« Qui vive? »

« Qui vive » était le nom d’une collection de littérature contemporaine dans laquelle je commis, naguère, sous pseudonyme, un roman qui n’était pas sans défauts ni sans mérites. C’est aussi une phrase, la dernière, prononcée par l’un des protagonistes du Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Au lendemain du double événement politique qui ébranle les fondements de notre pays (une formation d’extrême-droite qui dépasse les 30% des suffrages à l’échelle nationale, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, avec la tenue de nouvelles élections législatives dans les prochaines semaines), j’ai eu envie de retrouver ces lignes lues il y a bien longtemps.

 » – (…) Mais ici! N’a-t-on vraiment rien pesé? rien calculé avant… ce risque?

– Rien, Aldo. On s’en est donné l’air. Ou bien on a calculé avec des données truquées, de faux chiffres. Qui ne trompaient personne, mais qui sauvaient la face. Parce que calculer vraiment aurait empêché de prendre le risque, et c’était le risque qui aspirait. Pas même le risque… ajouta-t-il d’une voix sans timbre… Peut-être y a-t-il des moments où on court à l’avenir comme à un incendie, en débandade. Des moments où il intoxique comme une drogue, où ne lui résiste plus qu’un corps débilité. (…)

…Ne regrette rien, dit-il en me serrant la main de nouveau avec une émotion brusque, je ne regrette rien moi-même. Il ne s’agit pas d’être jugé. Il ne s’agissait pas de bonne ou de mauvaise politique. Il s’agissait de répondre à une question – à une question intimidante – à une question que personne encore au monde n’a pu jamais laisser sans réponse, jusqu’à son dernier souffle.

– Laquelle?

– « Qui vive? » dit le vieillard en plongeant soudain dans les miens ses yeux fixes. »

Contrairement à ce qui en jeu dans le roman de Gracq, il n’est pas – pas encore – question de guerre dans le cas qui nous occupe, même si celle-ci bat à nos portes, en Ukraine, au Proche-Orient, ailleurs encore. Mais, déjà, d’une plongée assez terrifiante dans l’inconnu, loin des alternances rassurantes qui rythmaient jusque-là la vie politique française (même si l’on oublie facilement combien l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, a pu angoisser certains esprits ; un roman paru à l’époque, Parisgrad, imaginait déjà les Soviétiques régner en maîtres à Paris). La perspective de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national et de ses alliés n’est plus à écarter. De même que le rire mourut sur les lèvres de ceux qui se moquaient des ambitions présidentielles de Trump avant 2016, de même doit-on sérieusement envisager cette hypothèse qui paraissait folle voici vingt ans. De cette situation, sans doute Emmanuel Macron est-il en partie responsable, lui qui proclamait en 2017, au soir de sa première élection, qu’il s’engageait à ce que plus aucun Français n’ait de raison de voter pour l’extrême-droite. Il n’a pas su convaincre, il n’a pas su embarquer, associer, il est paru arrogant, insensible, déconnecté des aspirations et inquiétudes de son peuple. Et ils sont nombreux pour qui la décision de convoquer de nouvelles élections, dimanche, a paru le point d’orgue d’une politique de gribouille. Tel David Cameron se tirant une balle dans le pied en appelant les Britanniques à voter pour ou contre le maintien dans l’Union européenne en 2016 (année funeste, décidément), Emmanuel Macron passe pour un joueur de poker au comportement irresponsable.

Je ne suis pas d’accord.

Dans une démocratie, il n’est jamais irresponsable d’en appeler au peuple pour trancher une question qui divise la société. Si on écoutait tous ces bons esprits qui crient à l’irresponsabilité, il ne faudrait jamais consulter le peuple que si l’on est bien certain qu’il votera pour ce que l’on souhaite qu’il vote. Depuis que les Français ont collectivement décidé de donner une majorité relative au gouvernement, voici deux ans, ce pays n’avance plus, louvoie, tergiverse, procrastine. Il est temps de clarifier la situation. Si une majorité de Français veulent tenter l’aventure du RN, on ne peut indéfiniment le leur refuser, sauf à assumer une forme de monarchie censitaire, où seuls ceux qui ont des « capacités », comme on disait au XIXe siècle pour justifier de n’accorder le droit de vote qu’aux élites sociales, auraient le pouvoir de décider pour tous.

Mon raisonnement comporte évidemment ses failles. J’en vois principalement deux. La première est qu’il n’est pas du tout certain que de nouvelles élections apportent la clarification désirée. La France est profondément divisée en trois blocs, eux-mêmes fragmentés, entre lesquels il risque d’être aussi difficile demain qu’hier de trouver une majorité. On peut penser qu’il y aura plus de députés RN, moins de députés macronistes, et peut-être autant de de députés de gauche dans la nouvelle assemblée mais aucun des camps n’aura la majorité à lui tout seul ni la volonté de trouver des compromis avec les deux autres. Nous risquons de retrouver la même situation de blocage que celle que nous avons connue. Beau résultat.

Mais l’inverse – une majorité absolue pour le RN – serait tout autant sinon plus problématique. Certes, le gouvernement pourrait enfin gouverner mais pour quoi faire? La démocratie n’est pas seulement la loi de la majorité, c’est aussi le respect des minorités, parlementaires ou civiles. Or, même si le programme de l’extrême-droit entretient à dessein le flou sur beaucoup de sujets, ceux qui émergent de ce brouillard ont pour point commun l’intolérance à l’égard de tous ceux qui pensent et vivent différemment de la norme morale et sociale, des immigrés aux LGBTQ+, des écolos aux intellos, des socialistes aux syndicalistes… La démocratie pourrait bien avoir triomphé dans les urnes, elle se déshonorerait par une pratique du pouvoir violente, stigmatisante, excluante. Celle-là même, me direz-vous, qui caractérisait l’action des gouvernements d’Emmanuel Macron? Vous n’avez encore rien vu.

Vous aurez remarqué que j’exclus de l’horizon des possibles l’union de la gauche – ce fameux « Front populaire » appelé de leurs voeux par François Ruffin et d’autres responsables – et sa victoire lors de ces élections. Je suis peut-être trop vieux et pessimiste pour y croire encore, ou tout simplement lucide sur les faibles chances d’une entente entre des gens qui n’ont cessé de s’injurier ces derniers mois et qui apparaissent profondément divisés sur des points essentiels. Le réflexe de survie, le barrage à l’extrême-droite, les envolées du type « No Pasaran » peuvent-ils suffire à surmonter les divisions qui s’affichaient hier encore au grand jour? Je voudrais me tromper mais je ne le crois pas. D’autant que le RN ne fait plus peur à grand monde, en tout cas pas aux classes populaires qui votent pour lui massivement, désormais rejoints par des retraités, des classes moyennes etc., sans parler des jeunes. Tous veulent « essayer le RN ». Et peut-être, comme cela s’est beaucoup dit aujourd’hui, Macron fait-il lui aussi ce calcul : essayer le RN pendant les trois années qui viennent pour l’user à l’épreuve du pouvoir et éviter l’élection de Marine Le Pen comme présidente de la République en 2027. Calcul risqué, tant le RN peut faire illusion sur quelques années et abattre ses cartes une fois raflée la mise.

Mais on en revient toujours à la question « que personne au monde ne peut laisser sans réponse » : qui vive? Cette question interroge toutes celles et tous ceux – dont je suis – qui vivent depuis trop longtemps dans le confort de leurs certitudes, dans la douce quiétude de leur inaction publique. L’arrivée imminente de forces qui portent un programme de régression et d’exclusion appelle à un réveil individuel et collectif, nous oblige à quitter retraites et tours d’ivoire pour nous mêler au combat politique, d’une manière ou d’une autre. C’est aussi cela qu’espérait le vieillard du Rivage des Syrtes en favorisant le déclenchement d’une guerre : nous réveiller d’un long sommeil. Espérons que nous pourrons le faire par des moyens plus pacifiques.

Je ne voudrais pas conclure ce billet sans évoquer la figure d’un homme que j’admirais et qui vient de mourir. Je pensais initialement lui consacrer l’intégralité de ce billet et puis l’actualité politique en a décidé autrement. Cet homme, c’est Christophe Deloire, dont j’ai appris la mort ce week-end. Journaliste, Christophe Deloire avait dirigé le Centre de formation des journalistes et dirigeait l’organisation Reporters sans frontières depuis 2012. C’était une figure attachante, un esprit libre qui s’est beaucoup battu pour défendre sa conception d’une presse indépendante de tous les pouvoirs et venir en aide aux journalistes persécutés dans le monde parce qu’ils tentent d’exercer leur difficile métier d’informer. Il avait 53 ans. Il nous manquera, il manquera à tous ceux qui continueront ce combat sans lui.

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