Censure… vous avez dit « censure »?

Un de mes doctorants, Emilio, qui commence un travail sur la diaspora artistique vénézuelienne, me fait part d’une prochaine rencontre organisée par l’Association France pour la Démocratie à Cuba (AFDC) le vendredi 6 décembre prochain à 19h. Elle prendra la forme d’une conversation entre l’écrivain et traducteur Jorge Ferrer et la psychologue et psychanalyste Cristina Díaz, à propos du livre de Jorge Ferrer Entre la Russie et Cuba. Contre la mémoire et l’oubli  aux éditions Ladera Norte. Jorge Ferrer passa presque une décennie à Moscou, d’où il revint non pas convaincu des bienfaits du modèle communiste mais épris de liberté. Après avoir participé au collectif Paideia, il fut contraint à l’exil et se réfugia à Barcelone. Ce livre témoigne de son parcours et de ses réflexions sur « l’art et la censure à Cuba », thème de la rencontre.

Voir les informations pratiques ici : https://www.mal217.org/fr/agenda/l-art-et-la-censure-a-cuba-5c26ebe1

On voudrait espérer qu’à cette date, nous aurons de bonnes nouvelles d’un autre écrivain, Boualem Sansal, détenu depuis une semaine en Algérie sans que le motif de son arrestation à sa descente d’avion à Alger ait pour le moment été communiqué et sans que lui-même ait pu donner signe de vie. La presse évoque ses prises de position sur le contentieux qui oppose l’Algérie et le Maroc quant au Sahara occidental (il serait accusé d’« atteinte à l’unité nationale et à l’intégrité territoriale du pays » et d’« incitation à la division du pays) mais le vrai motif est à chercher du côté de sa dénonciation ancienne et résolue du pouvoir algérien, dont il dénonce depuis vingt-cinq ans la corruption et l’incompétence.

Rappelons que, selon l’ONG Amnesty International, l’Algérie connaît depuis plusieurs années « une érosion continue des droits humains à travers la dissolution par les autorités de partis politiques, d’organisations de la société civile et de médias indépendants, ainsi que la multiplication d’arrestations et de poursuites arbitraires fondées sur des accusations de terrorisme forgées de toutes pièces », selon les termes de Amjad Yamin, directeur régional adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Les milieux littéraires et politiques français ont, avec une rare unanimité, pris la défense de l’écrivain franco-algérien (il a été naturalisé cette année), rappelant qu’il s’est également élevé avec courage contre l’obscurantisme islamiste. Que ses propos aient été repris voire récupérés par l’extrême-droite française, toujours prompte à dénoncer tout ce qui vient du sud de la Méditerranée, ne doit pas égarer : il a toujours pris le parti de l’intelligence et de la liberté contre toutes les oppressions et, pour cela, nous lui devons admiration et soutien.

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lors d’un événement littéraire à Nice, le 1er juin 2024. (ERIC DERVAUX / HANS LUCAS / AFP)Screenshot

La censure est décidément un thème éternel que l’actualité ne cesse, hélas, de renouveler… Je donnerai jeudi prochain, 28 novembre, à 14h, dans l’un des amphithéâtres de la Sorbonne-Nouvelle (rue de Saint-Mandé dans le 12e arrondissement de Paris) une conférence sur ce thème dans le cadre de l’Université des cultures ouvertes – un beau cadre, ouvert, justement, à l’inverse de tous ces murs, ces barreaux et ces portes de prison derrière lesquels on enferme ceux qui osent défier l’autoritarisme.

Puisque j’en suis aux annonces personnelles, je participerai aussi, le 6 décembre, à une journée d’étude organisée par la revue Culture et Recherche à l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris (il sera question des rapports entre sciences sociales et politique culturelle en France) ; et le 11 décembre à un séminaire de l’EHESS (campus Condorcet, à Aubervilliers, centre des colloques, salle 50) sur un thème proche (quelle place pour l’histoire dans la construction de l’Etat esthétique?). Je ne sais pas quand je trouverai le temps pour préparer tout cela, dans un semestre toujours aussi chargé en cours, séminaires et réunions de toutes sortes… Mais je trouverai.

LM

They made Trump president again…

Il m’a fallu quelques jours pour digérer la nouvelle, réaliser pleinement ce qu’elle signifiait : Donald Trump élu de nouveau président des Etats-Unis!! Pour quatre nouvelles et longues années (voire davantage, s’il lui prend la fantaisie de tripoter la Constitution américaine qui interdit pour le moment plus de deux mandats pour un président), nous allons devoir subir l’un des types les plus odieux que l’histoire récente, qui n’en est pas avare, nous ait infligés. Un type dont le racisme, le sexisme, la malhonnêteté foncière, les pulsions violentes et les projets autoritaires ont été maintes fois prouvés tant par les paroles que par les actes. C’est ce type, le moins qualifié de tous, qui a été élu par une majorité d’Etatsuniens pour diriger les destinées du pays le plus puissant du monde.

Brandan (Afrique du Sud) Business Days / Cartooning for Peace

Oui, une majorité car, pour la première fois depuis vingt ans, le candidat républicain a non seulement remporté une large majorité des grands électeurs (312 contre 226 pour Kamala Harris) mais aussi le vote populaire, avec 74 millions de voix contre un peu moins de 71 millions pour la candidate démocrate. Il faut y insister : une majorité nette d’Etatsuniens a réélu, en toute connaissance de cause, après l’avoir vu à l’oeuvre pendant un premier mandat, le forcené de Mar-a-Lago. Et non seulement lui, mais, à l’heure où j’écris ces lignes, une majorité de sénateurs républicains pro-Trump, en attendant une probable majorité à la Chambre des Représentants. Avec la Cour Suprême qui lui est tout acquise, ce type est en passe de contrôler l’ensemble des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire.

Reste le quatrième, les médias, à demeurer hors de son emprise? Ce rempart n’en est plus un, depuis que le Washington Post, institution de la presse américaine depuis l’affaire du Watergate, que ses journalistes avaient révélée, a décidé de s’abstenir de se prononcer pour l’un ou l’autre candidat, contrairement à ce qu’il avait fait au cours de toutes les élections récentes. Trump est-il moins dangereux en 2024 qu’en 2016 ou en 2020, ce qui expliquerait ce souci nouveau de neutralité? Non, mais le fait que le WP soit devenu la propriété d’un certain Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon, n’est peut-être pas étranger à ce changement d’attitude. Il n’a pas, contrairement à certains de ses congénères, affiché son soutien à Trump mais c’est un homme prudent qui ne veut pas injurier l’avenir, et encore moins indisposer un homme quelque peu caractériel qui peut faire beaucoup pour lui, en bien comme en mal…

Mais le Washington Post, comme toute la presse écrite, comme tous les médias d’information mainstream, ne sont de toute façon plus vraiment des puissances qu’un président devrait redouter. Trump n’en a plus besoin. Il les a d’ailleurs largement ignorés durant la campagne (sauf pour les insulter ou menacer leurs journalistes), préférant réserver ses blagues grossières au public fanatisé de ses meetings de campagne, aux influenceurs amis, aux animateurs d’émissions d’infotainment biaisés et, bien sûr, aux réseaux sociaux, le sien et celui de son grand ami et futur épurateur de l’administration américaine, Elon Musk, qui a mis au service de Trump son réseau X, déversoir de toutes les sornettes MAGA. Il en a d’ailleurs été d’ores et déjà récompensé (en attendant d’autres motifs de réjouissance) avec un bond de la cotation en bourse de ses sociétés, qui s’est traduit par quelque 26 milliards de dollars supplémentaires pour la seule journée ayant suivi la proclamation des résultats. Pas mal. Ce que le règne de Trump II annonce, c’est le triomphe d’une oligarchie décomplexée.

Mais aussi (si les promesses de Trump sont tenues), la déportation de millions d’immigrants clandestins, la relance de l’industrie pétrolière et la sortie de l’accord international sur le climat, des restrictions toujours plus grandes des droits des femmes et des minorités, une grâce présidentielle pour les émeutiers du 6 janvier 2021 (et l’abandon de toutes les poursuites judiciaires le concernant lui, le premier président de l’histoire des Etats-Unis condamné au pénal), et j’en oublie certainement. Oh, oui, bien sûr, il y a aussi les baisses d’impôts et les taxes sur les produits importés, mais ça, seuls les pauvres verront la différence (à leur détriment), alors…

Chapatte (Suisse), The New York Times / Cartooning for Peace

D’autres peuples que les habitants des Etats-Unis ont également des soucis à se faire. Les Palestiniens et les Libanais, que la droite et l’armée israélienne continueront de massacrer en toute impunité, maintenant que le grand ami de Netanyahou revient au pouvoir ; les Ukrainiens, que cet admirateur de l’autocrate Poutine s’apprête à laisser tomber ; les Européens en général, qu’il méprise et considère comme des concurrents plus que comme des alliés… Pour ce qui est de Taïwan, la chose paraît moins claire : certes, il a laissé entendre que, lui président, les Etats-Unis ne risqueraient jamais un soldat pour défendre la liberté de l’île rebelle (comme Emmanuel Macron, du reste) ; mais s’il se désintéresse du sort des Taïwanais eux-mêmes, il voudra aussi se montrer ferme voire martial à l’égard de la Chine populaire. A tout le moins, son retour au pouvoir aggrave l’incertitude qui caractérise la situation géopolitique actuelle, fragilise l’OTAN et toutes les alliances dans lesquelles se trouvent engagés les Etats-Unis. Joseph Nye disait en 2017 que la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche faisait plus pour dégrader le soft power des Etats-Unis que toutes les actions de déstabilisation de la Chine ou de la Russie.

Il est vrai que l’administration Biden porte elle aussi une lourde responsabilité dans la dégradation de l’image des Etats-Unis, en particulier du fait de son soutien objectif (par la livraison d’armes jamais interrompue en dépit des incessants et peut-être hypocrites appels à la « retenue » dans leur emploi) aux crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés par l’armée israélienne à Gaza, et maintenant au Liban. Il est probable que ce soutien a pesé lourd dans la balance lors de ces élections, dissuadant une partie de l’électorat démocrate à se déplacer pour aller voter. Peut-être une politique plus ferme à l’égard de Netanyahou aurait-elle fait perdre à la candidate démocrate une partie du vote juif ; mais – outre qu’elle aurait dû s’imposer par devoir à l’égard de toutes ces victimes civiles – elle aurait aussi donné moins de voix à Jill Stein, la candidate écologiste et indépendante qui a capitalisé sur cette incapacité du gouvernement étatsunien à arrêter la guerre – si l’on peut parler d’une guerre dans le cas d’un rapport de forces aussi déséquilibré.

Et, puisque j’en suis à l’examen des responsabilités de Biden et Harris dans la lourde défaite de cette dernière, il est clair que l’acharnement du premier à maintenir sa candidature contre toute raison, cédant finalement devant le constat accablant de ses insuffisances cognitives à trois mois du scrutin, relève d’un orgueil coupable. Il est facile, ensuite, de reprocher ses insuffisances à celle qui a dû improviser une campagne présidentielle en quatre mois. Que lui reproche-t-on, exactement? D’avoir été une femme? Pas assez blanche? Trop éduquée? La maestria avec laquelle elle avait su s’imposer dans le seul débat télévisé qui l’opposa à Donald Trump résume le différentiel de capacité entre les deux candidats. Le goupil orangé, sorti quelque peu meurtri de l’épreuve, jura qu’on ne l’y prendrait plus et s’abstint désormais de se présenter si à son désavantage. Mieux vaut parler sans contradicteur lorsque qu’on raconte des inepties.

A ce point de mon raisonnement, on m’objectera peut-être que tout, dans le discours de Trump, ne peut se résumer à ce terme injurieux d’inepties ; que lui au moins s’adressait aux Américains pour leur parler de leurs problèmes, tandis que Kamala Harris se contentait de leur parler de Donald Trump et du danger qu’il représentait pour les institutions de ce pays. On ajoutera, selon la mode médiatique du jour, qu’elle aura trop joué sur la corde identitaire, qu’elle aura trop insisté sur des sujets clivants tels que la défense du droit à l’avortement, là où elle aurait dû tenir un discours plus rassembleur, proposer des solutions aux problèmes économiques et sociaux, au premier rang desquels l’inflation et l’immigration, etc.

Comme si Trump n’avait pas tiré à fond sur la corde identitaire, lui qui est le chef de file d’un ethno-nationalisme qui monte partout en Occident (et ailleurs) .

Comme s’il n’avait pas choisi le ton et les sujets les plus clivants, alternant les mensonges éhontés avec les menaces à l’égard de ses adversaires, qualifiés d’ « ennemis de l’intérieur ».

Comme s’il avait proposé des solutions crédibles aux problèmes soulevés (mettre en place des taxes aux frontières va-t-il faire baisser l’inflation ou l’alimenter? Déporter des millions d’immigrants, si tant est que la chose soit possible, va-t-il relancer l’économie ou la freiner? Les électeurs avaient à répondre eux-mêmes à ces questions assez simples).

Comme si ce milliardaire qui a toujours triché dans sa vie se préoccupait tant soit peu du sort des plus pauvres de ses compatriotes.

En vérité, ces accusations à l’égard de Harris masquent des réalités déplaisantes qu’on ne veut pas voir en face, y compris en France. Comme par exemple le fait qu’élire une femme, de couleur qui plus est, ne passe toujours pas auprès d’une majorité d’hommes étatsuniens, toutes « ethnies » confondues. Ou qu’il vaut mieux ne pas avoir fait trop d’études ni faire de phrases trop longues si l’on veut réussir en politique. Ou encore, qu’une part importante des Etatsuniens croient toujours, malgré l’absence de toute preuve en ce sens, que l’élection de 2020 a été truquée ou volée au détriment de Trump, et que les mêmes pensent que le sauvetage de leurs intérêts particuliers comme du mode de vie à l’américaine, qui détruit cette planète, justifie les atteintes aux libertés publiques et individuelles, voire à la morale la plus élémentaire.

Ou encore, la réalité selon laquelle, beaucoup d’Etatsuniens aujourd’hui, s’ils devaient faire le choix entre le système très délicat de contre-pouvoirs qui constituent la démocratie et la rude simplicité d’un fascisme qui ne dit pas son nom, choisiraient le second.

N’en déplaise aux esprits progressistes et humanistes, dont je me flatte de faire partie, ce n’est pas Trump qui, dans l’histoire récente des Etats-Unis, a représenté l’exception, la parenthèse voire l’accident de l’histoire. C’est Obama.

Kroll (Belgique) Ce Soir / Cartooning for Peace

LM