La semaine qui vient de s’écouler fut riche en émotions et rencontres, abondante aussi en matière à songer. Mercredi et jeudi virent la gloire de Pascal Ory tel qu’en lui-même enfin l’immortalité le changea (Edgar A. Poe me pardonnera cet emprunt, qui plus est incorrect puisque lui parle d’éternité et non d’immortalité), Pascal, mon maître devenu mon ami, accueilli par l’un des clubs les plus select de la capitale : l’Académie française. Vendredi et samedi, la tête encore tout résonnante des tambours de la garde républicaine, je m’en fus prendre l’air du côté de Fribourg, dans une autre compagnie des plus choisies puisque j’étais invité par la faculté de théologie de l’université catholique dans le cadre d’un colloque par elle organisé sur un thème assez surprenant en ce lieu plus habitué aux transports spirituels : la pornographie.
Entre les deux lieux et moments, d’invisibles rapports jetaient des passerelles de dentelles. Pascal n’avait-il pas écrit le savoureux Jouir comme une sainte qui mêlait érotisme et religion en glosant sur L’Extase de Sainte-Thérèse, la célèbre statue du Bernin située dans la chapelle Cornaro de l’église santa Maria della Vittoria à Rome? Contrairement aux austères protestants, les catholiques prisent fort le mélange des extases spirituelle et corporelle, dans certaines limites toutefois, on le verra.
Parlons d’abord de l’élévation de Pascal. Celle-ci fut précédée d’un before et suivie d’un after, auxquels il me fut également donné d’assister. Le mercredi qui précéda la cérémonie de réception, une autre cérémonie, moins formelle mais néanmoins très préparée, fut organisée dans les salons des éditions Gallimard, rue de l’Université, dans le 7e arrondissement de Paris, à un jet de pléiade de la rue Sébastien-Bottin. J’étais arrivé à peu près à l’heure fixée sur le carton d’invitation (18h30) et attendis sagement que vienne mon tour d’entrer dans le somptueux hôtel particulier. Juste derrière moi, dans la file d’attente qui s’était formée devant la porte, je reconnus André Kaspi, l’historien américaniste qui avait été mon directeur de maîtrise (cela s’appelait ainsi, à l’époque) à la Sorbonne. Ses cheveux avaient blanchi mais l’oeil bleu restait pétillant de malice. Je le saluai et lui rappelai qu’il avait dirigé, voici près de trente ans, un mémoire qui portait sur la bande dessinée américaine dans la première moitié du XXe siècle, un travail qui n’était pas sans qualités, comme il se plut à le reconnaître à l’époque. Il me répondit que cela m’avait plutôt réussi, sans que je sache ce que cette phrase tenait à la connaissance qu’il avait de mon parcours ou à une habitude qu’il avait prise de féliciter ainsi tous ceux qui étaient passés par son enseignement.
A l’intérieur, en haut de l’escalier aux degrés de pierre, Pascal était là, tout à fait maître de maison, saluant un à un ses invités à mesure qu’ils franchissaient le seuil. Je retrouvai l’amie Françoise Taliano des Garets, venue tout droit de Bordeaux pour l’occasion, la non moins délicieuse Marie-Anne Matard-Bonucci, qui me gronda gentiment de n’avoir pas donné signe de vie depuis longtemps, Evelyne Cohen et d’autres ami.e.s et connaissances que j’eus plaisir à revoir en cette heureuse occasion. Nous nous pressions nombreux dans des pièces somme tout exiguës et il me fut difficile d’approcher de l’épée qui reposait dans son écrin de velours violet, moins fatale que Stormbringer mais presque aussi belle.
Pascal en rappela l’origine, due au maître joaillier Thierry Vandome, en expliqua les symboles profus (de la devise latine gravée sur la lame d’acier, empruntée via son propre père, journaliste à Ouest-France, à Pline l’Ancien, et que l’on pourrait traduire par : « Aucun jour sans une ligne », à la coquille en forme de spirale ouverte ou gidouille pataphysicienne, en passant par les empreintes digitales de ses enfants sur l’argent blanc…), après qu’Alban Cerisier, président du comité de l’épée (qui rassemblait les quelque trois cents souscripteurs), et Pierre Nora, de l’Académie, eurent tour à tour tressé ses lauriers. Les discours furent appropriés aux circonstances, quoiqu’un peu longs sans doute pour un certain nombre de personnes chargées d’ans et qui n’avaient pu trouver à s’asseoir… Je m’attardai un peu près du buffet pour pouvoir échanger quelques mots avec Pascal qui était heureux, ému et comment ne l’aurait-il pas été? Je le quittai enfin en lui promettant d’être là pour son heure de gloire, le lendemain.
Alban Cerisier, Pierre Nora, Pascal Ory
Le lendemain, donc, jeudi 20 octobre, j’arrivai très en avance Quai Conti. J’avais traversé le Louvre et la Seine sous un beau soleil, contemplé quelques instants l’une des plus belles vues de Paris (le square du Vert Galant, à la pointe de l’Ile-de-la-Cité, vue du Pont des Arts), me disant qu’il y avait trop longtemps que je n’avais pas pris le temps de me promener le nez au vent dans Paris. Il faisait étrangement chaud pour la saison. J’en avais profité pour revêtir mon plus beau – et, à la vérité, mon unique – costume, d’été, en coton et lin marron, sur une chemise rouge aux boutons cassés. J’avais volontairement omis la cravate pourtant exigée par le carton d’invitation ; on ne me laissa entrer qu’à la condition expresse que je passe l’un de ces tristes ornements autour de mon col, ce que je fis de bonne grâce après avoir puisé dans le sac que l’on me tendit d’une main impérative. Je me trouvais très enlaidi mais du moins étais-je correctement vêtu selon les standards du lieu. Avec une sotte fierté, je me félicitai d’avoir réussi du premier coup à faire le noeud, moi qui n’en avais pas fait depuis une vingtaine d’années.
A l’intérieur, je retrouvai comme la veille des têtes connues et sympathiques, certaines déjà présentes la veille au before, d’autres pas. L’histoire culturelle « à la Ory » était bien représentée mais d’autres cercles, amicaux, familiaux, professionnels, se repéraient à des embrassades, des accolades, des serrements de main ; dans l’hémicycle aux fauteuils verts ou orange, la distribution des invités répondait probablement à un ordre protocolaire, une subtile hiérarchie distinguant les importants des moins importants. Faisant partie des seconds, nous jouions avec mon voisin à reconnaître les premiers, comme les personnages de la scène d’ouverture de Cyrano de Bergerac. Cela nous fit patienter jusqu’à l’arrivée, précédée des roulements de tambours de la garde républicaine, des Immortel.le.s, et parmi elles et eux, Pascal, en grand et bel uniforme qu’il portait, ma foi, fort bien. Il prit place parmi ses nouveaux pairs et se tint debout (malheureusement de dos pour moi, mais des écrans permettaient de le voir sous d’autres angles) pour lire son discours de remerciement, cinquante minutes d’érudition élégante et parfois drôle, truffées presque à l’excès de citations puisées aux auteurs et aux contextes les plus divers. Erik Orsenna, du haut de sa tribune et de son quart de siècle passé sous l’habit vert, lui répondit sur le même ton, mêlant anecdotes, digressions et bons mots. Ces deux-là se connaissent bien et s’apprécient, cela s’entendait. L’un et l’autre poussèrent même la chansonnette, comme pour prouver qu’on peut tout se permettre lorsqu’on accède à l’immortalité, et montrer que l’Académie, en vieille dame indigne qui se respecte, n’est pas si ennuyeuse ni si guindée qu’on l’imagine.
Quand la séance fut levée, nous attendîmes dans la cour que sorte le grand homme, aux côtés de son épouse, et qu’il donne le signal du départ vers la Maison de l’Amérique latine, où se préparait déjà l’after sans lequel il n’est pas de fête réussie. Je m’y rendis en compagnie de quelques amis et y passai un début de soirée agréable, malheureusement gâché, au retour, par une pluie battante qui détrempa rapidement mon beau costume de lin. Du moins avais-je pensé à rendre en sortant de l’Académie cette affreuse cravate qui ne m’allait pas au teint.
Le lendemain, vendredi, je m’en allai de bon matin prendre un train à la gare de Lyon, lequel m’emmena à Genève et, de là, à Fribourg, dans ce qui n’est plus tout à fait la Suisse romande et pas encore la Suisse alémanique. On trouve dans cette ville de 40 000 habitants entourée de montagnes et de pâturages une université catholique, la plus importante de Suisse et à vrai dire la seule. La faculté de théologie y organisait une rencontre sur le thème de la pornographie, ce qui put faire frémir certaines bonnes âmes, que le journal suisse Le Matin s’empressa de rassurer : « À l’Université de Fribourg, il ne s’agira pas de regarder des vidéos pornographiques mais de parler du sujet avec «humilité» ».
De fait, l’intention générale qui présidait à la conception de ce colloque par un frère Dominicain à l’esprit ouvert mais assuré de ses principes était clairement dénonciatrice mais elle ménageait une place à des chercheurs en sciences humaines et sociales qui n’avaient pas un discours excessivement moralisateur. J’en faisais partie au titre de l’histoire et d’un vieil article datant de presque vingt ans dans lequel j’avais posé quelques jalons pour une histoire culturelle de la pornographie. Je m’en servis pour rappeler que la pornographie était présente dans l’antiquité gréco-latine, qu’elle avait connu une éclipse au Moyen-Age et un retour à la Renaissance, qu’elle était entrée en son âge industriel au XIXe siècle. Je me fis sèchement reprendre par un intervenant sur mon interprétation selon lui erronée de la doctrine et de l’anthropologie chrétiennes médiévales, qui n’aurait pas été si hostiles au corps et à ses représentations que je l’avais prétendu. Le corps n’avait pu être méprisé ni mortifié puisque la pensée chrétienne et, singulièrement, catholique, est une pensée de l’incarnation. Mais, comme le reconnut un autre intervenant, il y a quand même eu, dans la pensée comme dans la pratique chrétiennes, et jusqu’à nos jours, un « sérieux problème » avec les plaisirs des sens – justement parce que, le corps étant aussi sacré que l’âme et l’esprit, on doit le préserver de toute forme de corruption. Certes, la sexualité n’est pas (ou plus) taboue, et ces catholiques fervents en parlaient librement et parfois crûment, mais cette sexualité est spiritualisée, régulée par l’idéal d’élévation et de perfectibilité de l’être humain. Il importe donc de rester chaste jusqu’au mariage (voire durant sa vie entière, dans le cas des prêtres), de repousser la tentation de la masturbation et, bien sûr, de ne pas consommer de pornographie dont beaucoup, à ce qu’il paraissait, n’avaient entendu parler que par ouï-dire. Jouir comme une sainte, vraiment… Pascal Ory aurait sans doute trouvé délicieuses ces protestations de bonne foi et cette saine défense spirituelle contre les péchés du monde moderne. Quant à moi, elles me firent sourire mais aussi réfléchir. Ce qui était le but, après tout. Je m’en revins à Paris pensif, et plus convaincu que je ne l’étais avant mon départ de l’impérieuse nécessité de me mettre enfin à cette histoire de la pornographie en Occident dont j’avais jeté les bases voici vingt ans.
LM
L’hôpital bourgeois, qui abrite la faculté de théologie de l’université de Fribourg
je dois – de nouveau – m’excuser d’avoir laissé ce blog en friche (ou, plutôt, en jachère) durant trop longtemps ; presque quatre mois sans donner de nouvelles, même pour moi, c’est beaucoup. Beaucoup de choses se sont passées depuis juin dernier, certaines heureuses, d’autres beaucoup moins, et je ne parle pas ici de la marche plus générale du monde, qui ne va guère en s’améliorant. Cette rentrée universitaire est très particulière pour moi puisque, pour la première fois de ma carrière, je ne donnerai pas de cours à l’université, en raison de la délégation auprès d’un laboratoire du CNRS (le Centre d’histoire sociale, hébergé par l’université de Paris 1) que j’ai obtenue pour l’année 2022/2023. Je reste néanmoins très attentif à ce qui se passe à la Sorbonne-Nouvelle, qui connaît une installation dans ses nouveaux locaux du quartier Nation assez difficile (la presse s’en est fait l’écho), ainsi qu’au sort des étudiants de master et de doctorat dont j’encadre la recherche.
Cette rentrée est également particulière pour moi parce que je publie presque simultanément deux livres qui se situent, d’une certaine façon, aux antipodes l’un de l’autre.
Le premier, chronologiquement, est un ouvrage qui porte sur l’histoire de la censure en France de la Renaissance à nos jours. Il est publié dans la collection encyclopédique Que Sais-je? des Presses universitaires de France, où il rejoint le livre plus ancien de Robert Netz sur la censure de l’édition. Je donne ici à lire l’introduction de cet ouvrage.
Le Trésor de la langue française rappelle que le mot « censure » trouve sa source dans la fonction du censor antique, la dignité du magistrat romain chargé du cens, du recrutement du sénat et de la surveillance des mœurs ; qu’il désigne dès le iie siècle de notre ère un jugement, un examen sévère (c’est la censura divina de Tertullien), au xive siècle une mesure disciplinaire prise par l’Église contre l’un de ses membres (la « peine ecclésiastique »), au xvie siècle l’action de critiquer les œuvres, les paroles ou la conduite de quelqu’un, au xviie siècle la condamnation d’une doctrine, d’un texte ou d’une œuvre par l’Église. Il y a des censeurs au xviiie siècle, mais ce sont les personnes chargées d’assurer la discipline dans les lycées.
Ce n’est que sous la Révolution française qu’apparaissent les deux sens modernes de la censure (indice parmi d’autres, mais des plus révélateurs, du rapport ambigu et paradoxal de la Révolution à la liberté) : le contrôle des publications par la soumission à une autorisation préalable (et, par métonymie, les personnes chargées de ce contrôle ainsi que le bureau où elles s’assemblent), et la sanction prise par une assemblée (politique, administrative, professionnelle) contre l’un de ses membres.
Ces acceptions ne se recouvrent pas totalement, certaines sont plus englobantes que d’autres, d’autres semblent s’exclure mutuellement. Ainsi de la distinction entre censure préventive et censure répressive. Les juristes ont coutume d’opposer régime préventif (qu’ils considèrent comme la seule censure proprement dite, puisque a priori de la publication) et régime répressif (par les tribunaux, après la publication) ; selon cette lecture, la censure a pratiquement disparu du paysage des démocraties libérales. Mais d’autres auteurs considèrent au contraire que la censure préventive ne s’est jamais portée aussi bien ; elle ne serait plus le fait d’appareils d’État ou d’Église mais d’autres acteurs, en particulier tous ceux que l’on pourrait appeler les « médiateurs » ou les « prescripteurs » du marché qui se trouvent aussi être des proscripteurs parce qu’ils sont en position de décider de la vie ou de la mort publique des productions culturelles. Le choix du terme revêt donc ici une grande importance : selon que l’on choisit la définition juridique ou celle que l’on pourrait qualifier d’économique, on constatera soit la disparition de la censure soit son omniprésence.
Pour Beate Müller, qui a édité un important recueil collectif sur la censure, la séparation ne passe plus entre censure préventive et censure répressive mais entre censure régulatrice et censure structurale[1]. Selon elle, le renouveau des études sur la censure depuis les années 1990 n’est pas seulement dû à l’implosion du bloc soviétique et à l’ouverture des archives officielles des États d’Europe de l’Est à la recherche qui en fut la conséquence, mais également à des changements conceptuels dans notre compréhension de la censure. Les promoteurs du concept dit de la « nouvelle censure », influencés par la pensée de Roland Barthes et de Pierre Bourdieu, ont proposé une définition de la censure bien plus large que la définition classique en affirmant que, à côté de la censure institutionnelle, interventionniste « régulatrice », les interactions et la communication sociales sont affectées par une censure « constitutive », « structurale » : les formes de régulation du discours qui influencent ce qui peut être dit, qui peut le dire, à qui, comment et dans quel contexte. Ceux qui défendent ce point de vue insistent sur le fait que la censure est inévitable, quel que soit le contexte socio-politique[2].
On conçoit aisément les avantages d’un tel élargissement du sens : une prise en compte des formes subtiles, « invisibles », du contrôle social, une relativisation de la démarcation stricte entre ancien et nouveau régimes, régimes censoriaux et régimes répressifs, dictatures et démocraties libérales ; une salutaire prise de conscience, aussi, qu’il n’y a pas de société ni de parole entièrement libres, que toujours un contrôle s’exerce sur la parole et la pensée. Mais jusqu’où peut-on aller dans cette relativisation ? Pas jusqu’au point, selon nous, d’annuler toute forme de différence entre ces différents régimes. Sur le continuum qui mène de la liberté la plus large (jamais totale) au contrôle le plus strict (qui comporte toujours ses failles), il y a des différences de degré qui peuvent sembler des différences de nature. Si des pays comme la France ou les États-Unis sont loin d’être les modèles de vertu démocratique qu’ils prétendent être, on ne saurait pour autant les mettre sur le même plan, pour ce qui est de la liberté d’expression, avec la Chine de Xi Jinping ou la Russie de Vladimir Poutine – n’en déplaise à ce dernier, qui créa il y a quelques années des « instituts pour la démocratie et les droits de l’homme » en Occident afin de tourner en dérision les accusations portées contre lui par les organisations occidentales de défense des droits de l’homme. La tentation hyper-relativiste est d’autant plus dangereuse que les sources disponibles semblent l’autoriser : par une sorte de paradoxe qui s’explique très bien, la documentation sur les atteintes portées à la liberté d’expression en Occident est beaucoup plus abondante que celle dont on dispose sur les régimes dictatoriaux, ces derniers n’ayant évidemment pas pour habitude de faciliter le travail d’enquête des journalistes ou des spécialistes de sciences sociales sur leurs agissements.
Il convenait de préciser ces points avant d’aborder le cas français, que nous présenterons en quatre chapitres qui nous mèneront de l’Ancien régime (chap. I) au xixe siècle (chap. II) puis à la IIIe République et à la période de l’Occupation (chap. III), avant de conclure sur un panorama des rapports entre censure et liberté d’expression depuis 1945 (chap. IV).
[1] B. Müller (dir.), Censorship and Cultural Regulation in the Modern Age, Amsterdam / New York, Rodopi, 2004.
[2] Voir L. Martin, « Censure répressive et censure structurale : comment penser la censure dans le processus de communication ? », Questions de communication, 2009/1 (n°15), p. 67-78.
L’autre livre que je publie en cette rentrée est très différent du premier. Plus épais et (beaucoup) plus cher, Univers imaginaires n’est pas un livre d’histoire ni même un livre universitaire ; c’est ce que l’on appelle communément un « beau livre », publié par l’éditeur d’art Citadelle&Mazenod, chez qui j’avais déjà codirigé, voici (déjà) dix ans L’ Art de la bande dessinée. Il s’agit d’une anthologie subjective des arts et littératures fantastiques ; plus précisément, d’un choix de textes et d’images relevant des genres de la fantasy, du fantastique et de la science-fiction. C’est un vieux rêve qui devient réalité, la concrétisation d’un projet un peu fou rendue possible par l’éditrice Geneviève Rudolf, que je remercie ici de nouveau ainsi que toute l’équipe de Citadelle, pilotée par Matthieu de Waresquiel. Geneviève et Matthieu m’ont fait confiance pour réaliser cet ouvrage qui, je crois, est unique en son genre. Un grand merci aussi à Philippe Druillet, maître es-délires graphiques, pour le splendide ex-libris qu’il a réalisé pour ce livre, lequel lui doit beaucoup.
Je donne ici l’introduction générale de l’ouvrage, j’espère que cela vous mettra en appétit!
Commençons par un test simple. Si vous lisez ceci : « Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. » Ou ceci : « Il y avait à Montmartre, dans la rue de l’Abreuvoir, une jeune femme prénommée Sabine, qui possédait le don d’ubiquité. Elle pouvait à son gré se multiplier et se trouver en même temps, de corps et d’esprit, en autant de lieux qu’il lui plaisait souhaiter. Comme elle était mariée et qu’un don si rare n’eût pas manqué d’inquiéter son mari, elle s’était gardée de lui en faire la révélation et ne l’utilisait guère que dans son appartement, aux heures où elle y était seule. » Ou encore ceci : « Il s’appelait Gaal Dornick et c’était un bon provincial qui n’avait encore jamais vu Trantor. Du moins pas en réalité. Il l’avait vue bien des fois à l’hypervidéo, ou bien dans une bande d’actualités en tridi à l’occasion du couronnement impérial ou de l’ouverture d’un concile galactique. Il avait beau vivre sur la planète Synnax, qui gravitait autour d’une étoile aux confins de la Nébuleuse bleue, il n’était pas coupé de toute civilisation. D’ailleurs, à cette époque, il en allait de même pour les habitants de tous les points de la Galaxie. » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Le test ne consiste pas à savoir si vous parvenez à identifier les œuvres d’où sont extraits ces trois incipits (vous aurez reconnu sans peine les premières lignes de Bilbo le Hobbit, de John R.R. Tolkien, et probablement Fondation, d’Isaac Asimov ; peut-être « Les Sabines », la nouvelle de Marcel Aymé, vous aura-t-elle donné un peu plus de mal car elle ne fait pas autant partie que les deux autres d’une culture populaire dans laquelle nous baignons tous). Le test consiste plutôt à identifier ce que vous avez ressenti à la lecture de ces trois extraits. Avez-vous eu envie d’en savoir plus sur ce curieux peuple, les Hobbits, qui n’est recensé dans aucune étude anthropologique de ce monde-ci mais existe bel et bien dans un autre monde, avec sa langue, ses coutumes, son habitat, sa gastronomie, etc.? Vous êtes-vous demandé ce que cette Sabine allait bien pouvoir faire de son don d’ubiquité et ce que vous en feriez vous-même ? Est-ce que la pensée des distances immenses qu’une personne habitant à l’autre bout d’une galaxie doit parcourir pour voir Trantor vous a traversé l’esprit (et aussi à quoi peut ressembler Trantor, ou Synnax, et qu’est-ce qu’un concile galactique, au juste) ? Dans ce cas, vous êtes au bon endroit, nous allons parler la même langue, nous sommes déjà « pays », comme on dit dans certaines régions ou chez les compagnons du tour de France. Dans le cas contraire, ne fermez pas tout de suite ce livre mais demandez-vous si, par hasard, vous ne souffririez pas d’une certaine infirmité du côté de l’imagination et si cet ouvrage pourrait constituer un remède efficace au mal qui vous afflige.
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Imagination : « Faculté que possède l’esprit de se représenter ou de former des images. 1. Faculté d’évoquer les images d’objets déjà perçus, de se représenter le passé sous une forme analogue à la sensation (imagination reproductrice). 2. Faculté de former, de créer des images d’objets non perçus ou d’objets irréels, de faire des combinaisons nouvelles d’images. Imagination créatrice[ii]. » Les œuvres que vous allez découvrir dans ce nouveau livre des merveilles qui vaut bien, à sa manière, celui qu’écrivit Rustichello de Pise sous la dictée d’un certain Marco Polo (car c’est bien d’un voyage, en effet, qu’il va s’agir, et des plus singuliers), ces œuvres, dis-je, sont nées, partiellement au moins mais pour leur meilleure part, de la seconde sorte d’imagination, l’imagination créatrice, celle qui fait voir, sans recourir à des substances psychotropes (du moins ne sont-elles pas indispensables), des objets « irréels », celle qui offre des « combinaisons nouvelles d’images ». En somme, celle qui ne se contente pas de répéter le réel mais en invente un autre, pas forcément plus beau, mais différent, surprenant, exotique.
Que disait Victor Segalen, ce grand voyageur du début du xxe siècle, sur l’exotisme ? Qu’il ne fallait pas le réduire à son acception géographique, tropicale, que l’exotisme n’était pas seulement donné dans l’espace mais aussi dans le temps, qu’il était à chercher du côté du « prodigieux profond passé inconnu » aussi bien que dans les lointains, dans les autrefois autant que dans les ailleurs. Mais encore que, hors du temps et de l’espace connus, il y avait un exotisme « para-sensoriel », accessible par d’autres sens que la vue, que l’on pouvait concevoir un espace lui-même différent de celui que nous donnent laborieusement à connaître sondes et télescopes (il évoquait l’hypothèse d’un espace à quatre dimensions), à tout le moins qu’il existait un exotisme extraterrestre (« les mondes martiens et autres »), tout en précisant que, pour sa part, il ne prisait guère les « romans anticipateurs », lesquels lui faisaient l’effet de mannequins passant pour des statues. En somme, l’exotisme, pour celui qui disait vouloir fuir le présent « méprisable et mesquin », cela consistait à chercher partout le divers et le différent, seul à même de pouvoir recharger constamment le pouvoir de « concevoir autre ».
C’est à la rencontre de cet exotisme-là que vous convie le livre que vous tenez entre vos mains. Mais, contrairement à la vision quelque peu binaire du grand écrivain-voyageur, il ne s’agit pas d’opposer l’Imaginaire au Réel ; les choses sont plus compliquées – et donc passionnantes – que cela. En premier lieu, parce que même la littérature dite réaliste est toujours une littérature de l’imaginaire, dès lors qu’elle choisit la fiction et non l’information ou la documentation. En second lieu et en sens inverse du premier, parce que même la littérature dite fantastique (employons ce mot de façon large, sans le préciser pour le moment) dit aussi quelque chose du réel. Si l’on appelle imagination, comme le faisait Joseph Joubert, la faculté de rendre sensible ce qui est intellectuel, d’incorporer ce qui est esprit, de mettre au jour, sans le dénaturer, ce qui est de soi-même invisible, alors il faut bien convenir que toute littérature, a fortiori de fiction, à partir du moment où elle fait advenir par les mots un monde plus ou moins cohérent, dût-il nous paraître le plus familier, le plus reconnaissable, le plus mimétique, crée quelque chose à partir de rien, ou, plutôt, à partir de l’imagination. Comme l’écrit le spécialiste des littératures fantastiques Roger Bozzetto, toute littérature est d’imagination « parce qu’elle se produit à l’aide du langage et dans son épaisseur, […], qu’elle est une construction sociale et symbolique[iii] ». Inversement, la littérature la plus détachée du réel nous en apprend toujours sur lui ; des utopies à la science-fiction apocalyptique, tout un pan des littératures fantastiques se présente même comme un contretype, au sens photographique du terme, un négatif du monde réel dont il s’agit de faire la critique. Même la fantasy, héritière moderne du merveilleux, est « tout ce qu’il y a de plus vrai, non d’un point de vue factuel, bien entendu », disait l’écrivaine Ursula K. Le Guin, mais en ce qu’elle parle des choses qui nous importent en tant qu’êtres humains, elle nous parle d’amour et de mort, de sacrifice et de courage, en fait elle nous parle de choses bien plus essentielles – ou devrais-je dire existentielles ? – que bien des textes dont nous faisons quotidiennement notre morne pâture dans notre vie quotidienne et professionnelle.
Mais alors, si la littérature de fiction « classique » – celle que l’on enseigne en classe – et la littérature « fantastique » – celle que l’on n’enseignait pas en classe, jusqu’à ce que l’on s’avisât que la jeunesse qui lisait encore ne lisait plus guère que cela ou des mangas – sont finalement si proches dans leur rapport au réel, comment expliquer le différentiel de légitimité qui a longtemps marqué – qui marque encore – le regard que portent sur elles les éducateurs, les éditeurs, les critiques littéraires, les écrivains eux-mêmes ? Il faudrait distinguer plus soigneusement que je ne l’ai fait au sein des littératures fantastiques : le fantastique stricto sensu est maintenant bien admis, probablement parce qu’il a été en partie produit par des auteurs mainstream, consacrés par la tradition savante, de Nodier à Michaux, de Hoffmann à Borges ; le merveilleux n’est toléré qu’en faisant référence au cycle arthurien et autres épopées médiévales ; quant à la science-fiction, elle est à peu près proscrite des manuels scolaires encore aujourd’hui, malgré quelques avancées récentes, d’ailleurs centrées sur des auteurs appartenant au patrimoine du genre et qui ne dérangent plus personne. Tout à fait mauvais genre, la SF. Elle partage ce triste sort avec d’autres genres littéraires à la fois populaires et mal considérés – ceci expliquant en partie cela – tels que le roman policier ou d’espionnage, ou le roman érotique, ce que l’on désignait encore dans les années 1990 comme des « paralittératures », peut-être pour ne pas dire, de façon plus désobligeante « infra » ou « sous » littératures.
Certes, nous n’en sommes plus au point où ce type de littérature valait à ceux qui s’y adonnaient le mépris des bien-lisants, quand ce n’était pas des discours empreints de panique morale par des psychiatres ou des clercs attirant l’attention sur le danger des mauvaises lectures. Tout un processus culturel et social d’artification et de légitimation a suivi le succès public de ces « littératures de genre », passant notamment par la création de cercles érudits, de thèses universitaires, de colloques savants… qui ont joué un rôle indispensable aussi bien dans la connaissance scientifique de ces genres que dans leur reconnaissance par la société dans son ensemble. Cependant, un peu comme lorsque j’évoquais le rapport au réel de ces littératures, qui peut apparaître comme une tentative de justification un peu honteuse (« voyez, nous aussi nous parlons du réel, faites-nous donc une place près du feu de l’institution littéraire »), le risque d’une telle réhabilitation intellectuelle, qui passe en quelque sorte par le retournement de leurs armes contre les ennemis de ces genres par ceux qui s’en proclament les spécialistes (« nous pouvons nous montrer aussi stérilement érudits, nous empoigner avec la même passion mauvaise sur un micro-problème que nos adversaires qui nous snobent à l’Université ») est d’oublier ce qui fait effectivement la grande différence, peut-être, de ces œuvres avec la littérature classique qui les toise de haut : le plaisir de gosse que l’on prend à leur lecture.
Entendons-nous : j’ai eu grand plaisir à lire Madame Bovary, mais j’ai pris un énorme pied à lire Salammbô, et je soupçonne que l’ermite de Croisset en a pris autant à l’écrire (en fait, la lecture de la correspondance de Flaubert montre qu’il a pas mal souffert aussi sur Salammbô, mais, comme il l’écrit à l’une de ses correspondantes, « j’écris des horreurs et je m’amuse »). S’amuser en écrivant ou en lisant : tel est le nom du crime. Dans une société toujours tentée de classer les productions culturelles selon leur degré de sérieux apparent, dans une logique ascétique qui hiérarchise formes d’expression et genres littéraires en fonction de l’effort qu’il faut consentir pour les apprécier – ou, tout aussi moralement, selon leur bon ou mauvais goût –, il ne fait pas bon ressentir les émotions primaires qui nous viennent à la lecture d’un récit d’épouvante, d’un voyage dans l’espace, d’une rencontre avec une troublante Martienne. Or, comme le soulignait Philip K. Dick, « une chose que vous trouvez intéressante et fascinante est certainement distrayante » ; sur le conseil du grand écrivain américain, il faudrait redéfinir la notion de distraction, ou celle de divertissement, en y incluant les grandes œuvres artistiques mais aussi, en sens inverse, élargir la notion de grande œuvre artistique en y incluant les nouvelles de Philip K. Dick, les films de Ridley Scott, les musiques de Hans Zimmer ou les bandes dessinées de Philippe Druillet (libre à vous de vénérer d’autres dieux et déesses dans votre Panthéon personnel).
Je m’avise que je viens d’écrire trois fois le mot « grand » dans la dernière phrase. Est-ce que je ne hiérarchiserais pas un peu, moi aussi, mmmh ? Est-ce que je ne tomberais pas dans les travers que je dénonce ? Mais c’est à l’intérieur de ces genres si décriés que je dresse mes échelles de valeur. Je reconnais parfaitement l’existence de chefs-d’œuvre et de navets dans les arts et littératures fantastiques, et ma préférence pour les premiers ; et je pense qu’il est injuste de juger d’un genre d’après ses œuvres les plus médiocres (à cette aune, la littérature dite générale serait elle aussi disqualifiée). Cette distinction m’apparaît d’autant plus nécessaire en notre époque présente où, quantitativement, cette littérature et ses dérivés tendent à l’emporter sur les autres royaumes de la fiction. Dans le déferlement actuel de romans, de séries, de films, de jeux « fantastiques », il me semble important de pouvoir disposer d’outils critiques permettant d’aller à l’essentiel. Ce livre, peut-être, en est un.
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Ou peut-être pas. Pour qu’il le soit vraiment, il faudrait qu’il remplisse plusieurs conditions, qui n’ont pas été réunies. Il eût fallu un spécialiste très versé en ces arts, ce que je ne suis pas ; tout au plus puis-je revendiquer le statut d’amateur éclairé. Il eût fallu que ce spécialiste établisse scientifiquement, avec impartialité, la carte de ces terres fantastiques, en montre les reliefs, les cours d’eau et les zones déprimées. Ma carte à moi est pleine de trous, de taches blanches, de terra incognita. C’est la carte d’un Français d’une cinquantaine d’années, qui a beaucoup fréquenté ces littératures dans sa jeunesse en puisant dans les fonds limités d’une bibliothèque municipale de province, qui a ensuite acheté, devenu jeune adulte, pas mal d’entre elles, sans toujours faire preuve de beaucoup de discernement, qui les a perdues de vue ensuite avant de s’y replonger ces dernières années, avec délices mais aussi le sentiment de se mouvoir dans un monde qui lui est devenu largement étranger. Autant le dire clairement : ce livre n’est ni un ouvrage scientifique, ni un palmarès des must-read. Pas davantage une histoire ou une théorie de ces genres, qui ont déjà fait l’objet de nombreux ouvrages dans toutes les langues de la Terre. C’est une anthologie subjective de textes de fiction, illustrés par des images. Ce qui s’en rapprocherait le plus, ce sont ces « dictionnaires amoureux » qui fleurissent chez les éditeurs français depuis quelque temps. Sauf qu’il n’est pas vraiment organisé selon un ordre alphabétique d’auteurs.
Il y a bien un ordre alphabétique, mais c’est celui des douze thèmes qui ont été retenus. Pourquoi douze ? Parce que douze divinités olympiennes, douze signes du Zodiaque, douze apôtres… C’est le nombre « sublime » dans la numérologie occidentale. Mais, bien entendu, si j’avais dû retenir onze ou treize thèmes, ça aurait été très bien aussi (surtout treize, à vrai dire). Par ordre d’apparition : Aliens, monstres et créatures prodigieuses ; Artefacts magiques et lieux aberrants ; Automates, robots, androïdes, machines ; Corps extraordinaires ; Dieux et démons ; Héros et héroïnes ; Mal ; Mort et non-morts ; Rêves et cauchemars ; Utopies et dystopies ; Villes du futur et cités fabuleuses ; Voyages dans le temps et l’espace. Soit un ensemble de sujets qui tiennent de la rubrique-à-brac mais qui couvrent une bonne partie sinon la totalité des possibles dans les trois genres considérés : fantasy, fantastique, science-fiction. Je reviendrai sur les distinctions nécessaires ou superflues à opérer entre eux. Ce que je peux déjà dire, c’est qu’ils se trouvent séparés dans la plupart des ouvrages qui en traitent, alors que j’ai pris le parti de les réunir dans un seul et même livre, et d’ordonner les textes qui en relèvent dans chacun des chapitres selon un axe grossièrement temporel, non point en fonction de la date de leur publication ou de la naissance de leur auteur mais en considérant que la fantasy renvoyait souvent à un passé mythique, le fantastique à un présent mystérieux, la science-fiction à un futur plus ou moins lointain et qu’il n’était donc pas complètement idiot de les distribuer en suivant la flèche du temps, ce qui permettait de donner à chaque chapitre, par-delà la diversité des histoires particulières, la structure d’une histoire globale avec un début, un milieu et une fin.
Ici, le spécialiste se récrie à la lecture de cette phrase trop longue : qu’est-ce que c’est que cette histoire de flèche temporelle ? La fantasy se situe dans un univers parallèle plutôt que dans le passé de la Terre, le fantastique peut surgir dans le passé comme dans l’avenir, quant à la science-fiction elle se préoccupe moins d’avenir que de notre présent, qu’elle cherche à défamiliariser. Sans compter les genres hybrides, comme la science fantasy, dont les coordonnées spatio-temporelles paraissent difficiles à préciser. J’ai conscience de tout cela, et aussi du fait qu’il me faudrait le double de la place dont je dispose dans cette introduction pour apporter les nécessaires précisions, exemples, contre-exemples, qui permettraient de justifier mes choix. Il est peut-être heureux que je ne dispose pas d’un tel volume de signes, sans quoi je risquerais bien de vous assommer avec des considérations qui n’intéressent au fond que mon ami le spécialiste (et moi, parfois, je le reconnais, mais quand même moins). On pourra par ailleurs me faire le juste reproche de ne pas avoir respecté ma propre règle du jeu puisqu’un certain nombre de textes qui, selon cette belle logique, devraient se situer au début d’un chapitre sont plutôt placés à la fin et vice versa. C’est que d’autres critères ont pu entrer en ligne de compte (par exemple, les échos que génère un texte en appelant nécessairement un autre à sa suite), sans compter des nécessités triviales de mise en page, des disparitions ou des ajouts d’éléments qui sont venus bousculer le plan initial. Rien n’est simple.
À la vérité, la critique la plus fondée à laquelle s’expose un tel livre – et celui qui l’a conçu – tient à la sélection opérée. Il y a des présences discutables. Il y a surtout des absences scandaleuses, aussi bien chez les écrivains que parmi les illustrateurs ; je n’en ferai pas la liste, elle serait trop longue, chacun l’établira en fonction de ses préférences. Parmi les présents, on remarquera rapidement la sur-représentation d’écrivains tels que Howard P. Lovecraft, Philip K. Dick, Robert Silverberg, Jorge Luis Borges, entre autres privilégiés ; de peintres tels que Zdzislaw Beksinsksi, Donato Giancola, Philippe Druillet ou encore Wojtek Siudmak… Trop peu de Français, de femmes et de jeunes écrivains parmi les premiers ; trop peu de surréalistes ou d’orientalistes parmi les seconds. Travailler sur ce projet m’a permis de combler quelques lacunes mais je suis encore loin du compte (j’ai à lire pour mes cinquante prochaines années !). Ce qui est donné à lire et à voir, c’est la culture livresque et graphique d’un cinquantenaire qui a découvert la SF américaine dans les collections « Présence du Futur » de Denoël ou « Ailleurs et demain » de Robert Laffont (aux épatantes jaquettes métallisées), qui est tombé sous le charme des Siudmak qui ornaient les couvertures de Presses Pocket (et a rencontré le Maître lors de sa venue à Paris à l’occasion de la sortie de son Art fantastique, dûment dédicacé, c’était en 1990), qui se saignait pour acheter les histoires fantastiques des Nouvelles Éditions Oswald rien que pour la beauté de leur illustration de couverture, qui a tenu très tôt Druillet pour un génie en lisant Métal hurlant et Les Six voyages de Lone Sloane,avant de le rencontrer, tout récemment, et de découvrir qu’en plus c’est un mec tout simple et très gentil (je n’écris pas cela seulement parce qu’il a accepté de réaliser un superbe ex libris pour ce livre…). J’ai lu aussi beaucoup de bandes dessinées d’aventure et de comics de super-héros mais vous n’en trouverez pas dans ces pages, sauf exception rarissime. Non pas que je les tienne en piètre estime (j’ai codirigé un livre à eux consacrés chez ce même excellent éditeur qui a de nouveau donné licence à mes petites obsessions pour ce nouvel opus), mais une planche de BD raconte déjà une histoire, qu’il est donc malaisé de raccorder à un texte qui lui serait extérieur ; quant aux super-héros, ils ont trop rarement donné lieu à des textes de qualité que l’on aurait pu placer en regard d’un dessin.
Car, vous l’aurez compris, c’est bien ce principe cardinal qui structure l’ensemble de ce livre, de ce beau livre, peut-être, j’en fais le pari, le plus beau du xxie siècle. Choisir un extrait de roman ou de nouvelle voire un poème, suffisamment significatif pour se suffire à lui-même (gare au divulgâcheur, comme disent nos amis québécois!), et proposer en regard une ou des images qui l’illustrent. Pas plus qu’un texte, une image n’est élue ici en fonction de son caractère documentaire, historique, représentatif d’une école ou d’une époque, non : seules importent l’esthétique, la beauté frappante, et la tension pour ainsi dire foudroyante qui s’établit entre le texte et l’image, les arcs électriques qui jaillissent de leur confrontation. Ce rapport est, le plus souvent, indirect ; rarement l’image retenue avait-elle pour projet initial d’illustrer le texte qui la défie dans ces pages. L’important est que quelque chose d’assez violent se passe entre eux pour qu’un éclat atteigne notre regard blasé. Cela ne marche pas toujours. C’est une battle. Quand le texte ou l’image paraît trop faible, trop timoré par rapport à son alter ego, le courant ne passe pas, la matière reste inerte. L’absence de certains textes s’explique d’ailleurs par l’absence d’images assez fortes pour leur tenir tête, et l’inverse s’est aussi produit. Mais dans d’autres cas, le texte et l’image se sont mutuellement attirés, leur rencontre a tenu d’une nécessité qui s’est imposée à nous – et par « nous », j’entends aussi bien moi-même que l’éditrice et l’iconographe qui m’ont aidé à donner corps à mon rêve, des personnes délicieuses auxquelles je veux rendre ici un hommage public, Geneviève Rudolf et Salomé Perrineau, sans lesquelles, etc. Je remercie également Anne, de la revue HEY !, pour l’aide qu’elle nous a fournie mais surtout pour l’inspiration que son travail au service des « arts étranges » a constituée pour moi.
D’autres lacunes observables à l’œil nu s’expliquent par des choix ou par l’absence de choix. Absence de choix quand, après avoir repéré une image forte, nous ne sommes pas parvenus à trouver un original de bonne qualité ou à des prix abordables. L’absence la plus notable est celle de textes de John R.R. Tolkien, l’auteur de Bilbo le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux, Le Silmarillion, entre autres chefs-d’oeuvre de la high fantasy dont nous avions prévu de donner des extraits illustrés de très belles images… The Tolkien Estate, la structure juridique qui gère les droits sur l’oeuvre de Tolkien en a décidé autrement. Je me demande ce que Tolkien lui-même aurait pensé de ce refus…
Choix, comme celui que nous avons fait d’emblée de ne retenir que des textes et des images s’inscrivant dans un imaginaire occidental, fût-il mondialisé. Ainsi s’explique l’absence aussi bien des mangas que de la riche tradition du fantastique chinois, indien, japonais… Nous avons aussi décidé d’écarter les arts et littératures relevant de la mythologie gréco-latine, des récits bibliques ou des contes de fées, qui ont déjà fait l’objet de tant de livres qu’une bibliothèque suffirait à peine à les contenir. Le centre de gravité de ce livre est, quant aux textes, la période qui s’étend du début du xixe à la fin du xxe siècle. Quant aux images, elles se distribuent à peu près équitablement entre celles que l’on peut admirer dans des musées et s’inscrivent dans les écoles romantiques, symbolistes, préraphaélites qui forment depuis longtemps le fond de l’œil du public occidental ; celles qui illustrent les couvertures de livres, les affiches de films ou les jaquettes de jeux vidéos, dont un magazine comme Spectrum rassemble chaque année les meilleures productions mondiales dans des albums somptueux ; et des œuvres d’art relevant du surréalisme pop dont une revue comme HEY ! s’est fait une spécialité. Nul doute que c’est de ma découverte presque simultanée, à la Halle Saint-Pierre de Paris, de l’univers HEY !, et des albums Spectrum dans une librairie new-yorkaise, vers 2016, qu’est né ce projet de livre consacré aux arts et littérature de l’imaginaire.
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Qu’ont-ils en commun, ces textes et ces images, qui les distingue des autres genres ? Le fait qu’ils participent, pour les premiers, d’une écriture d’aventure plus que de l’aventure d’une écriture et, pour les secondes, d’une production iconographique de grande diffusion ne les caractérise pas en propre ; ils partagent ces traits avec, par exemple, le roman d’espionnage ou avec l’imagerie érotique. D’ailleurs, les littératures fantastiques comptent aussi des stylistes pour qui l’écriture elle-même est aventure (un Charles Duits, par exemple), et certains artistes graphiques produisent aussi des œuvres pour le circuit des musées et des galeries d’art. Le lien est peut-être esthétique, comme le soupçonnait Ursula K. Le Guin, refusant pour sa part de choisir entre la fantasy et la science-fiction, entre les voyages vers les Pays intérieurs ou vers l’espace interstellaire ; ce qui justifierait assez le parti pris esthétisant qui est le nôtre dans ce livre et qui transcende l’aspect « livre générationnel » que j’évoquais plus haut. Fondamentalement, ce qui me semble caractériser ces textes comme ces images est qu’ils pointent vers un autre monde que le nôtre, qu’ils sont la forme moderne d’un désir d’ailleurs qui tenaille l’âme occidentale – et nous retrouvons l’exotisme cher à Segalen. Le « pouvoir de concevoir autre », c’est bien cela que nous reconnaissons, comme une marque de famille, à tous ces artistes du mot et du pinceau qui nous rapportent leurs visions hallucinées d’incroyables voyages, comme autant de témoignages que le réel ne suffit pas. Littérature d’évasion, oui, pourquoi pas, imagerie exote. Mais cela va plus loin encore. Je disais plus haut que toute fiction est imaginaire ; celle que nous offrent ces rêveurs, je propose de l’appeler ultra-imaginaire. À des degrés divers, tous instaurent des outre-mondes différents du nôtre, créent un écart essentiel avec le réel tout en recyclant certains de ses décors et de ses enjeux. Le décalage est encore subtil dans le cas du fantastique qui, souvent, introduit un élément d’étrangeté dans un univers familier ; il est déjà plus sensible dans le cas de la science-fiction qui, tout en se voulant souvent « réaliste », logiquement satisfaisante, propulse ses personnages dans un temps ou un espace hors de portée de notre actualité ; il est béant avec la fantasy, dans laquelle les lutins et les dragons se meuvent avec le plus parfait naturel. Il serait sans doute intéressant d’éclairer ces outre-mondes artistiques à la lumière de théories telles que celles des mondes multiples – ou multivers – du physicien Hugh Everett, des « mondes possibles » de la critique littéraire Marie-Laure Ryan, ou encore du réalisme modal du logicien David K. Lewis, selon qui notre réalité tangible, l’univers tel que nous le connaissons par nos sens et la science, n’est que l’une des nombreuses possibilités parmi une pluralité de mondes. Ce qui advient par la magie de l’art, c’est bel et bien une multitude d’autres mondes où les hommes sont souvent plus forts ou plus malins, les femmes plus belles ou plus puissantes, les températures plus extrêmes, les plaisirs plus voluptueux, les morts plus atroces que dans le nôtre… Chacun est libre, bien sûr, de leur préférer ce monde-ci, qui recèle déjà tant d’horreurs et de merveilles. Mais pour celui ou celle qui ne peut s’en contenter, tous ces livres et ces images procurent les clefs qui permettent d’échapper au globe terraqué.
La plus précieuse de ces clefs est, bien sûr, celle des songes, et je l’ai souvent utilisée lorsque, au cœur de la nuit silencieuse, dans les heures bleues arrachées au travail salarié, je rêvais à ce livre que tu tiens aujourd’hui entre tes mains, ami lecteur, amie lectrice. Prends-en soin, c’est un cadeau que je t’offre, il est fait de mes veilles enchantées. « Si je pouvais t’offrir le bleu secret du ciel, Brodé de lumière d’or et de reflets d’argent, Le mystérieux secret, le secret éternel, De la vie et du jour, de la nuit et du temps, Avec tout mon amour je le mettrais à tes pieds. Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves, Sous tes pas je les ai déroulés. Marche doucement car tu marches sur mes rêves[iv]. »
[i] Le choix du genre masculin en guise de neutre plutôt que l’écriture inclusive dans la suite de ce texte procède du désir de ne pas l’alourdir excessivement, en aucun cas d’une démarche machiste voire phallocrate ; d’ailleurs, comme toutes les personnes originaires du système d’Aldébaran (que vous connaissez aussi sous le nom d’Alpha Tauri), je suis unisexe et protéiforme.
[iii] R. Bozetto, L’Obscur objet d’un savoir. Fantastique et science-fiction, deux littératures de l’imaginaire, Publications de l’université de Provence, 1992.
[iv] William B. Yeats, Lui qui aurait voulu pouvoir offrir le ciel, 1899, trad. Yves Bonnefoy.
[v] Voir chapitre I l’extrait de la nouvelle de Sonya Dorman, « Quand j’étais Miss Dow » (1966).
Bienvenue sur le blog de Laurent Martin, professeur d'histoire à l'université de Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, membre du laboratoire ICEE, libre penseur..