De la beauté

Une semaine déjà que je suis rentré du domaine des Treilles – et le souvenir est là, intact, magnifique.

La rencontre sur le thème de la beauté dont j’avais conçu le projet voici trois ans a rassemblé une douzaine de participants du 3 au 8 mai 2021. Pour la plupart sinon pour la totalité d’entre nous, c’était la première fois que nous prenions part à une manifestation scientifique collective depuis le déclenchement de la pandémie de covid. Le jour du voyage et de notre arrivée a d’ailleurs coïncidé avec la levée des restrictions de déplacement en France. C’est dire que cette rencontre a pris des allures de libération. Échapper à son logement et à son quartier. Rencontrer des gens. Discuter avec eux autrement que par écran interposé. Nous en avions longtemps rêvé et voici que ce rêve devenait réalité. Un parfum de liberté retrouvée et tout simplement de bonheur d’être ensemble dans ce lieu idyllique a flotté sur cette semaine qui fut une parenthèse enchantée dans nos vies. La prévenance et l’efficacité de Guillaume Bourjeois et de ses équipes ont grandement contribué à la réussite de cette rencontre.
Certes, tout ne s’est pas déroulé exactement comme prévu. Quelques invités ont déclaré forfait ; d’autres n’ont pas pu faire le déplacement. Trois conférenciers empêchés pour des raisons diverses de nous rejoindre sont intervenus par vidéo – le dispositif a globalement bien fonctionné, même si cela ne remplace évidemment pas la présence réelle, la parole incarnée. Mais l’imprévu a aussi, parfois, tourné en notre faveur. La présence sur place d’une jeune écrivaine, Garance Meillon, en résidence d’écriture aux Treilles, a heureusement comblé un manque dans les thématiques abordées au cours de la semaine. Faisant écho tant aux conférences du matin sur le cinéma qu’à celle de l’après-midi sur les écrivains voyageurs, sa lecture, le dernier jour, d’extraits de l’un de ses romans suivie d’un échange avec le groupe a été la meilleure conclusion que nous pouvions donner à cette rencontre.
Ainsi, ce qui pouvait sembler au départ un défaut – le nombre relativement faible de participants – s’est-il révélé à l’arrivée une qualité. Pas seulement parce que cela répondait au protocole sanitaire que nous avons, je crois, bien respecté, même si cela passait par l’absence, regrettable, de soirées organisées à la Grande Maison. Surtout, parce que cela laissait du jeu, une marge importante de liberté ; si je devais organiser une nouvelle rencontre aux Treilles, j’essaierais de ne pas dépasser le nombre de participants qui fut celui de cette semaine, soit douze au total. Avec deux communications le matin et une en fin d’après-midi, les participants avaient le temps de faire autre chose que de rester assis à écouter des conférences ; ils ont pu lire, se reposer, se promener, travailler aussi (la vie professionnelle ne s’arrête pas pendant que nous sommes aux Treilles, on peut le regretter mais c’est ainsi). Du coup, lorsque nous étions présents pour les conférences, nous l’étions réellement, pleinement. La qualité d’écoute et de discussion fut excellente et je pense que cela est dû en partie à ce rythme que les circonstances nous ont imposé. Évidemment, avoir douze participants suppose de lancer une quinzaine d’invitations en tablant sur cette triste régularité statistique qu’au moins deux ou trois invités renoncent à venir…

Si j’en viens maintenant au bilan intellectuel et scientifique de cette rencontre, je commencerai par reconnaître que nous n’avons fait qu’effleurer ce thème très vaste qu’est la beauté. Le parti pris avait été résolument pluridisciplinaire : un anthropologue, un historien des jardins, un chercheur en arts plastiques, un autre en esthétique, deux philosophes, trois historiens composaient le parterre académique ; auxquels ont répondu deux éditrices (de livres d’art et d’une revue d’art), un metteur en scène et musicologue, une écrivaine du côté des praticiens. Les Français étaient majoritaires et les échanges se sont fait en français mais nous comptions un Belge, un Italien et une Marocaine parmi les participants. Plus d’hommes que de femmes, pas vraiment de « jeunes chercheurs », quasi-absence de représentants des mondes extra-européens, la composition du groupe aurait pu être plus diversifiée.
La première journée a posé les bases de notre discussion commune. L’anthropologue Pierre-Joseph Laurent a exposé le problème que pose la beauté dans plusieurs sociétés coutumières ; le philosophe Christian Godin a dessiné la trajectoire historique d’une beauté autrefois dominante qui serait aujourd’hui résiduelle ; l’historien des jardins Marco Martella a estimé que le souci contemporain du jardin comme écosystème évacuait à l’excès le souci de l’esthétique. La deuxième journée fut consacrée à l’art. L’historien d’art Bruno-Nassim Aboudrar a contesté l’idée d’un rapport limpide à la beauté qui aurait existé à l’époque moderne, en montrant que même les toiles du classicisme français étaient travaillées par une inquiétude sourde quant à la mort et à la corruption ; la philosophe Fabienne Brugère a analysé ce qu’elle appelle la « banalisation de la beauté » au 19e siècle à travers les cas d’Édouard Manet et de Berthe Morisot ; le chercheur en arts plastiques Dominique Berthet est revenu sur l’évolution du rapport à la beauté de l’art occidental jusqu’au 20e siècle. La troisième journée fut en réalité une matinée, au cours de laquelle trois « praticiens de la beauté » sont intervenus : Geneviève Rudolf nous a parlé de l’édition d’art, Meyriem Sebti d’une revue d’art marocaine, Ivan Alexandre d’un oratorio de Haendel qui présente la Beauté sous les traits d’une allégorie. La quatrième et dernière journée fut partagée entre le cinéma et la littérature. Les historiens du cinéma Dimitri Vezyroglou et Paola Palma ont présenté l’un la nouvelle problématique de la beauté au temps des industries culturelles et de la culture de masse, l’autre la construction du mythe de la beauté italienne dans la seconde moitié du 20e siècle. L’après-midi, j’ai parlé des écrivains-voyageurs entre la fin du 19e siècle et le début du 21e et de leur rapport à la beauté fragile du monde ; et Garance Meillon nous a lu quelques extraits de son roman La Douleur fantôme qui faisaient écho à nos discussions de la journée et de la semaine.

Sans doute est-il utile de revenir sur l’origine du projet. J’avais participé voici quatre ans déjà au séminaire qu’avait organisé aux Treilles Olivier Bessard-Banquy sur la démocratisation des lettres. Tombé sous le charme de cet éden provençal, j’avais immédiatement voulu y revenir et le thème de la beauté m’avait semblé correspondre parfaitement à l’esprit du lieu.

Voici l’argumentaire que j’avais soumis à l’époque au conseil scientifique des Treilles :

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin. »

Placer le projet de séminaire sur la beauté sous l’invocation de L’Hymne à la beauté de Baudelaire est plus qu’un hommage obligé à l’oeuvre du grand poète de la modernité : c’est le placer sous le signe de l’ambivalence constitutive de cette valeur devenue cardinale dans notre société mais en même temps souvent décriée ; c’est en rappeler l’ambiguïté essentielle, tour à tour ou en même temps positivement et négativement orientée (remarquons que Baudelaire place un point d’exclamation et non d’interrogation après « Beauté », ce qui signifie que celle-ci peut tout aussi bien être de nature céleste ou infernale, voire qu’elle est ontologiquement double), une ambivalence et une ambiguïté qu’il nous semble important de penser, dans le contexte nouveau qui est celui de notre contemporanéité.
Sans doute l’art, avec son histoire, sa théorie, sa critique, l’art dans la diversité de ses formes et de ses disciplines, l’art comme expérience esthétique, rapport individuel et social à l’univers des œuvres, doit-il constituer le cœur de la réflexion collective que nous appelons de nos vœux – l’art, ou plutôt (et seulement), les rapports qu’il entretient avec la beauté. De ce point de vue, et pour s’en tenir pour le moment à la tradition occidentale depuis le XVIIIe siècle, cette relation a été rien moins que constante. La beauté, et le Beau, qui est son concept philosophique, dominent presque sans partage le siècle de Watteau et de Kant. Celui-ci assimile (ou réduit) le jugement de goût à la faculté de juger du beau, qu’il caractérise par trois propositions devenues classiques : le beau est l’objet d’une satisfaction dégagée de tout intérêt ; est beau ce qui plaît universellement sans concept (le beau réfère à une expérience sensible, subjective mais potentiellement universelle, non à un jugement rationnel ou à une analyse conceptuelle) ; le jugement de goût est « sans finalité » (il n’a pas besoin de se référer à l’intention de l’artiste). Mais avant même l’invention de l’esthétique comme réflexion philosophique voire science rationnelle du sensible – par Kant mais aussi Winckelmann ou Baumgarten, inventeur du terme – s’est mis en place tout un environnement social et institutionnel qui confère à l’art, ou plutôt aux Beaux-Arts, comme on les nomme depuis le XVIIe siècle, une certaine forme d’autonomie par rapport au politique et au religieux : marché, académie, salons – et la critique qui forme elle-même un genre nouveau, sous la plume d’un Diderot par exemple. L’art se distingue de l’artisanat mais aussi des arts appliqués ou industriels et réorganise à son profit l’échelle des valeurs, faisant de l’artiste, aux yeux de ses admirateurs, l’égal d’un dieu, le créateur de formes nouvelles mais toujours dirigées par l’impératif de la beauté.
Ce rapport limpide entre art et beauté se trouble au siècle suivant avant de se brouiller, semble-t-il définitivement, au XXe siècle. Ce qui était pensé ou ressenti sous le signe de l’évidence s’effondre sous la poussée des différents mouvements intellectuels et avant-gardes artistiques qui se succèdent à rythme de plus en plus rapide : d’abord s’estompent les frontières entre beauté et laideur, beau et sublime, du Romantisme au Naturalisme ; puis la représentation est mise à mal, du cubisme à l’expressionnisme abstrait ; enfin, c’est l’art lui-même, dans son orgueilleuse affirmation d’indépendance par rapport à l’ordinaire de la vie, qui est remis en cause, de Duchamp à Warhol. La beauté accompagne l’art dans cette descente aux enfers, jusqu’à devenir une catégorie obsolète, jetée aux poubelles de l’histoire de l’art par la fraction dominante des artistes, théoriciens et critiques d’art des années 1950 aux années 1980. L’art conceptuel et ses thuriféraires, souvent politiquement engagés à l’extrême-gauche, la jugent même carrément suspecte et l’accusent de voiler la violence des rapports sociaux, d’oublier le tragique de l’histoire ou de pactiser avec les forces du marché. Si la beauté fait vendre, comme l’en accusent ses détracteurs, alors il faut la répudier, répudier même toute séduction sensible pour atteindre à la sincérité et à l’authenticité du geste artistique qui est toujours en même temps geste politique.
Mais l’histoire intellectuelle a ses modes, ses tournants, ses revirements, ses revivals. Le retour en force sinon de la beauté (car elle n’a jamais vraiment disparu), du moins de l’idée de beauté, de l’intérêt pour la beauté, marque le passage du XXe au XXIe siècles. En quelques années, la beauté redevient un thème central dans les colloques et débats intellectuels comme dans les expositions majeures – citons deux exemples marquants au tournant des années 2000, La Beauté in Fabula à Avignon en 2000, Regarding Beauty : perspectives on Art since 1950 au Hirschorn Museum de Washington en 1999. Arthur Danto, commentant l’exposition américaine, faisait remarquer que, trois ans auparavant, ses commissaires avaient monté une grande exposition placée, elle, sous le signe de la dissonance ; de la dissonance à la beauté, l’inflexion était forte, au point de ressembler à une véritable révolution conceptuelle, au sens technique de : faire un tour complet. Sommes-nous encore dans ce moment de redécouverte de la beauté? C’est ce que tendrait à prouver une série de publications et d’événements artistiques, de la publication de L’histoire de la beauté par Umberto Eco en 2004 (le même auteur livrera une Histoire de la laideur trois ans plus tard) à l’exposition montée au Centre Pompidou « Qu’est-ce que la beauté ? » en 2010.
Certains interprètent ce retour en grâce comme une régression ; ses partisans feraient preuve, au mieux, d’une indifférence coupable à l’histoire en souhaitant faire abstraction des tensions sociales et politiques qui forment l’histoire humaine, au pire exprimeraient des vues réactionnaires en prônant le rétablissement des saines hiérarchies morales, et dans tous les cas valoriseraient des œuvres d’une séduction trompeuse et commerciale, qui se tiendraient à distance de tout intérêt pratique et de tout projet d’émancipation politique. Alexander Alberro, qui a défendu cette thèse voici quelques années, estimait par ailleurs que l’accent mis sur la beauté avait pour effet sinon pour objectif de nier que « l’art est de plus en plus aujourd’hui en relation avec les idées et les pratiques dans la vie ordinaire. Dans cette perspective, le retour à un moment où cette distinction était claire relève là encore d’une forme de nostalgie et d’illusion, fonctionne comme le symptôme du malaise causé par ce brouillage des frontières, la tentative désespérée de restaurer un ordre esthétique mais aussi moral et politique plus rassurant en arrachant l’expérience de la beauté de son contexte ordinaire pour en refaire une catégorie exclusive du grand art. » (« Beauty knows no pain », Art Journal, vol. 63, n.2, 2004).
Que l’on soit ou non en accord avec cette thèse – qui pourrait faire l’objet d’une discussion au cours du séminaire –, l’idée que l’esthétique et la beauté ne sont pas à penser uniquement dans l’univers somme tout étroit du grand art (ou de l’art tout court) nous semble dessiner une piste pouvant mener assez loin la réflexion collective. Outre que l’art n’est pas réductible à la beauté et que la beauté ne saurait se réduire à l’harmonie des formes ou des facultés (elle peut aussi, et c’est d’ailleurs ainsi que nous la préférons, être convulsive, à la manière de Breton ou d’un certain nombre d’artistes contemporains que défend une revue d’art comme HEY!), la réflexion sur la beauté ne doit pas se limiter à une réflexion sur l’art, à quoi nous invite peut-être à l’excès toute la tradition intellectuelle qui dérive de Kant puis de Hegel. Dans leur souci de donner la prééminence à un certain type d’activité de l’esprit humain, ces deux philosophes ont en effet relégué dans un ordre de valeur bien inférieur les beautés de la nature mais aussi les arts appliqués ou encore l’esthétique ordinaire qui peut constituer notre environnement immédiat, en ville comme dans les campagnes ; autant de réalités qu’une méditation contemporaine sur la beauté se doit nécessairement d’inclure. Dans le même ordre d’idées, une discussion sur la beauté qui ferait l’économie d’une réflexion sur la façon dont une société donnée pense, traite, valorise (ou non) le corps humain passerait à côté d’une dimension essentielle de la question. La beauté corporelle est devenue centrale dans nos imaginaires, notre économie (financière aussi bien que libidinale), notre fonctionnement social, pour le meilleur (le souci de soi et de l’autre) et pour le pire (la tyrannie des apparences) qu’il s’agit de penser ensemble, ce qui renvoie à l’ambiguïté et à l’ambivalence par quoi nous ouvrions cette présentation. Cette histoire de la beauté corporelle – qui croise bien sûr à plus d’un endroit celle de la beauté artistique – révèle certaines propriétés ontologiques de la beauté qui contredisent en certains points la définition kantienne : rien de moins universel et nécessaire, rien de plus mouvant dans le temps et relatif dans l’espace que cette beauté-là. Au-delà de la force des normes esthétiques imposées par les médias, ce qui frappe l’oeil de l’observateur, c’est l’essentielle historicité de ce que nous tenons spontanément et à tort pour invariant et universel.
Mais à son tour, l’attention que nous devons à la beauté corporelle risque de nous entraîner sur la voie d’un exclusivisme mutilant : toute la beauté ne relève pas du visuel – il est d’autres prestiges « rythme, parfum, lueur » ! et il faudra réfléchir aux autres sens qu’elle engage – et même, sans doute, ne relève pas seulement du sensuel : on parle de beauté intérieure, les chrétiens de beauté de l’âme et d’autres notions voisines semblent renvoyer à cette beauté invisible pour l’oeil mais qui dépasserait infiniment celle que nous pouvons percevoir. Il faudra interroger ce topos, de même qu’il faudra interroger les rapports entre le Beau et d’autres concepts qui peuvent lui être associés (le Vrai, le Juste, le Bon), questionner les effets de la beauté (la beauté qui écrase, humilie, séduit dangereusement ou la beauté qui sauve, qui guérit, qui exalte), mettre en rapport des domaines d’expérience différents (les arts et les sciences, la santé, l’industrie de la beauté, le design et la mode…), comparer dans le temps (une histoire de la beauté) et dans l’espace (une géographie et une anthropologie de la beauté), parmi d’autres axes possibles de cette réflexion.
L’ambition est grande, elle sera forcément en partie déçue, mais du moins nous inspire-t-elle assez pour oser aborder de front, entouré d’une compagnie choisie, cette grande et redoutable énigme qu’est la beauté, en un lieu habité par elle depuis toujours.

Bibliographie indicative :

BEECH David (ed.), Beauty. Documents of Contemporary Art, London, White Chapel Gallery, 2009.
CHENG François, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2008.
DANTO Arthur, The Abuse of Beauty : Aesthetics and the Concept of Art, Chicago, Open Court, 2003.
ECO Umberto (dir.), Histoire de la beauté, Paris, Flammarion, 2004.
KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, 1790, traduction Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993
La Beauté, catalogue, réunissant trois expositions dont « La Beauté in Fabula », ouvrage collectif, Paris, Flammarion, 2000.
PEPIN Charles, Quand la beauté nous sauve. Comment un paysage ou une oeuvre d’art peuvent changer nos vies, Paris, Laffont, 2013.
STENDHAL, Histoire de la Peinture en Italie, 1817, Paris, Editions Gallimard, Folio Essais, 1996.
Qu’est-ce que le Beau ?, ouvrage collectif, Paris, Laffont Presse, 2010.

LM