La diversité ethnoculturelle n’est pas un gros mot

Bonjour,

dans un billet précédent, j’avais annoncé la publication simultanée de deux ouvrages, Géopolitique de la culture, co-écrit avec mes collègues Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse (Armand Colin) et les actes d’un colloque sur La Diversité ethnoculturelle dans les arts, les médias et le patrimoine publiés chez L’Harmattan.

Initialement, ce dernier livre comportait quatre parties. Pour des raisons de place et de coût d’impression, j’ai dû renoncer à publier la quatrième partie dans le volume imprimé. Ce n’était pourtant pas la moins intéressante car elle rassemblait les témoignages d’un certain nombre de responsables d’institutions sur leur expérience de la diversité dans la culture.

Cette quatrième partie est en principe (je n’ai pas vérifié) disponible gratuitement sur le site de l’Harmattan. Je ne crois pas inutile de la publier ici…

… et de poster sur ce blog la présentation générale de l’ouvrage qui définit ce que j’entends par « diversité ethnoculturelle » qui n’est pas un gros mot mais un outil conceptuel à même de saisir certains des enjeux les plus cruciaux qui se posent à la société française – et à d’autres.

Ce livre est issu d’un colloque qui s’est tenu voici déjà trois ans à l’université de la Sorbonne-Nouvelle, avec d’autres universités qui étaient liées avec elle et entre elles par l’une de ces constructions administratives un peu artificielles prisées par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Cette « Comue » (pour Communauté universitaire et d’établissement) nommée Université Sorbonne Paris Cité (ou USPC), aujourd’hui disparue, avait lancé un appel à projet pour une « université d’été » qui devait durer une semaine ; nous proposâmes de réfléchir sur la notion de « diversité culturelle dans les arts et les médias » et obtînmes un financement qui nous permit de mettre sur pied en quelques mois ce projet qui vit le jour en septembre 2017. Mais tout colloque naît deux fois : la première quand il se tient et donne lieu à des communications ; la seconde, quand les actes en sont publiés sous la forme d’articles rassemblés dans un livre. Entre ces deux naissances, plusieurs mois voire années peuvent s’écouler, un intervalle dont la longueur est fonction de la rapidité des auteurs à envoyer leurs textes et de la célérité du maître d’ouvrage, souvent débordé par de multiples chantiers ouverts, à s’acquitter de sa tâche… En l’occurrence, un peu plus de trois années se sont donc écoulées entre le moment où le colloque s’est tenu et celui où le manuscrit fut prêt à être édité. De ce délai, hélas fréquent dans la littérature académique, découlent quelques inconvénients, dont le plus important est le caractère parfois quelque peu défraîchi de certaines bibliographies ; mais il peut aussi en résulter de grands avantages, parmi lesquels celui de pouvoir accueillir des textes supplémentaires qui complètent utilement sur quelques points essentiels ceux qui furent rédigés par les intervenants dans le prolongement immédiat du colloque (et remplacent en partie ceux qui ne nous furent pas envoyés…).
Quant à l’inquiétude principale que pouvaient susciter ces trois années de… réflexion, c’est-à-dire l’obsolescence des problèmes identifiés et des solutions préconisées, celle-ci doit être résolument écartée ; d’une certaine façon, c’est tout le contraire qui s’est produit, la pertinence des idées avancées dans ces textes gagnant semble-t-il en acuité au fil des années, jusqu’à rejoindre l’actualité scientifique, éditoriale et politique la plus « chaude ». Il est frappant, en effet, de constater la place de plus en plus centrale occupée dans le débat public par toutes les questions que soulèvent un vocable tel que celui de « diversité ethno-culturelle » et un certain nombre d’autres qui lui sont couramment associés. Initiatives institutionnelles, colloques et séminaires, mouvements militants, publications de toute nature se multiplient qui interrogent cette notion, pour la revendiquer ou la contester. Au prix, parfois, de confusions sémantiques plus ou moins volontaires qu’il faut tenter, d’emblée, de clarifier.
Qu’est-ce, en effet, que la diversité ethno-culturelle? Construite par dérivation d’une notion plus consensuelle, la « diversité culturelle », le choix de cette expression signifie, d’une part, la volonté de distinguer ce qui nous occupe d’une conception qui a longtemps constitué – qui constitue encore – le paradigme dominant de la politique culturelle française, la diversité comme variété des formes, des pratiques, des contenus de la culture (variété opposée à l’homogénéisation supposément induite par la culture de grande diffusion), pour porter l’attention sur la question des identités et sur les discriminations, les revendications et les droits qui peuvent leur être attachés ; le choix de cette expression dit, d’autre part, le souhait et la méthode de ne pas disperser cette attention sur un trop grand nombre de variables sociales (dont l’importance n’est pas en cause) mais de la focaliser sur l’une d’elles, déjà fort complexe, qui a trait à l’appartenance, ressentie, perçue, attribuée et parfois assignée, d’un individu à un groupe humain qui se distingue des autres par un certain nombre de caractéristiques physiques et/ou culturelles. Réfléchir à la « diversité ethno-culturelle » dans les arts, les médias, le patrimoine, c’est interroger la place qui est faite aux individus identifiés (par d’autres ou par eux-mêmes) comme appartenant à des minorités racisées ou ethnicisées, visibles ou invisibles, dans ces domaines essentiels de la vie publique que sont les fabriques de l’imaginaire contemporain.
Il n’est pas surprenant qu’une telle focalisation soulève questions et critiques. Ne met-on pas, par là-même, en cause ou en danger l’universalisme républicain défini par le principe d’indifférenciation, son refus de prendre en compte les particularités ou les loyautés des individus pour mieux assurer l’égalité de traitement entre tous? Ne renforce-t-on pas, sous couvert de la combattre, la stigmatisation des individus « différents » du groupe majoritaire, leur enfermement dans des particularismes? La reconnaissance des identités ne conduit-elle pas à des formes d’assignation identitaire et d’essentialisation des différences? L’inquiétude monte encore d’un cran – se muant parfois en alarme – lorsque le mot « race » est lâché dans la discussion et que l’on commence à parler de « diversité ethno-raciale » en lieu et place de la déjà suspecte diversité (ethno-)culturelle. Le mot, il est vrai, est de sinistre mémoire et pris encore très souvent, dans le contexte français, comme l’équivalent de groupe biologique ; considérer les problèmes sociaux, par exemple les inégalités, à travers le prisme de la « race » serait, au mieux, une façon de masquer la nature réelle de ces problèmes (« la lutte des races plutôt que la lutte des classes », pour reprendre une crainte souvent exprimée à gauche de l’échiquier politique), au pire un « racisme » qui ne dit pas son nom.
Nous partageons certaines de ces inquiétudes devant ce qui nous paraît être des dérives ou des excès d’une posture parfois exagérément militante, notamment lorsqu’elle paraît vouloir intimer silence à ses contradicteurs ; pour autant, nous sommes de ceux qui reconnaissent toute sa légitimité à cette politique des identités qui est aussi une politique de la diversité – notamment ethno-culturelle. Car enfin, l’universalisme républicain tant vanté, sacralisé même, s’est révélé un paravent commode à l’abri duquel les institutions culturelles de ce pays (comme de bien d’autres dans le monde occidental) ont pu perpétuer des rentes de situation dont ont profité pleinement et indûment les représentants du groupe ethnique majoritaire ; et ce n’est pas se rendre coupable d’un racisme à rebours, ni d’un féminisme radical, que de remarquer que les « hommes blancs » dominent très largement ces institutions même si, et c’est un problème que posent un certain nombre de textes dans ce livre, la difficulté d’établir objectivement l’existence de cette domination par des statistiques dites « ethniques » officiellement interdites en France représente un réel obstacle à des politiques correctrices.
Or, cette domination entraîne des conséquences assez lourdes sur l’univers symbolique dans lequel nous vivons. Du manque de représentativité découle en partie un manque de représentation ; nous baignons (sans trop le remarquer quand nous avons la « chance » de faire partie du groupe ethnique majoritaire) dans un univers culturel qui, lui, n’est pas du tout colorblind, pour ne citer que l’une des manifestations – la couleur de la peau – par lesquelles les individus se distinguent et sont distingués les uns des autres. Dans cet univers, sur la scène des théâtres, sur les écrans de télévision ou de cinéma, les Noirs sont bien moins nombreux qu’ils ne le sont dans la société française ; et les emplois qu’ils y occupent apparaissent bien plus souvent subalternes ou stéréotypés que ceux de la vie réelle. Un écart existe qui renforce les préjugés, alimente un racisme tout à fait réel et déclenche en retour des formes de réaction ou de crispation identitaires parmi les individus qui s’estiment injustement traités par le groupe dominant. Et ainsi en va-t-il de tous les groupes qui se trouvent ainsi « racisés », c’est-à-dire réduits par le discours ambiant à leur couleur de peau, à leur religion, à leur langue…
« Racisé », le terme aura lui aussi fait couler beaucoup d’encre et excité les imaginations. Terme employé par les sciences sociales avant que de l’être par les militants anti-racistes ou leurs adversaires (qui peuvent aussi être des anti-racistes, le réel est complexe), il désigne simplement, par exemple sous la plume de Colette Guillaumain, une assignation qui entraîne des discriminations, des préjugés et des inégalités, une construction sociale, politique, culturelle qui hiérarchise les individus en fonction de leurs traits physiques ou culturels. Le paradoxe étant que ces individus peuvent à leur tour choisir de mettre en avant telle ou telle différence et « d’inverser le stigmate » afin de retrouver une forme de fierté individuelle et sociale parfois dérangeante. La race n’est certes pas une réalité biologique, mais elle est une réalité culturelle, qui va d’ailleurs bien au-delà des apparences et des différences chromatiques (raison pour laquelle on pourra lui préférer le terme d’ethnie, aussi imparfait et critiquable soit-il lui aussi) ; c’est une construction sociale à laquelle participent autant ceux qui stigmatisent ou rejettent que ceux qui revendiquent et défendent l’appartenance à un groupe social sur la base d’un certain nombre de traits caractéristiques ; elle est un perçu et un ressenti ; mais elle ne demeure pas inerte dans l’espace clos de nos imaginaires, elle a une efficacité sociale, elle produit des effets dans l’espace social. Par voie de conséquence, le racisme ne peut être considéré seulement comme une réaction littéralement épidermique à la différence, une forme de déviance psychologique, il renvoie avant tout à un phénomène collectif qui associe représentations mentales et dispositifs institutionnels pour maintenir ces populations dans une position d’infériorité ontologique et sociale. Faut-il alors parler de racisme « systémique », « structurel », « institutionnel », voire de « racisme d’État » si la complicité des autorités dans les discriminations qui frappent certains de nos concitoyens est avérée ? Nous laissons à chacun la liberté d’en décider.
Comme nous laissons à chacun.e des auteur.e.s présent.e.s dans ce recueil le choix de ses concepts et la liberté de ses interprétations. Chacun.e participe d’un libre débat, comme il se doit dans les sciences sociales et humaines, et d’une polyphonie indispensable au progrès des idées et, peut-être, au progrès social. Les textes ont été ordonnés en quatre parties. La première rassemble des articles qui interrogent directement la question de la représentation des minorités ethniques dans les arts et, dans une moindre mesure, les médias, en France, ainsi que l’action des pouvoirs publics, via les politiques culturelles, pour favoriser – ou non – une authentique diversité culturelle, notamment dans le domaine de la langue. La deuxième partie s’intéresse à l’une des populations « racisées » par excellence – les migrants, du moins quand ils sont pauvres – et interroge leur rapport à la culture, les politiques culturelles qui les ont pris pour objets (plus que comme partenaires ou interlocuteurs) ainsi que la patrimonialisation de leurs expériences et de leur histoire, toujours dans le contexte français. La troisième partie propose des réflexions qui s’inscrivent dans un cadre européen, partant du principe, souvent vérifié, que la comparaison avec l’étranger éclaire d’un jour nouveau les évidences nationales et permet un utile « décentrement du regard ». La quatrième et dernière partie, enfin, regroupe les réponses d’un certain nombre de responsables d’institutions culturelles à un questionnaire que nous leur avions adressé sur leur conception de la diversité culturelle, la manière dont leur institution et eux-mêmes se positionnaient à l’égard de cette notion, les dispositifs mis en place pour combattre les discriminations liées aux « différences » et leurs limites.
En associant la parole des acteurs à celle des chercheurs, en faisant dialoguer des voix militantes et des voix scientifiques, mais aussi en donnant la possibilité à de jeunes chercheurs et chercheuses de présenter leur travail aux côtés de savant.e.s plus confirmé.e.s, nous nous donnons plus de chance d’approcher ce qui, toujours, échappe – doit échapper – à la prise de l’esprit : quelque chose comme une vérité du réel social.

LM

PS : demain, je me rends à Blois pour les Rendez-vous de l’Histoire. J’y participerai à une table ronde autour des « Années Lang » avec Jack Lang himself, Frédéric Martel et Michel Guerrin. Juste retour des choses pour celui qui fut à l’origine de ce rendez-vous annuel des historiens dans sa bonne ville de Blois qu’il administra durant deux mandats… Une séance de signature est prévue (et une autre pour le livre publié chez Armand Colin, Géopolitiques de la culture).