Bonjour,
trois mois sans écrire un billet, même selon mes standards, c’est beaucoup. La faute à pas le temps, pas l’envie, pas l’occasion… Je la trouve, cette occasion (à défaut de temps, l’envie est là) dans la venue à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, jeudi prochain, 13 mars, de l’ancien ministre de la Culture et toujours président de l’Institut du monde arabe, Jack Lang.
Cette photo, récupérée sur le site de RFI, est, dans les circonstances présentes, d’une ironie cruelle. En effet, alors que nous souhaitions le faire revenir à la Sorbonne-Nouvelle dix ans après son dernier passage dans le cadre de la Semaine des Arts et Médias, et de nouveau pour lui donner l’opportunité de parler de sa vie entre culture et politique (lui qui, depuis maintenant plus de soixante ans se bat, certes avec des réussites diverses, pour mettre la culture à la portée du plus grand nombre dans un esprit de pluralisme), voilà qu’une pétition circule dans cette « université de toutes les cultures » pour appeler à la déprogrammation de son intervention.
Lancée à l’initiative d’une association étudiante nommée « les Hystériques » et qui se définit comme « féministe / queer », cette pétition (qui a quand même recueilli quelque 500 signatures, paraît-il) lui fait grief d’avoir, d’une part, signé, en 1977, une autre pétition, celle-ci publiée dans Le Monde, demandant la libération d’adultes accusés d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineurs, d’autre part, d’avoir pris position en faveur d’artistes accusés d’agressions sexuelles ou de pédocriminalité tels que Roman Polanski ou Woody Allen.
Il est inacceptable, estiment les pétitionnaires 2025, « qu’une institution comme la Sorbonne Nouvelle, se félicitant de promouvoir la diversité, l’inclusion et la justice sociale, offre une tribune à une personnalité dont les actions ont ignoré ces mêmes valeurs. En tant qu’étudiant.es, ainsi qu’en tant qu’activistes féministes et queer, nous nous élevons contre cette décision et réclamons l’annulation de la venue de Jack Lang à cet événement. »
« Un mot, un geste, un silence », en effet!
La signature de cette pétition en 1977 était certainement une erreur, Jack Lang l’a reconnu et s’en est excusé. Il convient cependant, même si la jeunesse d’aujourd’hui est fâchée avec l’histoire, de la replacer dans un contexte historique dans lequel il était de bon ton, dans une certaine gauche, de ruer dans les brancards de la « morale bourgeoise », de promouvoir une liberté sexuelle presque sans limites, de rompre avec les normes tant morales que pénales qui paraissaient d’un autre temps. Ce qui faisait le plus débat dans les années 1970, notamment du côté des mouvements homosexuels mais pas seulement, c’était la discrimination concernant l’âge de la majorité sexuelle. On considérait l’enfant ou l’adolescent comme capable de consentir au plaisir, sans s’interroger sur l’emprise que pouvait exercer sur lui l’adulte, sans questionner la relation de pouvoir qui pouvait exister entre eux, et cela alors que la lutte contre le Pouvoir était justement au coeur de la rébellion soixante-huitarde. Ce n’est qu’à partir des années 1990, à la suite d’une série de faits divers sordides, que l’indulgence touchant à la pédophilie a peu à peu disparu, laissant la place à une forme de sacralisation de la pureté enfantine. Le terme de pédocriminel a remplacé celui de pédophile, sans souci excessif de la nuance.
Rappeler ces faits n’est pas excuser ou dédouaner Jack Lang – pas plus que les personnalités qui ont également signé cette pétition ou d’autres de la même encre à cette époque, les Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Louis Aragon, Françoise Dolto… C’est expliquer qu’on a changé d’époque et que ce qui était perçu comme admissible dans le sillage de mai 68 ne l’est plus aujourd’hui, et tant mieux. Cela justifie-t-il aujourd’hui l’ « annulation » de Jack Lang? Il est permis d’en douter.
Comme il est permis de douter que son soutien à des artistes accusés et parfois condamnés dans des affaires d’agressions sexuelles le rende complice de leurs actes. Sa position, que l’on peut contester, est qu’il convient de séparer l’homme de l’artiste, et les oeuvres du jugement moral (ou pénal) porté sur leur auteur. Il ne s’agit pas d’oblitérer les fautes ou les crimes de ces artistes, mais de ne pas réduire leurs oeuvres à ces comportements que la morale ou le droit réprouve. Ou alors, cachons les tableaux de Picasso qui s’est mal conduit avec ses femmes, ne lisons plus Rimbaud parce qu’il trafiquait des armes, ni Villon qui a trempé dans de sombres histoires de meurtre… Je rejoindrais assez, même si elle a été très critiquée, la philosophe Carole Talon-Hugon qui dénonçait le moralisme radical de certain.e.s activistes qui conduit à une relecture intégriste de l’histoire de l’art ; elle estime en revanche que l’évaluation morale peut faire partie de l’évaluation globale d’une oeuvre, pourvu que l’on ne réduise pas cette dernière à cela (voir notamment, de cette autrice, L’Art sous contrôle, 2019). On peut, par ailleurs, vouloir continuer à apprécier la valeur esthétique d’une oeuvre et ne pas pour autant approuver que soit officiellement honoré, par des prix ou des récompenses, son auteur s’il s’est mal comporté « dans la vie ».
A vrai dire, ces problématiques sont riches et complexes et mériteraient un vrai débat, une libre discussion, et l’université devrait être le lieu par excellence pour ce type de débat. Sauf que les « hystériques », comme ils/elles se nomment eux/elles-mêmes ne veulent pas discuter, ne désirent pas débattre. Ce qu’ils/elles veulent, c’est annuler, déprogrammer, interdire, censurer. Et s’arroger pour l’avenir un droit de regard sur le choix des intervenants (« Nous demandons la mise en place d’un comité de consultation incluant des associations féministes, queer et antiracistes dans le processus de sélection des intervenants futurs »). A quand un vote (à main levée, bien sûr) pour choisir ses enseignant.e.s en fonction de leurs opinions politiques, de leur religion ou de leur couleur de peau? « Quand on voit des groupes dits progressistes tenir un discours d’extrême droite par rapport aux oeuvres, il y a de quoi être effondré », écrivaient les responsables de l’Observatoire de la création, lié à la Ligue des droits de l’homme, dans un article l’an passé. On en est là, en effet, dans cette charmante époque que nous vivons.
Bien sûr, jeudi, je serai là, aux côtés de Jack Lang, pour affronter la meute « hystérique ».
LM
