imposées par les médias, ce qui frappe l’oeil de l’observateur, c’est l’essentielle historicité de ce que nous tenons spontanément et à tort pour invariant et universel.
Mais à son tour, l’attention que nous devons à la beauté corporelle risque de nous entraîner sur la voie d’un exclusivisme mutilant : toute la beauté ne relève pas du visuel – il est d’autres prestiges « rythme, parfum, lueur » ! et il faudra réfléchir aux autres sens qu’elle engage – et même, sans doute, ne relève pas seulement du sensuel : on parle de beauté intérieure, les chrétiens de beauté de l’âme et d’autres notions voisines semblent renvoyer à cette beauté invisible pour l’oeil mais qui dépasserait infiniment celle que nous pouvons percevoir. Il faudra interroger ce topos, de même qu’il faudra interroger les rapports entre le Beau et d’autres concepts qui peuvent lui être associés (le Vrai, le Juste, le Bon), questionner les effets de la beauté (la beauté qui écrase, humilie, séduit dangereusement ou la beauté qui sauve, qui guérit, qui exalte), mettre en rapport des domaines d’expérience différents (les arts et les sciences, la santé, l’industrie de la beauté, le design et la mode…), comparer dans le temps (une histoire de la beauté) et dans l’espace (une géographie et une anthropologie de la beauté), parmi d’autres axes possibles de cette réflexion.
L’ambition est grande, elle sera forcément en partie déçue, mais du moins nous inspire-t-elle assez pour oser aborder de front, entouré d’une compagnie choisie, cette grande et redoutable énigme qu’est la beauté, en un lieu habité par elle depuis toujours.

Bibliographie indicative :

BEECH David (ed.), Beauty. Documents of Contemporary Art, London, White Chapel Gallery, 2009.
CHENG François, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2008.
DANTO Arthur, The Abuse of Beauty : Aesthetics and the Concept of Art, Chicago, Open Court, 2003.
ECO Umberto (dir.), Histoire de la beauté, Paris, Flammarion, 2004.
KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, 1790, traduction Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993
La Beauté, catalogue, réunissant trois expositions dont « La Beauté in Fabula », ouvrage collectif, Paris, Flammarion, 2000.
PEPIN Charles, Quand la beauté nous sauve. Comment un paysage ou une oeuvre d’art peuvent changer nos vies, Paris, Laffont, 2013.
STENDHAL, Histoire de la Peinture en Italie, 1817, Paris, Editions Gallimard, Folio Essais, 1996.
Qu’est-ce que le Beau ?, ouvrage collectif, Paris, Laffont Presse, 2010.

LM

Sorties culturelles

Bonsoir,

voici quelques jours que j’attendais… le bon jour pour faire état de deux publications qui me tiennent particulièrement à coeur. Je trouve enfin le moment de le faire, vite, vite, la première publication aura bientôt une semaine d’âge.

Je commence néanmoins par celle qui est encore à venir. Dans quelques semaines sortira à la Documentation française le livre collectif que j’ai eu le plaisir et l’honneur de co-diriger avec mes collègues Vincent Martigny et Emmanuel Wallon sur les années Lang. Réunissant une cinquantaine de chercheurs de toutes disciplines, cet ouvrage s’intéresse à la politique culturelle menée dans les années 1980 et 1990 par Jack Lang et ses équipes mais, plus largement encore, aux rapports entre culture et politique durant ces années où « la gauche essayait ». Cet ouvrage sortira au moment où sera célébré le quarantième anniversaire de la « grande alternance », quand la gauche socialiste et communiste, dans le sillage de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, parvint au pouvoir et tenta d’en user pour « changer la vie ». Réussit-elle totalement? Evidemment pas. Echoua-t-elle complètement? Pas davantage. Elle vit nombre de ses espérances ou de ses illusions se fracasser sur le mur du réel. Mais elle parvint aussi à changer significativement l’ordre des choses dans quelques domaines. La culture fut de ceux-là, comme le livre, à rebours des pamphlets rapides de quelques essayistes sur le sujet, le démontre. On pourra compléter la lecture avec celle du recueil de textes de Jack Lang que publie Frédéric Martel dans la collection Bouquins.

CP Les années Lang

Autre sortie culturelle à signaler, celle du deuxième numéro de la Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècles. Vous pouvez la trouver à cette adresse : https://revues.mshparisnord.fr/rhc/

Le dossier de ce numéro est consacré à l’histoire culturelle des relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël du XIXe au XXIe siècles.

Par ailleurs la rubrique « Epistémologie en débat » de ce numéro s’intéresse aux libertés académiques, qui seraient selon certains menacées voire malmenées par les agissements d’individus et de groupes aux idéologies pernicieuses. J’ai voulu y voir plus clair dans ce débat passablement obscur. C’est l’occasion pour moi de publier une version légèrement différente de l’article sur les « savoirs situés » que j’ai proposé dans le cadre de ce débat. Le voici.

Les savoirs situés représentent-ils une menace pour l’Université française? Quelques réflexions d’un historien « universaliste » sur les études culturelles
Par Laurent Martin

Sale temps sur l’Université française. Avant que la crise sanitaire et les mesures prises pour la juguler ne placent nos établissements sous cloche, plusieurs tribunes et contre-tribunes, parfois assorties de pétitions et de contre-pétitions, publiées dans la presse généraliste témoignaient d’un climat délétère qui pouvait légitimement inquiéter ceux qui défendent le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je ne fais pas ici allusion aux protestations qui ont accueilli le projet de loi sur la programmation de la recherche, loi promulguée le 24 décembre dernier et qui reste controversée ; je parle des prises de position publiques et collectives contre la « censure » et « l’obscurantisme » à l’Université, contre les atteintes aux « libertés académiques », ou contre « l’emprise de la pensée décoloniale ». Rappelons les plus récentes.
Le 28 novembre 2018, quatre-vingts intellectuel.le.s (parmi lesquel.le.s Pierre Nora, Marcel Gauchet, Dominique Schnapper ou encore Mona Ozouf) signent une tribune dans Le Point dénonçant la « stratégie hégémonique du décolonialisme » ; la plupart se retrouvent un an plus tard pour signer l’ « appel des cent » publié dans Le Monde (4 novembre 2019) invitant les présidents d’université à refuser que leurs établissements « soient monopolisés par les adeptes de l’obscurantisme ». Cet appel fait suite à l’annulation d’une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski à Bordeaux, mais aussi d’un séminaire sur la « radicalisation » qui devait se tenir à l’université de la Sorbonne / Paris 1. Dans les deux cas, il s’agissait de décisions prises par les chef.fe.s d’établissement à la suite de pressions exercées par des représentant.e.s du personnel et de syndicats étudiants. Des épisodes que l’association Vigilance Université, née en 2016, ajoute à ceux qu’elle avait déjà recensés et dénoncés dans une tribune publiée par Libération le 15 avril 2019. On retrouve plusieurs des signataires de ces diverses tribunes et pétitions à l’origine d’un nouveau texte, le 31 octobre 2020, publié dans Le Monde après l’assassinat de l’enseignant Samuel Baty, dénonçant le « déni de l’islamo-gauchisme » dans lequel s’enfermerait une partie de l’Université française, faisant écho à des propos similaires tenus par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et relayés par la suite par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. À quoi ont réagi, d’une part, un collectif de revues de sciences humaines et sociales déniant tout rapport entre les études sur l’intersectionnalité menées à l’Université et le terrorisme islamiste, d’autre part, la conférence des présidents d’université, lesquels récusent également l’amalgame opéré par les ministres (qui vont plus loin que Manuel Valls déclarant en 2015, lui aussi à la suite d’attentats sanglants, en avoir « assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé »). Une autre tribune assortie d’une autre pétition, signée par plus de deux mille enseignant.e.s et chercheur/euse/s et publiée dans Le Monde le 4 novembre 2020, dénonce quant à elle la « police de la pensée » que des députés sont accusés de vouloir mettre en place à l’Université sous couvert de lutter contre la radicalisation. La mission confiée au CNRS par Frédérique Vidal d’ « enquêter » sur la réalité de l’ « islamo-gauchisme » à l’Université a soulevé un tollé et suscité une pétition appelant à la démission de la ministre.
Toutes ces tribunes et pétitions (et bien d’autres que je n’ai pas citées, parmi lesquelles le texte publié dans Le Monde le 25 septembre 2019 par un collectif de quatre-vingts psychanalystes dénonçant « l’emprise de la pensée décoloniale » qui « s’insinue à l’université et menace les sciences humaines et sociales ») témoignent des inquiétudes et des conflits qui traversent l’Université française aujourd’hui autour des rapports entre savoirs et pouvoirs. On pourrait les analyser au prisme des transferts culturels et politiques (l’Université française étant parfois présentée, en particulier par celles et ceux qui dénoncent la pensée décoloniale et la politique des identités, comme menacée par une forme pernicieuse d’ « américanisation », les catégories et les enjeux étant réputés venir d’outre-Atlantique) ou à celui des émotions et des controverses intellectuelles dont l’Université est coutumière depuis, au moins, les années 1960 (et se réjouir, paradoxalement, de la vigueur des débats qui l’animent de nouveau après une longue période de léthargie), étudier les listes de signataires et en établir le profil socio-politique, documenter les cas réels ou ressentis de « censure », se demander ce que sont exactement ces « libertés académiques » supposément menacées.
Je propose une autre approche, qui consiste à réfléchir sur la nature indissociablement épistémologique et politique des savoirs qui sont en cause dans ces débats. En effet, ce qui est souvent dénoncé par les détracteur/trice/s de la « pensée décoloniale » (en réalité plus diverse que ne le laisse entendre ce vocable simplificateur) mais aussi des « études culturelles » qui ne sont pas la simple traduction francophone des multiples studies qui se disputent le marché universitaire étatsunien, c’est le caractère outrageusement militant de ces « savoirs situés » qui récusent toute idée de science universaliste ou de neutralité axiologique. Défendant, pour ma part, cet idéal exprimé au début du XXème siècle par Max Weber, mais impliqué depuis plusieurs années dans le dialogue avec les cultural studies et leurs avatars post- et dé-coloniaux (avec lesquels, cependant, elles ne sauraient être confondues), j’ai souhaité interroger la notion de « savoir situé » et voir dans quelle mesure ces savoirs positionnés et engagés représentent une menace ou une chance – l’un n’excluant peut-être pas l’autre – pour la recherche et l’enseignement au sein de l’Université.

Rappelons d’abord ce que l’accent actuel mis sur le « décolonialisme » ferait presque oublier : la notion de « savoir situé » trouve son origine dans les études féministes. Plus précisément, dans les travaux de deux philosophes féministes étatsuniennes, Donna Haraway et Sandra Harding. Dans Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, la première dénonce le « réductionnisme » dont se rend selon elle coupable la science dite « universaliste » lorsqu’elle impose un seul langage, une seule norme pour rendre compte du réel, une univocité qui traduirait la domination du point de vue masculin ; non seulement, relève-t-elle, les femmes ont été historiquement exclues ou marginalisées dans les instances de production et de direction des sciences, mais les enjeux éthiques et politiques des sciences ont été systématiquement niés au profit d’une vision idéalisée et faussement innocente d’une science pensée comme « système global ». Et d’appeler à multiplier les points de vue, à imaginer d’autres mises en récit, contre-hégémoniques, y compris en s’inspirant de la science-fiction, afin non seulement de critiquer capitalisme et patriarcat, mais aussi les politiques de pouvoir qui dominent la science actuelle. De son côté, Sandra Harding défend la légitimité d’un « point de vue » féministe sur le réel que Maria Puig de la Bellacasa, qui s’en inspire, définit ainsi : « le standpoint feminism est connu comme une mise en théorie explicite de la valorisation par le féminisme des expériences des femmes dans le but de transformer les savoirs et les sciences ». Contre ce qu’elle présente comme l’illusion d’un regard neutre et désintéressé, Harding défend non seulement la nécessité de demeurer à l’écoute des positions multiples mais, plus encore, la légitimité d’un point de vue par définition toujours partiel, trouvant dans l’expérience vécue la perspective à partir de laquelle un accès au réel se trouve mieux assuré. Et davantage que la légitimité : la supériorité, Harding estimant que se positionner en tant que féministe produit un savoir plus vrai ou plus fiable, une objectivité plus forte parce que prenant en compte les impensés du savoir, les biais personnels par lesquels le réel se trouve abordé dans toute recherche scientifique.
Ce raisonnement peut s’étendre (est, de fait, étendu) à toutes les minorités « dominées » dont les chercheurs/ses qui en sont issu.e.s peuvent se prévaloir de ce « privilège épistémique » (fréquemment opposé à l’ « arrogance épistémique » dont feraient preuve les tenant.e.s d’une science universaliste) que Haraway et Harding reconnaissent aux femmes. Le fait d’appartenir à une population ayant fait l’expérience de la domination (du côté des dominé.e.s, bien entendu) ne suffit d’ailleurs pas : encore faut-il avoir pris conscience de cette condition minoritaire et l’avoir intégrée dans sa démarche de recherche. La critique de la neutralité axiologique et de l’objectivité universaliste se retrouve ainsi sous la plume d’un certain nombre d’intellectuel.le.s écrivant « du point de vue » de leur identité revendiquée de Noir.e, d’Afro-descendant.e, etc. Le concept d’intersectionnalité, traduction épistémique de la « convergence des luttes » dans le champ politique, permet d’associer les différentes expériences vécues de la domination, de montrer les caractères communs de ces expériences et de proposer des cadres collectifs de résistance à cette domination. L’apport des féminismes décoloniaux, par exemple, avec notamment la notion de « colonialité de genre », est l’une des traductions de cette intersectionnalité. Celles et ceux qui se réclament de ces courants de recherche considèrent qu’il s’agit là d’un tournant éthique et politique des savoirs.
Ce « tournant » est-il si nouveau? Après tout, la contestation de l’objectivité scientifique et de la neutralité axiologique ne date pas d’hier. L’idée d’un privilège épistémique avait déjà été énoncée par Marx et Engels à propos du prolétariat au XIXème siècle. Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron avaient critiqué l’histoire « objective » et « scientifique » des historiens positivistes dans les années 1950. Paul Veyne et Michel Foucault avaient été plus loin, récusant toute idée de savoir objectif au profit d’une vision nécessairement partielle, d’une « perspective » au sens nietzschéen du terme qui, par une sorte d’ironie de l’histoire intellectuelle, rejoint le « point de vue » des féministes. Et la pensée critique des rapports entre savoirs et pouvoirs était devenue chose banale durant le « moment 68 », que ce soit pour vanter les mérites du prolétariat ou défendre des identités et des savoirs engagés dans les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes ou des homosexuel.le.s.
Peut-être ce qui particularise l’époque actuelle est-il la montée conjointe de revendications identitaires par des collectifs politiques, le relais intellectuel et institutionnel que ces revendications trouvent à l’Université, la mise en crise ou au moins en question des habitudes de pensée et d’action qu’ils provoquent, et le sentiment d’inquiétude qu’éprouvent beaucoup de ceux et de celles qui ne se reconnaissent pas dans ces luttes ou estiment que l’Université n’est pas le lieu où celles-ci devraient s’exprimer. Ce qui est relativement nouveau aussi est que la discussion sur les questions raciales ou genrées est de plus en plus animée par des personnes qui ont vécu l’expérience sociale de la discrimination ou de la condition minoritaire ; ce qui était assez largement extérieur à l’Université se discute aujourd’hui en son sein. Et c’est de l’Université que s’élèvent désormais les appels à « décoloniser » les arts ou les savoirs (quoique les prémices puissent en être trouvées dès les années 1950, voire plus anciennement encore), c’est-à-dire à forger de nouvelles catégories de pensée affranchies de l’héritage occidental, qui soulèvent toute une série de questions là encore indissociablement épistémologique et politiques.

Plutôt que de céder à une quelconque panique morale ou intellectuelle, mieux vaudrait, comme y invite Eric Maigret, s’interroger calmement sur les « gains et les coûts » qui sont attachés au fait de ne plus revendiquer le principe de neutralité axiologique ou de science universaliste. De mon point de vue, les gains ne sont pas négligeables. La science universaliste a effectivement tendance à rejeter comme dépourvus d’intérêt, en tout cas de scientificité, les savoirs nés des expériences vécues ; prendre en compte ces expériences, leur faire droit et place au sein de l’ensemble des savoirs ne me paraît pas en soi scandaleux. Nous pouvons attendre de la part de ceux et de celles qui vivent un certain type de situation (pas forcément minoritaire et dominée, d’ailleurs) des gains appréciables d’intelligibilité, comme le montrent les expériences menées en milieu médical. Ce n’est pas faire preuve de démagogie que de souhaiter et de saluer une recherche plus inclusive (dont l’écriture du même nom est l’une des manifestations, laquelle représente il est vrai un « coût » non négligeable en termes de style et de signes). Je trouve également bienvenue et utile l’attention réflexive et corrective portée sur les mécanismes sociaux de production et de diffusion scientifiques, ainsi que sur les biais de toute nature qui empêchent d’avoir une vision totale d’un objet quel qu’il soit (l’innocence épistémologique n’est aujourd’hui plus de mise et c’est tant mieux). Comme l’énonce de son côté Fabien Granjon (en réponse à Eric Maigret), « l’utilité de la posture réflexive tient au fait qu’elle permet de porter au jour, pour partie, le « lieu » à partir duquel le travail d’objectivation du chercheur prend forme. Aussi le propre de la science critique n’est-il pas l’objectivité, mais la possibilité de relativiser le point de vue qu’elle mobilise, de rompre avec l’illusion d’une pensée dégagée de tout engagement et de situer relationnellement son propre point de vue par rapport aux autres. » La réflexivité comme forme de « vigilance épistémologique » me semble de bonne méthode dans son principe. De même, les appels à pluraliser les points de vue, à décloisonner les champs de recherche, à échapper à certaines pesanteurs disciplinaires et institutionnelles, à inventer aussi d’autres formes narratives pour enrichir notre vision et nos restitutions du réel m’apparaissent comme autant d’avancées potentielles. Et, sans réduire la recherche à cela, je ne trouve pas illégitimes par principe des travaux qui visent explicitement à aider à l’émancipation intellectuelle et politique de telle ou telle population en aidant à accroître le degré « d’agentivité » de ses membres. Bien plus, la présence plus grande que par le passé de personnes racisées (i.e. perçues ou se percevant comme appartenant à une « race » entendue comme construction sociale) ou de femmes dans des positions de pouvoir académique, outre qu’elle répond à une demande légitime de justice et d’égalité sociales, me semble de nature à diversifier heureusement les points de vue qui s’y expriment.

Reste que bien des questions posées par la notion même de « savoir situé » demeurent aujourd’hui sans réponse satisfaisante à mes yeux, et qu’une « critique de la critique » me paraît non seulement possible mais souhaitable. Je laisse de côté, même s’ils sont préoccupants, les appels à la censure, au boycott ou à l’entre-soi lancés par des représentant.e.s souvent auto-proclamé.e.s de telle ou telle communauté dans des lieux qui devraient rester ouverts et disponibles au débat le plus large. Ce sont là des manifestations de sectarisme qui restent, quoi qu’on en dise, relativement limitées en nombre. Pour m’en tenir au strict plan des coûts épistémologiques, l’idée selon laquelle on ne pourrait valablement parler d’un objet, d’un champ, d’une population, d’une pratique que si l’on peut faire état d’un rapport intime, personnel et militant à ces réalités me paraît hautement contestable ; le renversement de l’ « arrogance » en « privilège » épistémique ne supprime pas le problème de la monopolisation du savoir, il se contente de l’inverser, réservant aux femmes le droit de parler des femmes, aux Noir.e.s de parler des Noir.e.s, etc. La nécessaire explicitation du point de vue qui est celui du chercheur ou de la chercheuse ne vaut pas affirmation de supériorité de ce point de vue ni disqualification de celui ou de celle qui se placerait en position d’extériorité vis-à-vis de son objet (parler « sur » les autres n’équivaut pas à parler « au nom » des autres). Comme j’ai pu l’écrire ailleurs en parlant des différences entre cultural studies et histoire culturelle, celle-ci, du moins quand elle est bien faite, ne prétend pas dire le bien ni le juste, encore moins se situer du côté du bien ou du juste. Elle vise – sans jamais espérer l’atteindre, bien entendu – un horizon de neutralité axiologique, peut-être illusoire mais, à sa façon, aussi heuristiquement fécond et nécessaire, me semble-t-il, que l’est le « savoir situé » pour les cultural studies. Il s’agit, à mon sens, non d’une manifestation d’un positivisme scientiste suranné mais d’un effort obstiné pour rendre compte d’un réel par nature plus complexe que les représentations intellectuelles ou idéologiques que nous nous en faisons. Cette suspension du jugement moral – l’histoire pourrait partager cela avec « l’art du roman » dont parlait Kundera, tout en s’en distinguant par son ambition de faire science – permet seule au chercheur ou à la chercheuse d’aller réellement contre ses propres biais, préjugés et engagements, elle évite le risque d’être pensé par son objet plutôt que de le penser, et oblige celui ou celle qui travaille sur un objet, y compris et même surtout quand celui-ci charrie des représentations polémiques, de faire entendre et saisir la pluralité des voix, des points de vue, des perspectives, en se refusant la commodité (et la bonne conscience) de choisir entre ces perspectives. C’est là, après tout, rejoindre l’une des idées-forces défendues par des chercheuses comme Donna Haraway ou Sandra Harding, celle d’une objectivité rendue plus forte par la prise en compte des multiples interprétations qui peuvent être faites d’un même fragment de réel.
Pour le dire autrement, si l’auteur/trice ou le/la chercheur/se doit bien sûr prendre en compte son propre statut, sa position sociale, sa trajectoire personnelle et avoir conscience des biais que ceux-ci induisent sur sa recherche, cet effort indispensable de réflexivité ne signifie pas assignation identitaire (ce n’est pas parce que je suis un homme blanc hétérosexuel d’âge mûr appartenant à la classe moyenne que je dois prendre fait et cause pour cette population ni être considéré comme son porte-parole), ni qu’il/elle doive se substituer au destinataire de sa recherche dans la qualification en valeur des faits qu’il rapporte et interprète. Cette position épistémologique entraîne deux refus : « d’accorder un primat moral quelconque à la recherche sur le dominé au seul motif qu’il l’a été » ; et de disqualifier un.e chercheur/se ou une recherche en raison de leur éloignement supposé avec leur objet ou de leur inutilité pratique pour quelque cause que ce soit. Certes, le mouvement inverse – refuser a priori toute valeur scientifique à un travail qui serait produit en relation étroite avec un objet ou un champ donné ou à des fins de lutte politique – serait tout aussi préjudiciable au progrès de nos connaissances, et nombre de chercheurs/ses qui travaillent sur les questions de genre et/ou de race dénoncent à juste titre l’illégitimité qui frappe encore leurs travaux ou leur personne dans le champ académique français ; mais la valeur d’une recherche ne saurait dépendre, à mes yeux, ni de l’implication personnelle du chercheur ou de la chercheuse, ni des effets éventuellement positifs que cette recherche peut entraîner pour le champ ou la communauté qu’il ou elle étudie.

On l’aura compris, je n’emboîterai pas le pas de Jean-François Bayart parlant du « carnaval académique » que constituent, à ses yeux, les études postcoloniales (et, ajouterai-je, décoloniales) ; s’il est vrai que l’on peut critiquer la lecture judiciaire et symptomale de certains des travaux qui s’en réclament, l’essentialisation et l’homogénéisation des réalités qu’ils construisent plutôt qu’ils ne décrivent (avec ces grandes notions jamais vraiment interrogées que sont, par exemple, l’Occident ou le Capitalisme), les effets d’aubaine médiatique et l’instrumentalisation des indignations dont ils profitent, la fragilité de leurs fondements empiriques, leur postulat d’une reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du phénomène colonial, on peut opposer à ces critiques, comme l’a d’ailleurs fait Laetitia Zecchini, nombre d’arguments et de contre-exemples convaincants. Quant à moi, je plaiderai plutôt pour une « vigilance » accrue, tant à l’égard des biais de tous ordres qui entravent notre désir et notre capacité de traiter en pleine lumière d’un objet quel qu’il soit et quel que soit le rapport personnel et social que nous entretenons avec lui, qu’à l’égard des entraves qui pourraient venir de l’intérieur comme de l’extérieur de l’Université limiter notre droit et notre liberté « à en connaître ».

LM

 

Good News (and more)

Bonsoir,

je n’avais pas trouvé le temps de rédiger un billet ces dernières semaines, mais je le prends ce soir pour annoncer quelques bonnes nouvelles.

Je commence par le carnet mondain. Nous avons un nouvel immortel en la personne de Pascal Ory, élu au premier tour à l’Académie française dans le fauteuil laissé vacant par la mort de l’écrivain Pierre Weyergans en 2019. Pascal fut mon directeur de thèse, reste mon maître et est devenu un ami, je le félicite donc triplement! Avec lui entrent sous la coupole tout ensemble l’histoire culturelle, la gastronomie, la bande dessinée, entre autres domaines dans lesquels il excelle depuis longtemps. Il se murmure que son dernier livre, sur l’idée de nation dans l’histoire et dans le monde (Qu’est-ce qu’une nation? Une histoire mondiale, Bibliothèque des histoires, Gallimard, 2020) aurait pesé de tout son poids d’érudition élégante dans la décision de l’Académie…

Bravo Pascal, longue vie à l’Immortel!

Les bonnes nouvelles n’arrivant jamais seules, j’ajoute celles-ci, pêle-mêle ou à peu près :

Samedi prochain, 6 mars, l’université de la Sorbonne-Nouvelle ouvre des portes… virtuelles pour les étudiants en quête d’un master. Les masters du département de médiation culturelle, parmi lesquels celui de Géopolitique de l’art et de la culture dont je m’occupe avec mon collègue et ami Bruno Nassim Aboudrar, présenteront leur offre pédagogique durant l’après-midi.

Voici la page où vous pourrez trouver les renseignements sur cette opération :

http://www.univ-paris3.fr/journee-portes-ouvertes-virtuelles-664017.kjsp

Et la page où vous pourrez accéder aux visio-conférences :

https://sites.google.com/sorbonne-nouvelle.fr/jpo-sorbonne-nouvelle/conf%C3%A9rences#h.ixkwnfafw29c

Un autre événement à venir à la Sorbonne-Nouvelle (où il se passe décidément toujours quelque chose, même en temps de covid!) : la Semaine des Arts et Médias. Cette manifestation annuelle qui permet de découvrir la diversité et la richesse des quatre départements qui composent l’UFR d’Arts et Médias (cinéma, théâtre, communication, médiation culturelle) se déroule cette année dans un contexte évidemment bien particulier… mais elle a lieu néanmoins du 8 au 12 mars prochain et en voici le programme :

Programme SAM 2021

Deux autres annonces et nous en aurons fini pour ce soir. D’abord, l’appel à candidatures pour l’édition 2021 du prix de thèse « Valois » Jeunes chercheuses et chercheurs est ouvert.

https://www.culture.gouv.fr/Nous-connaitre/Decouvrir-le-ministere/Histoire-du-ministere/Evenements/Recherche/Prix-de-these-Valois-Jeunes-chercheuses-et-checheurs/Edition-2021-Appel-a-candidatures

Créé en 2017 par le ministère de la Culture et placé sous l’égide de son Comité d’histoire, ce prix récompense chaque année trois thèses de doctorat pour leur qualité, leur originalité et leur apport essentiel aux politiques menées par le ministère. Il a vocation à encourager les jeunes chercheuses et chercheurs à partager leurs travaux de recherche sur les politiques publiques de la culture, quelles que soient les disciplines et les champs culturels (patrimoines, création, médias et industries culturelles) et ce, dans tous les aspects de ces politiques (institutions, professions, socio économie de la culture, etc.).

Doté de 8000€ par lauréat, ce prix, aide précieuse à la publication de thèse, avait distingué l’année dernière, après délibération du jury :

  • Marie-Sophie de Clippele, pour sa thèse : « À qui incombe la charge ? La responsabilité partagée du patrimoine culturel, une propriété revisitée. »

Cette recherche s’intéresse à la manière dont le droit peut protéger au mieux le patrimoine culturel en tenant compte de l’intérêt individuel de son propriétaire (public ou privé) et de l’intérêt collectif de ce patrimoine.

Thèse de doctorat en droit, École normale supérieure Paris-Saclay. Direction : Marie Cornu (directrice de recherche au CNRS) et François Ost (Université Saint-Louis – Bruxelles).

  • Nina Mansion Prud’homme, pour sa thèse : « Archives d’architectes en France, 1968-1998. Jeux d’acteurs et enjeux historiographiques autour de l’Institut français d’architecture. »

La thèse porte sur la création et l’institutionnalisation des archives d’architectes à travers la genèse et le développement de l’Institut français d’architecture, durant le dernier tiers du XXe siècle, tout en interrogeant l’évolution de l’histoire de l’architecture comme discipline.

Thèse de doctorat en histoire de l’art, Université Bordeaux Montaigne. Direction : Gilles Ragot (Université Bordeaux Montaigne) et David Peycéré (École du Louvre).

  • Mathilde Provansal, pour sa thèse : « Artistes mais femmes. Formation, carrière et réputation dans l’art contemporain. »

Ses travaux interrogent le paradoxe de la faible représentation des artistes femmes aux plus hauts niveaux de la carrière en arts plastiques malgré la forte féminisation des formations et la relative mixité du monde professionnel des artistes plasticiens, tout en insistant sur la façon dont les politiques de la culture constituent un des principaux leviers de lutte contre les inégalités de genre.

Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Direction : Marie Buscatto (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Ces prix sont décernés après délibération du jury, présidé par Maryvonne de Saint Pulgent, présidente du Comité d’histoire, et constitué de six personnalités qualifiées dans le champ des politiques culturelles.

Les présentations des trois thèses primées sont disponibles en vidéo sur le site du ministère de la Culture ici.

Enfin, je signale pour finir tout à fait ce billet le lancement d’un nouveau site qui intéressera tous ceux qui étudient et travaillent dans le domaine de l’histoire des relations internationales. Il s’agit du site en ligne de l’Institut d’histoire des relations internationales contemporaines (IHRIC), une association fondée par Jean-Baptiste Duroselle en 1981.

https://relations-internationales.fr

Ce site, encore en développement, doit permettre, à terme, de diffuser les informations relatives aux recherches conduites dans ce champ d’étude et aux colloques organisés par la revue Relations internationales, tout en favorisant les échanges avec d’autres domaines de recherche.

Il permettra de suivre la vie de l’IHRIC et de la revue d’histoire Relations internationales, mais aussi le Prix Jean-Baptiste Duroselle, les colloques, séminaires et publications sur le domaine. Il est aussi conçu comme un outil pour les étudiants et chercheurs, désireux de travailler dans ce sillage.

Voilà, j’espère que ces différentes annonces et informations vous ont, comme moi, réjoui. Tout ne va pas si mal, finalement.

LM

P.S. : j’ajoute à ces annonces deux autres informations concernant des manifestations scientifiques qui auront lieu la semaine prochaine. Mardi 16 mars est organisée par des doctorantes des universités de Paris 3 et Paris 8 une journée d’étude sur le thème « Etre et naître victime(s). Constructions ultra-contemporaines de la figure de la victime des violences politiques« . A l’heure où l’on parle de construire un musée consacré à la violence terroriste, cette journée tombe à pic. L’une des organisatrices est Elishéva Gottfarstein, qui poursuit une thèse sur l’histoire des lois dites mémorielles sous ma direction.  Cette journée d’étude se tiendra en distanciel.

Inscription par mail pour recevoir le lien de la visioconférence via je.figurevictime@gmail.com.
Le lien sera envoyé la veille de la journée d’étude.

Vous trouverez le programme de cette journée à l’adresse suivante :

http://www.univ-paris3.fr/etre-et-naitre-victime-s-constructions-ultra-contemporaines-de-la-figure-de-la-victime-de-violences-politiques-620262.kjsp

Autre journée d’étude organisée par des doctorants de la Sorbonne-Nouvelle, celle qui aura lieu mercredi 17, cette fois en présentiel sur le campus Condorcet. Cette sixième édition des Doctoriheales (les journées doctorales de l’Institut des Hautes études d’Amérique latine) aura pour thème : L’Amérique latine face aux crises passées, présentes et futures. En voici le programme :

Programme Doctoriheales 2021

Quelques colloques et journées d’études à venir, ou comment voyager en restant chez soi

Bonjour,

malgré l’épidémie qui sévit et l’annulation de bon nombre de manifestations scientifiques, la communauté des chercheurs français en shs continue de proposer des rencontres qui stimulent l’esprit et font progresser les connaissances.

Sans souci d’exhaustivité, je vous recommande particulièrement trois rendez-vous dans un avenir plus ou moins proche ; dans les trois cas, les relations internationales et leur dimension culturelle sont à l’honneur.

Dans deux jours, le vendredi 29 janvier, aura lieu la nouvelle séance du séminaire Transatlantic Cultures, en partenariat avec le programme de recherche « l’Américanisation par les arts ».  Il y sera question de Jean-Pierre Melville, de la Nouvelle Vague et d’Hollywood, du dernier livre de Ludovic Tournès Américanisation. Une histoire mondiale, XVIIIe-XXIe (Fayard, 2020). Je vous redonne ici le programme général du séminaire :

prog_seminaire_2020_2021

Pour assister au séminaire en ligne, vous devez vous inscrire en écrivant à l’adresse: contact@transatlantic-cultures.org

Le lien de connexion vous sera communiqué par courriel.

Le même jour aura lieu une nouvelle séance du séminaire animé par Nicolas Peyre et organisé par l’IDETCOM sur la diplomatie culturelle ou « diplomatie d’influence ». Elle accueillera Alexandre Labruffe, écrivain et attaché culturel en Chine qui témoignera de ce que signifie être attaché culturel à Wuhan en Chine au temps du covid.

Voici le programme complet du séminaire :

culture-influence-1ere-edition-du-seminaire-de-recherche-organise-par-l-idetcom

Pour participer, demandez le lien à l’adresse suivante : nicolas.peyre@ut-capitole.fr

La semaine prochaine, jeudi 4 février, aura lieu, elle aussi à distance finalement, la journée d’étude organisée par l’Institut national du patrimoine et l’Institut des Sciences sociales du Politique sur le thème « Censure et patrimoine« . Voici le programme :

La reproduction qui illustre l’affiche de cette manifestation est celle de la statue Vénus anadyomène (Metropolitan Museum of Art)

Pourquoi choisir cette œuvre pour illustrer la journée sur censure & patrimoine ? Selon Vincent Négri, cette œuvre est une variation de l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle réalisée vers le milieu du IVe siècle avant notre ère. C’est la première représentation du corps nu de la femme dans la statuaire grecque, qui aura une grande descendance. Auparavant, les femmes sont représentées vêtues, ou alors avec un mince vêtement qui fait déjà apparaître les formes (le drapé mouillé, qui précède de peu l’Aphrodite de Cnide).

Stylistiquement, on retrouve ainsi le chiasme dit praxitélien, c’est à dire qu’à l’inclinaison des hanches répond l’inclinaison inverse des épaules. L’affiche met en avant ce trait stylistique grâce aux bandeaux « Censure et Patrimoine » (inclinaison des épaules) et « 4 février 2021 » (inclinaison des hanches).

La nudité se justifie alors par le thème représenté, Aphrodite, déesse de l’Amour. Elle est figurée nue pour montrer sa sensualité, comme à la même époque la musculature d’Héraclès/Hercule est là pour justifier de sa force. Ces sculptures ne sont pas destinées à l’origine aux domaines privés mais bien aux sanctuaires dédiés à la déesse. On aborde ces statues du point de vue religieux.

La Vénus anadyomène est une variation du thème de Praxitèle du second classicisme grec. On la représente sortant de l’eau et pressant ses cheveux mouillés. Elle n’est pas le seul type inspiré de Praxitèle ; on trouve ainsi : la Vénus du Capitole, l’Aphrodite pudique, la Vénus de Vienne, les Trois Grâces, la Vénus de l’Esquilin…

Cela démontre l’impact qu’a joué le dévoilement du corps de la femme pour l’art gréco- romain. L’histoire de l’art aurait été certainement moins riche en thème du corps féminin nu, si celui-ci n’avait pas été révélé par Praxitèle. Le corps de la femme a été libéré de son carcan et des vêtements lourds (comme le péplos des corai) avec lesquels elle était le plus souvent représentée auparavant. La censure peut ainsi, dans le contexte de cette œuvre, être perçue comme un frein à la création, mais également un frein à la libération du corps de la femme. En le montrant tel qu’il est, on ne le cache plus, on le démystifie.

Choisir la nudité d’un corps féminin plutôt qu’un corps masculin s’explique par les controverses plus importantes qu’a toujours suscité l’une par rapport à l’autre. Les débats autour de la représentation de la femme ont toujours été plus passionnés depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle…

Sources :

Pasquier A., Martinez J.-L., 100 chefs-d’œuvre de la sculpture grecque au Louvre, Somogy, 2007.

Voici le programme de cette journée :

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J’y interviendrai pour présenter une réflexion sur les rapports entre expositions internationales et diplomatie culturelle. A priori, nous sommes là assez loin des problématiques de la « censure » mais je tenterai de montrer que ces expositions (universelles, coloniales ou d’art dans le cadre des biennales) sont souvent le théâtre de processus d’euphémisation voire d’occultation d’un certain nombre de réalités désagréables aux organisateurs…

Là encore, j’attends les indications pratiques de connexion et je les ajouterai à ce post dès que je les recevrai.

Enfin, du 10 au 12 février se tiendra, là encore à distance, un colloque international sur « la montée de l’Asie« , replacée dans l’histoire et dans une perspective globale, organisé par le CHAC (Centre d’Histoire de l’Asie Contemporaine), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le GRIC (Groupe de Recherche Identités et Cultures), Université Le Havre Normandie

Des séances dédiées au bilan de 60 ans de la Conférence du Mouvement des Non-Alignés à Belgrade dans une perspective globale, régionale et nationale de divers pays du monde, membres et non-membres du MNA, d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Europe, d’Orient et d’Occident, du Nord et du Sud.

35 séances successives et parallèles,140aine d’intervenants en provenance d’une 50aine de pays, du Japon en Orient jusqu’au Canada en Occident, de l’Afrique du Sud au Sud jusqu’à la Suède au Nord.

Le colloque est ouvert au public avec une inscription gratuite. Pour s’inscrire et obtenir le programme du colloque : http://www.bandungspirit.org/

L’un des organisateurs de cette manifestation, Darwis Khudori, est par ailleurs l’auteur d’un livre sur les rapports entre la France et le groupe des pays non-alignés qui s’était rassemblé lors de la conférence de Bandung de 1955.

Il présente ainsi son travail :

« La France a été très concernée par la Conférence de Bandung car cette réunion afro-asiatique devait discuter des problèmes et des intérêts communs en Afrique et en Asie dans les domaines économiques, sociaux et culturels, mais aussi en matière de souveraineté nationale, de colonialisme et de racisme. Et cette réunion était organisée sans impliquer les puissances coloniales, dont la France. Cependant, à la veille de la Conférence, la France a été impliquée dans deux problèmes coloniaux épineux. L’un est l’Afrique du Nord dont les entités territoriales (Algérie, Maroc, Tunisie) se sont engagées ensemble dans des mouvements de libération nationale contre l’occupation coloniale française.

L’autre est l’Indochine dont les États (Cambodge, Laos, Sud-Vietnam, Nord-Vietnam) avaient gagné leur indépendance mais, à l’exception du Nord-Vietnam, étaient toujours sous la tutelle française dans l’Union Française. Dans cette union, ils étaient États Associés et censés se concerter avec la France en matière de politique extérieure. Quant au Nord-Vietnam, il était complètement indépendant de la France grâce au mouvement de libération nationale mené par les communistes Vietminh soutenus par la Chine et l’URSS. Le Vietnam est devenu un champ de « guerre par procuration » (proxy war) entre les deux blocs de superpuissances. La crainte était grande chez le bloc Ouest que l’Asie du Sud-Est ne tombe, selon « la théorie des dominos », dans le bloc Est. C’est dans ce contexte que la France, avec la « procuration » de la Grande Bretagne et des USA, s’est impliquée indirectement dans la Conférence de Bandung. Comment donc la France, en concertation avec la Grande-Bretagne et les USA, agissait avant et pendant la Conférence ? Et quelles sont les réactions de la France suite à la Conférence ? En réponse à ces questions, ce livre est fondé essentiellement sur des archives diplomatiques françaises non encore étudiées et mises en valeur depuis plus soixante ans. »

Beaucoup de rendez-vous intéressants en perspective, donc. Ou comment voyager sans bouger de son fauteuil…

LM

Etudes culturelles et contre-cultures brésiliennes

Bonjour,

je viens de recevoir les actes publiés (aux éditions du Bord de l’eau) du colloque de Cerisy que j’avais co-dirigé avec mon collègue et ami Eric Maigret voici déjà cinq ans (la temporalité des universitaires n’est pas exactement celle des journalistes) sur les Cultural Studies / études culturelles. A vrai dire, c’est surtout Eric qui fit, alors, l’essentiel du travail, et qui est aussi le principal artisan de ce volume qui regroupe l’essentiel des communications.  Pour ceux qu’intéresse ce courant de recherche né en Grande-Bretagne puis importé aux Etats-Unis avant de venir, tardivement et de manière encore partielle, en France, ce livre apportera nombre de textes éclairants, intrigants, passionnants, sinon toujours convaincants. De mon côté, j’avais tenté d’éclairer ce courant de recherche à la lumière d’un autre, celui de l’histoire culturelle, dans lequel je m’inscris et qui entretient avec les cultural studies des rapports de proximité et parfois – la preuve – de complicité, ce qui n’exclut pas aussi de vraies différences (et même quelques différends).

Voici le texte de la 4e de couverture, j’espère qu’il vous donnera envie d’y aller voir de plus près :

« Cet ouvrage, issu des actes d’un colloque de Cerisy, explore les théorisations les plus récentes en cultural studies (études culturelles), courant de recherche transdisciplinaire repérant le surgissement conflictuel du nouveau, les sites de contestation où prolifèrent des alternatives aux rapports de pouvoir cristallisés, en particulier dans les formes culturelles.

Les cultural studies accordent une place centrale à la question des identités. Elles ont enrichi les travaux sur ces dernières en démontrant, tout d’abord, l’importance des politiques de différences, ensuite, l’hétérogénéité des individus et des groupes, construits par des discours, pratiques et positions qui ne coïncident pas nécessairement, enfin, la possibilité d’un cosmopolitisme par le bas. En se confrontant aux craquement des cadres nationaux, postcoloniaux et de genre, qui engendrent de puissants effets de backlash, en débattant des modèles posthumains et du tournant ontologique, qui conduit à ne plus séparer humains et non-humains, les recherches actuelles abordent de nouvelles frontières.

Pour répondre aux réaménagements théoriques comme politiques, s’agit-il pour les cultural studies de verser intégralement dans les paradigmes posthumains? Face aux enjeux d’égalité de sexe, de genre, de classe et de race, de quels outils disposent-elles aujourd’hui? Quels sont les rapports entre les disciplines scientifiques traditionnelles et les cultural studies, singulièrement en France?

Ce panorama diversifié des débats que traversent et/ou mettent en forme les cultural studies, de leur(s) généalogie(s) comme de leurs effets sur les disciplines, se veut à la fois synthétique, didactique et heuristique. »

Le hasard veut que je reçoive ce livre la veille de la soutenance d’un de mes doctorants, Tommy Adam Vasques Vidal, qui participa à ce colloque, comme en témoignent ces photos (non compromettantes, j’espère! Dernier rang, blouson de cuir marron)

Tommy soutient demain, après six ans d’un dur et fructueux labeur, sa thèse sur la contre-culture brésilienne des années 1960 aux années 1990. En voici le titre :

Asdrúbal Trouxe o Trombone

Irrévérence et innovation au théâtre sous la dictature militaire brésilienne et la contreculture « desbundada » 1974 -1996

Cette thèse est centrée sur la troupe de théâtre Asdrubal Trouxe o Trombone, un nom que l’on pourrait traduire en français ainsi : « Asdrubal a apporté le trombone », qui fut l’un des collectifs artistiques les plus créatifs et influents de Rio de Janeiro, y compris durant les années noires de la dictature militaire. Tommy, qui a rassemblé des archives nombreuses et souvent inédites, montre comment cette troupe réussit à exister et à créer malgré la censure et la répression, et il met également à jour l’énorme influence qu’elle exerça y compris après sa disparition, en 1984, non seulement dans le théâtre mais aussi dans la musique, et, plus généralement, dans tous les arts de la scène du Brésil des années 1980 à nos jours.

Je suis très heureux – et fier – de voir ce travail de thèse s’achever, même si je regrette, évidemment, que la soutenance s’effectue entièrement « à distance », via une plateforme numérique. Espérons que tout fonctionnera bien et que nous aurons demain soir un nouveau « docteur en histoire »!

LM

PS : la soutenance s’est fort bien passée, dans une atmosphère à la fois sérieuse et détendue. Tommy est donc officiellement docteur en histoire de l’université de la Sorbonne-Nouvelle à Paris et de l’université Fluminense de Rio de Janeiro. Félicitations! Nous attendons maintenant la publication de son bel ouvrage, qui profitera des remarques de tous les collègues membres du jury que je remercie vivement.

L’élection de tous les records

Bonjour,

nous connaissons enfin le nom du 46e président des Etats-Unis – et ce n’est pas Donald Trump mais Joseph Robinette (oui, Robinette… son surnom en français est tout trouvé!) Biden Jr., dit Joe Biden.

Il est le mieux élu de tous les présidents américains, avec plus de 74 millions de suffrages en sa faveur mais son adversaire a tout de même obtenu plus de 70 millions de votes, ce qui est aussi un record, le taux de participation ayant atteint un plus haut historique avec 67%.

Ce sera aussi le plus âgé des présidents, 78 ans dans deux semaines.

Et la campagne aura été la plus onéreuse de toute l’histoire américaine : tout confondu (financement des primaires, des présidentielles et des élections au congrès), pas loin de 13 milliards de dollars ont été dépensés pour l’édition 2020. Avec plus de 8 milliards, les démocrates auront dépensé cette année plus de deux fois et demie la somme de l’élection précédente, en 2016, quand Hillary Clinton portait leurs couleurs.

Ce qui signifie au total trois choses :

  • ce pays est profondément divisé et Biden aura fort à faire pour « guérir », selon ses mots, ce grand corps malade. Son premier discours de président élu, prononcé il y a quelques heures, était rassurant sur ce point mais la tâche à accomplir est immense.
  • les mécanismes démocratiques sont profondément pervertis par la nécessité où les candidats se trouvent (en particulier quand ils ne bénéficient pas des moyens de la Maison-Blanche dont Trump a usé et abusé) de récolter des millions de dollars pour simplement exister sur la scène médiatique.
  • On ne peut guère espérer de Biden qu’il soit l’homme des grandes ruptures nécessaires. Certes, il a accumulé beaucoup d’expérience pendant ses presque cinquante de vie politique, mais s’il était un révolutionnaire, comme ses adversaires l’en accusent, ça se saurait depuis longtemps. Par ailleurs, il aura à composer avec un Sénat qui reste majoritairement républicain – autant dire que la paralysie le guette.

Mais au moins, comme il l’a également promis durant son discours de la nuit dernière, peut-on espérer qu’avec Biden revienne au sommet de l’Etat américain un peu de « décence » dans les mots comme dans les attitudes. Trump, durant les quatre années de son catastrophique mandat, a repoussé toutes les limites de l’indécence en politique et cela restera son héritage le plus mortifère, un héritage que d’autres que lui, inspirés par son exemple, feront fructifier, n’en doutons pas. Revenir à la raison, réinstaurer un peu de morale, retrouver la distinction entre le vrai et le faux, voilà ce qu’on attend d’abord de Biden et voilà pourquoi, plutôt qu’une joie sans doute illusoire (telle qu’avait pu en générer la première élection de Barack Obama, voici douze ans) ce que beaucoup ressentent ce matin est le soulagement d’avoir évité le pire.

Une vraie raison de se réjouir et d’espérer? La présence, aux côtés de Biden, de Kamala Harris. Une femme, relativement jeune (56 ans), afro- et indo-américaine, sans doute plus « à gauche » que Biden sur nombre de sujets de société. Elle a quatre ans pour se mettre sur orbite présidentielle. Et nous faire passer du soulagement à la joie.

LM

Souffle

Souffle…

comme celui qu’il nous faut encore retenir avant de connaître le nom du 46e président des Etats-Unis.

comme l’écart qui, sans doute, séparera finalement les deux candidats une fois les résultats définitifs proclamés.

Ce que l’on peut d’ores et déjà constater en cette matinée (en France) du 4 novembre 2020, c’est que le raz-de-marée bleu attendu, ou du moins espéré, par les progressistes américains et du monde entier ne s’est pas produit. Trump fait mieux que se maintenir, remportant un certain nombre d’Etats que l’on croyait susceptibles de basculer côté démocrate, l’Ohio, l’Iowa, la Floride, le Texas…

(carte France Info, 4 novembre, 8h)

Certes, au total Trump ne comptabilise à cette heure « que » 212 grands électeurs quand Biden en a déjà 223 ; mais il en faut 270 pour être élu et la route s’annonce encore longue… Il reste cent millions de bulletins, arrivés par courrier, à dépouiller et les résultats sont très indécis dans quelques Etats-clefs, notamment la Pennylvanie ou le Michigan. Mais enfin, encore une fois, le décalage est manifeste entre les prévisions des sondages, qui donnaient Biden largement gagnant, et la triste et froide réalité. Il nous faut bien admettre, aussi révoltante que soit cette idée pour quelqu’un qui déteste tout ce qu’incarne Donald Trump, ses mensonges éhontés, son cynisme, sa brutalité, son incompétence, son racisme, son sexisme, son nationalisme etc., que près de la moitié des votants étatsuniens adhèrent à son discours, ou à son action, ou à sa personne, voire aux trois à la fois! Même si Biden l’emporte finalement ne se produira ni la révolution sociale ni le relèvement moral dont ce pays malade a besoin. Le trumpisme a, quoi qu’il arrive, encore de beaux jours devant lui.

Souffle… comme celui qui manque à d’autres malades, moins imaginaires ceux-là, je veux parler des malades atteints du covid (de la covid, si vous préférez) dont le nombre ne cesse d’augmenter en France comme partout en Europe. Plusieurs collègues et amis sont atteints, je pense bien à eux/elles et je leur souhaite un bon rétablissement.

Espérons, ici comme là-bas, un nouveau souffle en 2021, nous en avons besoin!

LM

 

De la diplomatie culturelle française

Bonsoir,

je ne sais plus si j’avais déjà eu l’occasion d’évoquer ici un projet de recherche qui s’annonce assez passionnant. J’ai pris l’initiative, aidé de quelques collègues, de proposer un colloque international à Paris sur l’histoire de la diplomatie culturelle française, soit l’usage de la culture à des fins diplomatiques qui est une tradition ancienne de notre pays. En 2022 nous célébrerons le centenaire de la création de l’Association française d’expansion et d’action artistique, plus connue sous le nom qu’elle prendra à partir de 1934 d’Association française d’action artistique (AFAA), ancêtre direct de l’actuel Institut français. Quel meilleur moyen de célébrer cet anniversaire que de retracer l’histoire de l’AFAA et, plus généralement, des divers instruments qui ont servi à la France pour faire « rayonner » sa langue et sa culture avant d’en faire les moyens d’un soft power à la française? Ce colloque sera accueilli dans les nouveaux locaux de la Sorbonne-Nouvelle au printemps 2022, avec le soutien du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, de l’Institut français, de l’Institut de France.

Voici l’appel à proposition que nous avons diffusé :

Appel à communication pour le colloque « Histoire de la diplomatie culturelle française »

Université de la Sorbonne-Nouvelle Paris 3 / Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères / Institut français

Dans le cadre de la célébration du centenaire de l’Association française d’action artistique (AFAA) et de la création du Service des Œuvres, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et l’Institut français organisent, conjointement avec l’université de la Sorbonne-Nouvelle / Paris 3, un ensemble d’événements afin d’étudier l’histoire de la diplomatie culturelle française. D’autres établissements d’enseignement supérieur ou de recherche sont susceptibles de devenir partenaires de cette démarche.

Parmi ces événements, un colloque scientifique est prévu au printemps 2022 à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, dont le champ d’étude portera sur l’histoire et l’action du réseau culturel français à l’étranger, qui comprend les services de coopération et d’action culturelle, les instituts français, les alliances françaises. Il portera également sur les politiques publiques qui ont sous-tendu cette action. Les actes de ce colloque feront l’objet d’une publication.

Le comité scientifique en charge de ce colloque lance un appel à communication ouvert aux chercheurs de toutes langues, nationalités et disciplines – même si la perspective générale du colloque est prioritairement historienne.

Les propositions pourront porter sur différents domaines de la diplomatie culturelle française (diplomatie de la langue, échanges artistiques, industries culturelles et créatives, recherche scientifique, enseignement, débats d’idées…), sur ses acteurs, figures et institutions, publics, para-publics ou privés (services et directions du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du ministère de la Culture, alliances françaises, fondations, grands établissements culturels, entreprises des industries culturelles et créatives, portraits de grandes figures, étude des agents), sur les grands enjeux de son action (question des publics, vecteurs et moyens de diffusion, finalités et objectifs, multilatéralisme), sur des périodes et des questions problématisées (la diplomatie culturelle française au temps de la Guerre froide et des décolonisations, par exemple). Une approche comparatiste avec d’autres modèles nationaux peut également être proposée, de même qu’une approche par pays ou aire géographique (diplomatie culturelle de la France en Amérique latine, Asie , Europe, etc.).

Le comité scientifique privilégiera des propositions qui permettront d’exploiter le riche matériau archivistique disponible au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères dans les centres d’archives de la Courneuve et de Nantes (versements consulaires, instituts français, alliances, centres culturels, versements de l’AFAA, du Service des Œuvres françaises à l’étranger, de la Direction générale des Affaires culturelles) et qui sera encore enrichi par l’apport des différents postes diplomatiques qui ont été sollicités dans la perspective du colloque.

Les propositions, en français ou en anglais (1000 à 3000 signes, espaces compris) doivent parvenir au comité scientifique avant le 4 décembre 2020 sur cette adresse : HistDiplo2022@gmail.com. Elles seront accompagnées d’un curriculum vitae de l’auteur.

Les auteurs des contributions retenues par le conseil scientifique seront avertis avant le 20 décembre 2020.

Comité scientifique

Bruno-Nassim Aboudrar (Université de la Sorbonne-Nouvelle / Paris 3, France)

Yves Bruley (EPHE, France)

Bernard Cerquiglini (Université de Paris)

François Chaubet (Université de Paris Nanterre, France)

Charlotte Faucher (Université de Manchester, UK)

Janet Horne (Université de Virginie, USA)

Philippe Lane (Université de Rouen Normandie, France)

François Mairesse (Université de la Sorbonne-Nouvelle / Paris 3, France)

Laurent Martin (Université de la Sorbonne-Nouvelle / Paris 3, France)

Nicolas Peyre (Université de Toulouse, France)

Gisèle Sapiro (EHESS / CNRS, France)

Sous le haut-parrainage de M. Xavier Darcos de l’Académie française, Chancelier de l’Institut de France

Je place ici la traduction anglaise de cet appel à proposition :

201014 Call for Papers History of French cultural diplomacy Appel aÌ communication pour le colloque Histoire de la diplomatie culturelle

 

Ce post sur la diplomatie culturelle française est l’occasion idéale de commencer une nouvelle série de publications, que j’avais annoncée voici déjà plusieurs semaines. Dans le cadre d’un enseignement de 2e année de master sur la diffusion de la recherche, j’ai demandé aux étudiants que j’encadrais l’année dernière de réaliser un article de vulgarisation scientifique à partir de leur mémoire de recherche. Je commence aujourd’hui cette série avec un article écrit par Francesca Sabben sur l’institut culturel français de Florence.

L’Institut Français de Florence : un exemple de l’action culturelle française en Italie ?

« Les échanges culturels franco-italiens ont toujours été vivaces, et ce depuis des siècles, l’on peut même faire remonter cette véritable action culturelle française -qui n’en portait pas encore le nom- à la Renaissance. Mais qu’en est-il de l’action culturelle française en Italie aujourd’hui ? Alors que le nouveau directeur de la Villa Médicis-Académie de France à Rome, Sam Stourdzé, vient d’être nommé, quel est l’état actuel de la présence culturelle française dans la péninsule italienne ? Dans cet article nous nous intéresserons à une autre fameuse institution culturelle française du territoire italien : l’Institut Français de Florence, établissement historique de la capitale toscane. Mais outre son prestige et son poids patrimonial dans l’écosystème culturel florentin, cette institution séculaire peut-elle encore se donner en exemple de l’action culturelle française ? Et si oui, de quelles manières et à travers quels moyens concrets de programmation culturelle ?

Les cinq Instituts français d’Italie : un moyen privilégié de l’action culturelle française dans la péninsule

La composante culturelle de la diplomatie apparaît essentielle : bien avant l’apparition du terme soft power, l’un des exemples historiques qui vient directement à l’esprit est celui de François Ier qui mena dès le XVIe siècle une politique culturelle bien au-delà des frontières du Royaume de France. Cette composante culturelle des relations diplomatiques entre la France et l’Italie s’est développée depuis la Renaissance, avec le courant de l’humanisme, les Guerres d’Italie, François Ier, et fut institutionnalisée au début du XXe siècle par la création du premier institut français de la péninsule italienne : l’Institut Français de Florence. Cet établissement culturel français, fondé en 1907 par l’universitaire grenoblois Julien Luchaire, allait par la suite servir d’exemple à tous les instituts français dans le monde. Le réseau culturel français à l’étranger est aujourd’hui un double réseau, composé de 98 instituts français et de de 850 Alliances françaises répartis sur tous les continents, hormis l’Antarctique. Très souvent, plusieurs instituts sont implantés dans un même pays, comme c’est le cas en Italie avec les deux antennes historiques de Florence (1907) et Naples (1919) et les instituts datant de l’après-guerre installés à Rome (1945), Milan (1949) et Palerme (1956).

Tout d’abord, commençons par une présentation succincte de la mission des instituts français en Italie aujourd’hui et des objectifs recherchés par leur présence de l’autre côté des Alpes. D’une façon très simplifiée et rapide on peut dire que la présence culturelle française dans le monde contemporain s’appuie sur son réseau d’instituts français, dont par exemple celui, historique, de Florence. Véritable lieu d’échange et de partage de cultures, les instituts français d’Italie visent à une meilleure compréhension entre les sociétés française et italienne. Le but premier de l’Institut Français de Florence est d’entretenir les liens intellectuels entre la France et l’Italie et de diffuser la culture française en Toscane, tout en maintenant l’amitié franco-italienne. Cette institution tient compte des initiatives culturelles locales, florentines, et de l’ancrage avec le territoire toscan afin de permettre une meilleure visibilité. Les missions de l’Institut Français de Florence, tout comme celles des autres instituts français de la péninsule italienne, sont dédiées aux relations franco-italiennes dans de nombreux domaines. Afin de renforcer les échanges entre la France et l’Italie, cinq champs d’actions sont privilégiés : l’action culturelle à travers notamment la création artistique et la collaboration pour le patrimoine et les musées, la coopération linguistique et éducative, la coopération scolaire et universitaire, la diffusion du cinéma et de l’audiovisuel en général, la promotion du secteur du livre et de l’édition.

Les missions de l’Institut Français de Florence revendiquées depuis plus d’un siècle

Les missions de cette institution sont dirigées vers la diffusion de la langue française, en particulier dans les structures éducatives et sur internet, ainsi que vers la stimulation du débat d’idées entre les sociétés italienne et française, perpétuant ainsi une tradition d’échanges des savoirs et de transferts intellectuels vieille de plusieurs siècles. Les autres missions attribuées à l’Institut Français de Florence sont également la promotion des productions françaises sur la scène artistique italienne et sur les marchés des industries culturelles, avec notamment le développement des échanges entre les professionnels des deux pays (grâce au festival « Francia in Scena » par exemple) mais aussi avec le renforcement de la présence française dans le paysage audiovisuel italien, en particulier au cinéma (par exemple au travers du festival « France Odéon » fondé par l’Institut Français de Florence du temps de la direction de Daniel Arasse). Un autre domaine dans lequel l’Institut Français de Florence est très actif est la coopération scolaire et universitaire. Le dynamisme d’une structure telle que l’Institut Français de Florence dans ce secteur d’activité s’illustre notamment à travers la promotion du programme Esabac, les partenariats avec les lycées français présents en Italie, et plus précisément le lycée Victor Hugo à Florence ainsi que l’organisation de classes découverte et d’immersions linguistiques et culturelles.

La justification actuelle de la présence de l’Institut français de Florence dans la capitale toscane

Après cette brève présentation du réseau culturel français à l’international et dans la péninsule italienne, vous pourriez vous demander avec raison : quelle est la raison d’être d’un institut français en 2020 ? Au-delà des missions de base visant à recréer, renforcer et étendre les liens entre la France et l’Italie, quelle peut bien être la raison d’être d’une telle institution ? Alors oui, la promotion culturelle, le domaine cinématographique surtout, et puis la promotion linguistique sont les justifications premières qui vous viennent peut-être à l’esprit. Mais concrètement, que cela signifie- t-il véritablement ? De quelle manière les instituts français présents en terre transalpine, et plus particulièrement celui de la cité du Lys rouge, représentent-ils des instruments efficaces de promotion de la culture française actuelle ? Quelle est la pertinence du modèle des instituts français en Italie, et plus précisément de l’établissement historique de Florence, aujourd’hui ? De quelles manières ce modèle a-t-il bien pu évoluer pour s’adapter aux nouveaux enjeux géopolitiques ? La légitimité actuelle de l’Institut Français de Florence n’est pas forcément acquise pour tous et l’ambivalence des missions de cet organisme ainsi que l’évolution de ses fonctions depuis les années 1980 jusqu’à nos jours représentent des pistes de réflexion intéressantes.

Le rapport du public florentin avec cette institution : une relation intellectuelle ambiguë

En interrogeant un Florentin au sujet de l’Institut Français de Florence, que répondrait- il ? Connaîtrait-il ne serait-ce que l’existence de cet établissement ? Rien n’est moins sûr, car bien que cette institution bénéficie d’un fort prestige et d’une grande renommée dans le domaine linguistique, tous les Florentins ne sont pas au fait des initiatives culturelles de cet établissement. En partant de ce constat, je m’interroge sur le fait que l’Institut Français de Florence puisse véritablement représenter un centre d’initiatives artistiques pour valoriser la culture française contemporaine. Ou alors peut-être qu’il ne s’agit que d’un lieu mémoriel ayant peu d’ancrage dans le temps présent -en dehors de la proposition de cours de français de grande qualité ? Mais encore, même si la qualité de l’enseignement linguistique et la richesse des ressources disponibles à l’Institut Français de Florence (laboratoire de langue multimédia, fonds documentaire séculaire, professeurs chevronnés…) ne peuvent être mises en doute, ces attraits sont-ils perçus par le public italien ? À l’heure de la multiplication des offres des écoles de langue privées et des nombreuses applications sur smartphones pour s’initier à une langue, la qualité des cours de langue et le prestige entourant l’Institut Français arrivent-ils à justifier son existence ? Je me demande si la génération Netflix ne va pas délaisser de plus en plus ces lieux de savoir -en l’occurrence à Florence un palais Renaissance du XIVe siècle- pour apprendre la langue de Stendhal et Lamartine via un écran.

L’intérieur de la salle Luchaire de l’Institut français de Florence au début du XXIème siècle Source : site Internet de l’Institut français de Florence

De surcroît, au-delà de l’aspect linguistique, l’Institut Français de Florence est-il représentatif du dynamisme culturel français ? Incarne-t-il un instrument efficace de promotion de la culture française actuelle? Ou bien cette institution demeure-t-elle encore trop élitiste dans sa programmation avec des activités réservées exclusivement à un cercle de francophiles initiés ? Si j’observe et j’analyse en détail la programmation culturelle proposée par l’Institut Français de Florence, je me demande bien quel renouvellement des publics est possible… Le renouvellement des publics tant souhaité et attendu mais auquel il faudrait peut-être donner une impulsion véritable ! En effet, une observation attentive, de l’intérieur même de cette institution, démontre un éloignement, que dis-je un abîme, entre la théorie, les discours et puis la réalité sur le terrain. Cet écart abyssal étant causé, il faut le dire, par le manque crucial de moyens, à la fois financiers et humains. »

Francesca SABBEN
 francesca.sabben@sorbonne-nouvelle.fr

Université Paris III Sorbonne Nouvelle Master 2 Géopolitique de l’art et de la culture Séminaire : Diffusion de la recherche Professeur : Laurent MARTIN

LM

#JeSuisProf

Bonsoir,

un nouveau mot-clic (ou hastag, si vous préférez l’anglais au québécois) s’est répandu depuis deux jours sur les réseaux sociaux à la vitesse d’un chagrin : #JeSuisProf

Des milliers d’enseignants confient leur colère, leur tristesse, leur dégoût, leur peur aussi, devant la violence qui a frappé l’un des leurs, l’un des nôtres, vendredi soir.

La clameur des appels aux meurtres, les insultes et les menaces de mort au nom de la religion qui circulent si nombreux sur les réseaux ont dû cette fois reculer devant la marée de notre indignation, de notre révolte.

Ils étaient des milliers, nous étions des milliers à Paris, des dizaines de milliers en France, enseignants mais aussi citoyens de tous métiers, de toutes origines, de toutes religions, de toutes absences de religion pour nous réunir et clamer haut et fort que nous ne nous laisserions pas intimider par les barbares, de quelque cause qu’ils se parent pour nous agresser.

Il faisait beau, cet après-midi, sur la place de la République, à Paris, malgré les nuages et notre peine. Comme un appel aux Lumières contre l’obscurantisme. La statue de la République brillait au soleil de la raison au milieu de la foule qui applaudissait Samuel Paty.

La République, le dessinateur Michel Kischka la voit ainsi, depuis deux jours :

Dessin terrible et magnifique, qui exprime le sentiment éprouvé à l’annonce de la nouvelle du meurtre et de la décapitation de Samuel Paty. Michel décrit ainsi la façon dont lui est venue l’idée de ce dessin :

« J’ai réalisé ce dessin en souhaitant qu’il circule. J’habite à Jérusalem et ai suivi l’info d’ici depuis vendredi. Samedi matin les infos étaient un peu plus claires sur les faits objectifs et je me sentais en mesure de réagir par un dessin. Comme je l’avais fait après Charlie hebdo, après Hyper Cacher, après le Bataclan, Nice, …et il y a deux semaines après l’attaque des deux journalistes devant les anciens locaux de Charlie. C’est toujours très difficile et très délicat de faire un dessin dans ces circonstances mais quand c’est la liberté d’expression qui est attaquée, c’est un devoir et une obligation pour tout cartooniste.

La République dans tout ce qu’elle représente étant visée dans ces attentats, l’image de la statue Place de la République m’est venue immédiatement. Cette grande femme de bronze, allégorie de la république, bien droite dans ses bottes, porteuse d’espoir convenait parfaitement à mon idée. La dessiner décapitée me paraissait terrible et si terriblement juste, et surtout très compréhensible comme message. Il était clair que je n’allais pas dessiner la statue en fond et la tête dans une mare de sang à l’avant-plan. Un dessin de mauvais goût qui pourrait être récupéré par les islamistes. Je ne me complais pas dans le morbide et le macabre. Les faits sont suffisamment cruels, pas la peine d’en rajouter. Mon travail m’a appris que la retenue est dotée d’une grande force. Un murmure a sa place dans notre monde qui hurle sans mesure. La République décapitée me semblait parfaitement répondre à ce que je cherchais. J’ai hésité a ajouter la touche de rouge au cou tranché. Mais vu sa petite taille dans l’ensemble de ma composition je ne me suis pas auto-censuré. Il fallait aussi que mon dessin fasse mal.

Pour l’ambiance de couleur, les teintes de l’automne parisien étaient parfaites. Le dessin une fois esquissé rapidement directement à la plume, sans esquisse préable, m’a paru si fort, que j’ai estimé qu’il n’était pas nécessaire de le pousser plus loin. Le fignoler risquait de l’affaiblir. Je n’ai pas ajouté un seul mot au post que j’ai mis en ligne. Tout cela a pris trois quart d’heure, pet-être une heure. Réagir dans l’urgence fait partie des réflexes du métier. »

Merci, cher Michel, pour ce dessin et ces lignes qui le mettent en perspective.
Et  maintenant, à vos plumes, à vos pinceaux, à vos mots, citoyens!
LM