Bonjour,
dans une actualité toujours aussi désespérante, quelques heures joyeuses sont toujours bonnes à prendre, et ce fut le cas la semaine passée, à l’occasion d’un séjour de trois jours à Belgrade, l’ex-capitale de l’ex-Yougoslavie qui n’est plus que la capitale de la Serbie depuis le dernier épisode de cette longue et tragique série des guerres balkaniques. J’étais invité par l’Institut français, dirigé pour encore une poignée de semaines par Stanislas Pierret (personnage étonnant et attachant), à présenter une conférence sur la diplomatie culturelle française. C’est surtout ma collègue Aleksandra Kolakovic, de l’Institut d’études politiques, rencontrée voici trois ans à l’occasion du colloque sur l’histoire de la diplomatie française, qui a tenu à ce que je vienne ici rencontrer celles et ceux qui s’intéressent à la France, à sa diplomatie et à sa culture. Et ils sont encore relativement nombreux, même si le français, ici comme (presque) partout en Europe et dans le monde, recule devant l’anglais – d’ailleurs, j’ai prononcé ma conférence en anglais, pour me faire comprendre d’un auditoire qui ne se pâme plus par réflexe en entendant la langue de Molière et de Malraux…
L’après-midi, je participais (toujours en anglais) à un atelier sur la recherche et l’enseignement dans le domaine de la diplomatie culturelle à l’Institut culturel, en compagnie de chercheurs et chercheuses rassemblés par Alexandra, Vesna Adamovic (cheville ouvrière depuis des années de la coopération universitaire franco-serbe) et Caroline Sotta (à gauche sur la photo), attachée culturelle à l’Institut. Celle-ci était surtout soucieuse de savoir comment donner un coup de jeune à la vieille amitié franco-serbe, forgée dans le feu de la Première Guerre mondiale, amitié à laquelle (exemple unique au monde, je crois) est consacré un monument imposant, installé depuis 1930 dans le parc de Kalemegdan.
La photo est incomplète car l’autre face du monument n’est pas moins intéressante que celle que je montre ici : aux frères d’armes français et serbes s’ajoute la France nourricière, l’institutrice auprès de laquelle la jeune nation serbe aspirait à s’éduquer… Quatre-vingts ans plus tard, les bombes de l’OTAN tombaient sur la tête des Serbes, avec l’accord et la participation de la France, dans le contexte de la guerre fratricide entre les peuples yougoslaves. Cette « trahison » n’est pas oubliée (d’autant que toutes les traces des bombardements n’ont pas été effacées) mais on me dit, et je le crois, que les Serbes, dans leur majorité, gardent affection et respect envers la France.
Le rêve yougoslave, nul ne l’a mieux incarné que Josip Broz Tito, l’inamovible chef d’Etat de la république de Yougoslavie de 1953 à 1980, date de sa mort. En compagnie d’Alexandra, j’allai visiter son mausolée, sur la colline aux fleurs qui domine la ville, et en profitai pour visiter l’intéressant musée de l’histoire de la Yougoslavie attenant, auquel le grand homme qui repose à côté fait un peu d’ombre (les responsables du musée s’évertuent à persuader les donateurs et visiteurs qu’il n’est pas seulement un musée à la gloire de Tito, sans parvenir à convaincre). L’histoire du panslavisme balkanique est compliquée, traversée de mille querelles qui échappent au profane ; nous connaissons mieux (du moins pour ceux qui étaient de ce monde dans les années 1990) à quoi il a abouti, cette guerre qui a déchiré la nation yougoslave, avec son cortège de massacres, de crimes de guerre et contre l’humanité, ses épurations ethniques (le terme a été inventé à cette occasion). Le musée nous explique peu de choses sur les racines de cette guerre, encore moins sur son déroulé ; il préfère s’attarder sur ce qui l’a précédée, les pages glorieuses de la Yougoslavie d’après la Seconde Guerre mondiale, l’épopée des non-alignés, dont la Yougoslavie du camarade Tito fut le porte-drapeau. Les photos des rencontres internationales de la jeunesse, des projets grandioses, de l’amitié entre les peuples donnent une idée positive de ce que fut cette utopie internationaliste, à distance des camps atlantiste et soviétique. L’envers du décor est moins présent, même s’il affleure à travers les témoignages du culte de la personnalité qui a entouré Tito jusqu’à sa mort et au-delà.
J’ignore quelle place conserve Tito dans la tête et le coeur de la jeune génération. En tout cas, celle-ci ne voue pas le même culte à son lointain successeur, Aleksandar Vucic, c’est le moins que l’on puisse dire. Du moins la jeunesse étudiante qui, depuis des mois, défie le pouvoir et défile dans la rue, réclamant la fin de la corruption et des réformes en profondeur. Les universités sont bloquées, les manifestations presque quotidiennes. Les contre-manifestations aussi, organisées par le pouvoir qui n’hésite pas à payer des gens pour qu’ils viennent « spontanément » manifester en sa faveur. Mais Vucic, comme tous les populistes de la région, bénéficient d’une popularité réelle, surtout parmi la population rurale et peu éduquée, qui se sent délaissée, à l’écart de la croissance économique qui bénéficie avant tout aux élites et à la population des grandes villes. L’élection du populiste Karol Nawrocki en Pologne ce week-end est venue rappeler qu’il s’agit d’un mouvement de fond qui ne retombera pas de lui-même. Il y a d’ailleurs aussi des accents populistes et dégagistes dans les manifs étudiantes de Serbie et tous les manifestants ne brûlent pas d’amour pour Bruxelles, Paris ou Berlin, loin s’en faut. Mais la plupart rejettent les pratiques autoritaires et la corruption qui règnent en Serbie. Ce qu’ils veulent? Retrouver une forme de souveraineté. Plus facile à dire qu’à faire quand on est un pays de sept millions d’habitants qui frappe à la porte de l’Union européenne tout en regardant avec envie ou dégoût du côté des Etats-Unis ou de la Russie…
De cela aussi, il a été question dans les discussions avec les collègues rencontrés à Belgrade, et la France est également admirée pour son esprit frondeur, turbulent, pour sa capacité à descendre dans la rue pour défendre ses droits et en réclamer d’autres. L’esprit de révolte, ou de révolution, produit d’exportation culturelle? Ou comment le mythe – et la réalité – du Français râleur peut devenir, de façon inattendue, un élément du softpower à la française…
LM








