Sur la liberté d’expression en général, et sur le conflit israélo-palestinien en particulier

Hier, dimanche 12 mai, les fidèles des antennes de Radio France ont écouté de la musique en lieu et place de certains de leurs programmes habituels. Parmi ceux-ci, l’émission Le Grand Dimanche Soir de Charline Vanhoenacker, dans laquelle intervient habituellement l’humoriste Guillaume Meurice. Celui-ci est suspendu d’antenne depuis le 2 mai dernier et convoqué jeudi prochain pour un entretien « en vue d’une éventuelle sanction disciplinaire » pouvant aller jusqu’au « licenciement pour faute grave » à la suite de ses propos, réitérés, comparant le Premier ministre israélien Benyamin Netanayhou à « une sorte de nazi, mais sans prépuce ». Les syndicats de Radio France ont appelé à la grève pour protester contre « la répression de l’insolence et de l’humour » après la suspension de Guillaume Meurice (mais aussi contre la disparition programmée de certaines émissions à la rentrée) et réclament la « réaffirmation sans limites de la liberté d’expression » sur les antennes du service public.

Cette revendication est ambigüe. Les syndicats réclament-ils que soit défendu sans réserve par la direction de Radio France le principe fondamental de la liberté d’expression ou réclament-ils plutôt une liberté d’expression « sans limites »? Dans ce dernier cas, on ne pourra que leur faire remarquer que personne, dans aucun pays, ne jouit d’une totale liberté d’expression, a fortiori dans le cadre du service public de la radio française, qui a obligation de se conformer strictement aux lois et règlements en vigueur, lesquels encadrent la liberté d’expression. Radio France avait fait l’objet d’une première mise en garde par l’autorité de régulation, l’Arcom, après que Guillaume Meurice avait le 29 octobre 2023 fait cette comparaison à l’antenne, estimant que cette saillie avait « porté atteinte au bon exercice par Radio France de ses missions et à la relation de confiance qu’elle se doit d’entretenir avec l’ensemble de ses auditeurs ». La direction de Radio France avait, de son côté, donné un « avertissement » à l’humoriste, tout en considérant que « la valeur de la liberté d’expression (…) est bien plus importante qu’une phrase problématique d’un humoriste qui, fort heureusement, est une exception ». En réitérant ses propos au cours de l’émission « Le Grand Dimanche soir » du 28 avril, celui-ci exposait son employeur et lui-même à une sanction plus grave.

Mais quelle limite l’humoriste a-t-il ici transgressée? Celle de la loi? Non, puisque la plainte qui le visait pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » a été classée sans suite le 18 avril dernier, le parquet de Nanterre estimant ces infractions « non caractérisées ». Ce qu’on lui reproche est donc plutôt d’avoir fait preuve de mauvais goût, d’insolence et d’imprudence, dans un contexte tendu où le conflit israélo-palestinien s’invite dans le débat public français. La direction a peut-être le droit de le sanctionner pour cela (les prudhommes en décideront si la sanction va jusqu’au licenciement, qui plus est d’un délégué syndical puisque Guillaume Meurice bénéficie du statut de salarié protégé après s’être présenté sur la liste SUD aux dernières élections professionnelles des représentants du personnel), ses collègues ont certainement celui de protester contre cette sanction.

Ce cas individuel est symptomatique d’un climat détestable qui s’est installé en France depuis le massacre perpétré par le Hamas contre des centaines de civils juifs le 7 octobre dernier et la réaction de l’Etat israélien qui a déjà causé des dizaines de milliers de morts parmi les civils palestiniens. Des élus de la France insoumise ont été convoqués devant la police judiciaire pour s’expliquer sur leur refus de qualifier de « terroriste » l’attaque du Hamas ou pour avoir qualifié celui-ci de « mouvement de résistance », le leader de ce parti s’est vu interdire de s’exprimer dans des enceintes universitaires (à Bordeaux en octobre, à Rennes et Lille en avril) et devra répondre devant la justice d’une autre comparaison douteuse, cette fois entre le président de l’université de Lille et le criminel de guerre Eichmann. Dans le même temps, l’antisémitisme se donne libre cours sur les réseaux sociaux, sous couvert d’antisionisme. Le slogan « « From the river to the sea, Palestine will be free », qui semble nier l’existence même d’Israël, fleurit dans les manifestations – quand elles ne sont pas tout bonnement interdites, pour risque de « trouble à l’ordre public ». Des personnalités du monde culturel ou sportif, ou de simple quidams, sont poursuivis pour « apologie du terrorisme ».

Peut-on qualifier publiquement les événements du 7 octobre en Israël d’actes de résistance et non de terrorisme sans encourir une condamnation devant un tribunal français ? Selon le ministère de la justice, cité par le journal Le Monde, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites ont été engagées à l’encontre de 80 personnes. Ces chiffres ne recouvrent pas le seul chef d’« apologie du terrorisme », mais aussi ceux de « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ». Dans la plupart des cas, les mis en cause sont convoqués pour une audition par la police mais celle-ci ne débouche sur rien, ils ne savent pas s’ils sont poursuivis ou si l’affaire est classée sans suite, une indécision et une attente qui peuvent s’interpréter à loisir ou bien comme l’expression d’un embarras de la part de l’autorité judiciaire, débordée par le nombre de cas à traiter et le flou qui entoure la qualification juridique de la faute commise, ou bien comme une forme d’intimidation incitant à l’autocensure.

Guillaume Meurice s’est réclamé de l’esprit de Charlie pour justifier son goût pour la provocation et l’humour noir ; le dessinateur Riss, survivant de l’attentat qui décima la rédaction de Charlie Hebdo en 2015, lui a répondu que « l’esprit Charlie, ce n’est pas une poubelle qu’on sort du placard quand ça vous arrange, pour y jeter ses propres cochonneries ». Mais on peut aussi citer l’avocat de Charlie, Richard Malka, pour qui « les prises de position, aussi choquantes soient-elles, n’ont rien à faire devant des tribunaux, sauf lorsqu’il s’agit d’appels à la haine des juifs ou à des violences ». Pour lui, « le débat d’idées doit être politique, philosophique, éthique mais pas judiciaire ». Pas sûr qu’en faisant taire Meurice, on fasse avancer le débat d’idées.

Laisser un commentaire