Nouvelles en passant

Bonsoir,

« j’espère que vous allez bien » ou « que tu vas bien » – c’est ainsi, je le remarque, que je commence la plupart de mes courriels, y compris ceux que j’envoie à des gens que je connais à peine. Je ne crois pas que je le faisais il y a quelques années, ou pas autant. Et je remarque aussi cette propension à s’enquérir de ma santé de la part de celles et ceux qui s’adressent à moi. Ce n’est pas simple politesse ou feint intérêt, pas toujours en tout cas. Cela relève du régime de l’égard, dont Rousseau disait que les hommes vivant en société dite civilisée étaient presque dépourvus, à force de se heurter les uns aux autres. Il me semble que la crise de la covid a marqué un tournant ou, au moins, une inflexion sur ce point, que nous avons pris alors l’habitude de commencer nos courriers électroniques par cette formule, devenue vide et creuse à force d’emploi. Souffrez toutefois que je l’emploie à l’orée de ce nouveau billet :

j’espère que vous allez bien.

Je l’espère vraiment, et que vos proches se portent bien aussi. Dans cette nuit où le monde s’enfonce, il faut se donner des nouvelles rassurantes, s’appeler, s’écrire, se voir, en dépit de nos emplois du temps surchargés.

Je ressens peut-être d’autant plus vivement cette nécessité – ce besoin – que je suis souvent en déplacement depuis plusieurs semaines, et que les contacts avec les proches s’espacent, littéralement. J’effectue des séjours de recherche financés par mon laboratoire de recherche, l’ICEE, et le CNRS dans diverses villes de l’hémisphère nord afin d’y rencontrer des responsables d’organisations internationales non gouvernementales qui luttent pour la liberté d’expression dans le monde. Après avoir découvert les archives du Committee to protect journalists (CPJ) à New York, rencontré les fondateurs de l’organisation Freemuse à Copenhague, m’être rendu à Oslo puis à Stavanger pour en savoir plus sur le réseau des villes-refuges coordonné par ICORN, j’irai bientôt à Londres pour tâcher de trouver les archives d’Index on Censorship et rencontrer des responsables d’Article 19 et de Pen International. J’aimerais comprendre comment ces organisations travaillent, agissent, sont financées ; rendre justice aussi à ces travailleurs humanitaires qui oeuvrent dans un champ particulier, celui de la liberté d’expression, qu’elle soit littéraire, artistique, journalistique. Et défendre à ma manière, celle de l’histoire et de l’étude, ces valeurs dont les adversaires de l’Occident dénient l’universalité pour mieux conforter leur domination sur les peuples.

Mais l’Occident lui-même est-il à la hauteur de ces valeurs, les illustre-t-il par son comportement, son action, sa parole? On peut en douter, même si l’Occident, comme l’Orient ou le Nord/Sud sont des termes trop vastes et qui homogénéisent de façon illusoire des réalités bien plus diverses et complexes. Il est à sa juste place, je le crois, en aidant l’Ukraine à résister à l’expansionnisme russe. Son attitude me paraît plus discutable dans le cas de la guerre qui s’est déclenchée voici quinze jours entre Israël et les Palestiniens. Rien n’excuse le massacre de civils par les combattants du Hamas, une organisation qui a juré de détruire Israël ; rien non plus n’excuse le déluge de feu qui s’abat depuis lors sur la bande de Gaza, déclenché par un pays qui a poussé tout un peuple au désespoir par sa politique de colonisation. Terrorisme d’un côté, crimes de guerre de l’autre. Certains diront que le premier est justifié par les seconds ; d’autres diront l’inverse, et tous auront tort et raison à la fois. Face à la mort d’un proche, d’un enfant, d’un parent, assassiné par le couteau ou la bombe, comment réagirais-je? Aurais-je la force admirable de réclamer non la vengeance mais la justice et un avenir autre que l’extermination de l’ennemi, déshumanisé par ma haine? De la position confortable où je me tiens, je peux en tout cas au moins refuser de mêler ma voix à celles qui appellent à toujours plus de sang, et appeler à un cessez-le-feu immédiat, à des négociations, à un compromis politique – mais celui-ci semble s’éloigner chaque jour un peu plus.

Il paraîtra sans doute futile à celles et ceux d’entre vous qui prennent fait et cause pour l’un ou l’autre camp ou qui, s’en tenant à distance, restent malgré tout douloureusement sensibilisés par ce qui se passe à Gaza, de savoir que dans une quinzaine de jours auront lieu deux manifestations intellectuelles parisiennes auxquelles je participerai plus ou moins directement. Le mercredi 15 novembre, le nouveau numéro de la revue Sociétés et Représentations sera présenté à la Maison des sciences de l’homme, au 54 boulevard Raspail dans le 6e arrondissement de Paris, à 18h30. Son dossier est consacré à la beauté sous le regard des sciences humaines et sociales, et plusieurs auteurs seront présents pour en parler, sous l’amical patronage de l’association Ent’revues. Voici le document de présentation de ce numéro :

Deux jours plus tard, la chercheuse bulgare Alexandra Milanova présentera à la Maison de la recherche de l’université de la Sorbonne-Nouvelle, à 16h, son travail dans le cadre du séminaire du laboratoire ICEE (Intégration et coopération dans l’espace européen) de la Sorbonne-Nouvelle. Sa communication portera sur « la société civile bulgare contre l’Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale ». A l’évidence, ce sujet entre en résonance profonde avec les événements tragiques qu’a vécus la société israélienne le 7 octobre. Mais le thème de la beauté, lui aussi, d’une certaine façon, interroge notre présent. Quelle peut être la place de la beauté dans ces sombres temps que nous vivons, comment en préserver les conditions d’émergence, en favoriser la reconnaissance et le respect? Je pense, écrivant ces lignes, à May Murad, artiste gazaouie qui a trouvé à Paris les conditions lui permettant de travailler sans oublier l’endroit d’où elle vient. Tout en créant d’admirables tableaux (dont certains peuvent être vus à l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », qui a été prolongée jusqu’au 31 décembre à l’Institut du monde arabe), elle a tenu à suivre les cours du master de Géopolitique de l’art et de la culture que je co-dirige avec mon collègue et ami Bruno Nassim Aboudrar à la Sorbonne-Nouvelle. Quelle meilleure preuve, s’il en était besoin, que l’art et le savoir peuvent défier toutes les violences et permettre à l’humain de rester debout?

May Murad / Caring Gallery

Je vous souhaite le meilleur,

LM

PS : j’ai lu hier, dans le journal Le Monde, une tribune signée par l’écrivaine Dominique Eddé. Mot pour mot, j’aurais voulu écrire le même texte, qui exprime exactement ma pensée sur le conflit en cours.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/31/l-ecrivaine-libanaise-dominique-edde-sur-la-guerre-israel-hamas-le-recours-au-nous-contre-eux-signe-fatalement-le-debut-de-l-obscurantisme-et-de-la-cecite_6197490_3232.html
Publié le 31 octobre 2023 à 06h00, modifié hier à 20h10

L’écrivaine libanaise Dominique Eddé sur la guerre Israël-Hamas : « Le “nous contre eux” signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité »

Tribune

Dominique Eddé
Ecrivaine et essayiste

Le massacre commis par le Hamas le 7 octobre marque la fin d’un long processus de démembrement de la région, et signe la défaite de tous les acteurs concernés, estime l’essayiste, dans une tribune au « Monde ». Selon elle, « il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes ».

« La grande majorité des hommes ne saurait résister à un meurtre sans danger, permis, recommandé et partagé avec beaucoup d’autres », écrivait le Prix Nobel de littérature (1981) Elias Canetti [1905-1994] dans Masse et puissance (Gallimard, 1960). Cette phrase résume le tragique de la condition humaine. Elle nous renvoie au rôle décisif de la « petite minorité » restante quand vient l’heure de la meute et de la fusion. Elle nous met en garde contre les raisonnements tribaux, adaptés au confort de nos identités de naissance.

Que nous soyons Israéliens ou Palestiniens, Libanais, Syriens, juifs ou musulmans, chrétiens ou athées, Français ou Américains, nous ne nous méfierons jamais assez du recours au « nous contre eux », qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité.

Or l’emploi de ces trois mots enregistre à l’heure qu’il est des records terrifiants, d’un bord à l’autre de la planète. Et il se répand à une vitesse si foudroyante qu’il emporte les têtes, comme un ouragan des maisons.

Le carnage barbare du Hamas, le 7 octobre, n’a pas fait que des milliers de morts et de blessés civils israéliens, il a jeté une bombe dans les esprits et dans les cœurs, il a arrêté la pensée. Il a autorisé le déchaînement des passions contre les raisons et les preuves de l’histoire. Ce déchaînement peut se comprendre là où manquent les moyens de savoir, d’un côté comme de l’autre. Là où la douleur est écrasante. Il est inacceptable chez les puissants : là où se déclarent les guerres, là où se décident les chances de la paix.

Que s’est-il passé pour qu’un jeune homme qui, dans les années 1980, lançait des pierres pour se faire entendre d’une armée d’occupation toute-puissante soit devenu le père d’un autre jeune homme réduit à commettre un massacre de civils pour exister ?

Il s’est déroulé en silence, une décennie après l’autre, au mépris des consciences, à l’abri des regards, un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien qui apparaît, avec le recul du temps, comme celui d’une épuration ethnique. Et ce meurtre collectif, auquel auront collaboré tous ceux qui l’ont permis ou encouragé, au premier rang desquels une majorité de régimes arabes, a enfanté l’horreur à laquelle nous assistons aujourd’hui. Nous ne nous trouvons pas face à un début, mais face à un terme. Le terme d’un long processus de décomposition et de démembrement qui aura dépecé la région tout entière et signé la défaite colossale de tous les acteurs concernés.

Perdre la raison

Ce qui est à présent largement reçu en Occident comme une attaque de la barbarie contre la civilisation, bloc contre bloc, est en réalité le terrible exutoire de l’horreur quand toutes les autres issues ont été bouchées.

Qui nous dira qu’une paix fondée sur le maintien et l’extension de la colonisation n’est pas une imposture, un crime ? Qui nous dira qu’un peuple, d’abord nié dans son existence, puis écrasé pour survivre, trahi de tous côtés, y compris par l’autorité censée le représenter, n’a pas quelque raison de perdre la raison ? Le salut d’Israël passe par sa main tendue au peuple qu’elle colonise.

Que ceux qui pensent que les Gazaouis sont des animaux découvrent leur humanité et leur vie au jour le jour, décrite par la journaliste israélienne Amira Hass, dans son livre publié en 1996, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996 (La Fabrique, 2001). Qu’ils lisent son adresse à l’Allemagne, publiée dans le quotidien Haaretz, le 16 octobre : « L’Allemagne, écrit Hass, fille de parents internés dans les camps, fait un “chèque en blanc” à un Israël blessé, souffrant, avec un permis de pulvériser, détruire et tuer sans retenue, qui risque de nous emporter tous dans une guerre régionale, si ce n’est une troisième guerre mondiale… »

L’islamisme djihadiste est une plaie ? C’est le moins que l’on puisse dire. Mais combien de temps encore va-t-on faire semblant que le triomphe des talibans est sans rapport avec la politique américaine et que l’apparition de l’organisation Etat islamique est sans rapport avec les deux guerres du Golfe, dont la seconde est construite sur un mensonge monté de toutes pièces ? L’ex-président des Etats-Unis Barack Obama lui-même l’a reconnu expressément. « L’[organisation] Etat islamique est une excroissance directe d’Al-Qaida en Irak à la suite de notre invasion de ce pays », confie-t-il à Vice News, en mars 2015.

Qui nous dira que le Hezbollah est sans rapport avec l’invasion israélienne de 1982, date de sa création à titre de mouvement de résistance ? Qui nous dira, en examinant de près la montée du Hamas, qu’elle n’est pas cofabriquée par les artisans du Grand Israël de l’après-Yitzhak Rabin [assassiné en 1995] ? Qui nous dira ce qu’il faut répondre aux gens démunis, dépossédés de tout, jetés sur les routes, quand ils s’en remettent aveuglément au Dieu qu’on leur vend à bas prix?

La survie et la sécurité d’Israël ne peuvent plus se négocier entre les quatre murs du capitalisme sauvage, de l’arrogance et de la toute-puissance militaire. Ni l’argent ni les armes ne feront taire les vaincus. Ces derniers n’auront plus les moyens de répondre ? Si, ils sortiront cette arme redoutable qu’est la passion de Dieu sans Dieu. Et celle-ci s’exercera sur tous les territoires qu’elle trouvera sur son chemin.

Pression infernale

Pour assurer son existence dans la durée, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut pas lui être assuré par l’expulsion, l’extermination, la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut l’être que par un changement radical de politique. Un renoncement à la logique de l’affirmation de soi par la supériorité militaire et la négation de l’autre. Alors, les esprits ignorants ou bornés du monde arabo-musulman prendront mieux la mesure de ce temps de l’horreur absolue que fut la Shoah. Il sera enfin enseigné et transmis aux nouvelles générations. Nous apprendrons, de part et d’autre, que pas une histoire ne commence avec soi.

On ne détruira pas les islamistes radicaux à coups de déclarations de guerre, on les affaiblira en leur ôtant, une par une, leurs raisons d’exister et d’instrumentaliser l’islam. Ce sera long ? Oui. Mais qu’on nous dise, quel autre moyen a-t-on d’éteindre un incendie sans frontières ?

C’est en retirant ses « prétextes » à la mauvaise foi générale qu’on fera peut-être advenir la paix à laquelle aspire désespérément le plus grand nombre. Les psychothérapeutes savent ce que les politiciens s’abstiennent de prendre en compte : formuler la souffrance de l’autre, son humiliation, l’aider à dire son cri, sa rage, sa haine, c’est les désamorcer. C’est d’un combat contre la haine qu’il s’agit désormais. Il engage chacun de nous, si l’on veut donner une chance aux prochaines générations.

Que les dirigeants israéliens et leurs soutiens aveugles renoncent à leur domination brutale, satisfaite et sans partage de ce lieu explosif qu’est la « Terre sainte ». Que les Arabes, les musulmans, les défaits de l’histoire n’oublient pas qu’en versant dans l’antisémitisme ils se salissent, ils tombent dans un mal qui n’est pas le leur, ils se retournent contre eux-mêmes. Qu’ils s’élèvent, bien sûr, contre le massacre en masse qui est en cours, mais qu’ils ne privent pas les familles israéliennes endeuillées de leur compassion, qu’ils ne confondent pas leur révolte avec le fantasme de la disparition d’Israël.

N’oublions pas, nous autres Arabes, que nous avons massivement contribué à notre malheur. N’oublions pas qu’en matière d’horreur nous avons enregistré sur nos sols, depuis 1975, une série abominable de massacres. Du Liban à la Syrie, à l’Irak, nos prisonniers ont été enfermés dans des conditions atroces. Des femmes, des hommes ont été torturés, sans que nous sachions les défendre. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes ont été torturés. Nos cultures. Notre histoire millénaire. Aucun de ces pays n’est parvenu à résister aux manipulations internes et externes, à la pression infernale des grandes puissances, à la sinistre alliance de la corruption, du mépris des pauvres et de la plus abusive des virilités.

Nous ne pouvons plus relever la tête à coups de slogans et de doléances exclusivement dirigés contre Israël. L’avenir ne consiste pas à revendiquer ce que l’on a perdu, mais à examiner ce qui reste à sauver. Israël existe. De ce qui fut un mal pour beaucoup d’entre nous peut sortir un bien pour tous.

Un chantier gigantesque

Ne ratons pas ce terrible et dernier rendez-vous. Souvenons-nous que la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix se disent pareil en arabe et en hébreu. Il est temps pour chacun de nous de faire un immense effort si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes, pire : à l’intérieur de chacun de nous.

Le chantier est gigantesque ? Oui. Il implique un changement d’acteurs politiques. Oui. C’est trop tôt ? Non. C’est un rêve ? Oui, mais qu’on me dise s’il est un autre scénario qui ne soit un cauchemar. En conclusion de son livre, La Question de la Palestine (1979, Actes Sud, 2010), Edward Said écrivait : « La Palestine est saturée de sang et de violence… La question de la Palestine est malheureusement vouée à se renouveler sous des formes que l’on ne connaît que trop bien. Mais les peuples de Palestine – arabes et juifs –, dont le passé et l’avenir sont inexorablement liés, sont eux aussi appelés à se renouveler. Leur rencontre n’a pas encore eu lieu, mais elle va advenir, je le sais, et ce sera pour leur bénéfice réciproque. »

C’était en 1980. Le temps est peut-être venu pour chacun, chacune d’entre nous de faire son travail de colibri, de préférer le convoi menacé de l’humanité au bolide des idées ressassées. Que ceux qui en ont le pouvoir fassent pression sur Israël pour mettre immédiatement un terme au supplice que son armée inflige aux Gazaouis, à son acharnement sauvage et suicidaire sur un territoire saturé de malheurs, attaqué de partout et sans portes de secours.

Tous les destins des pays voisins sont liés. C’est précisément ce message que les puissances étrangères feignent de ne pas comprendre : la région demande à être traitée comme un seul et même corps gangrené, mortellement blessé. A répéter le passé au lieu d’en mettre en marche un nouveau, on risque fort de sacrifier le projet prioritaire de ce XXIe siècle : la survie de l’espèce humaine.

Dominique Eddé est une écrivaine et essayiste libanaise. Elle est notamment l’autrice d’« Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).

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