Sorties culturelles

Bonsoir,

voici quelques jours que j’attendais… le bon jour pour faire état de deux publications qui me tiennent particulièrement à coeur. Je trouve enfin le moment de le faire, vite, vite, la première publication aura bientôt une semaine d’âge.

Je commence néanmoins par celle qui est encore à venir. Dans quelques semaines sortira à la Documentation française le livre collectif que j’ai eu le plaisir et l’honneur de co-diriger avec mes collègues Vincent Martigny et Emmanuel Wallon sur les années Lang. Réunissant une cinquantaine de chercheurs de toutes disciplines, cet ouvrage s’intéresse à la politique culturelle menée dans les années 1980 et 1990 par Jack Lang et ses équipes mais, plus largement encore, aux rapports entre culture et politique durant ces années où « la gauche essayait ». Cet ouvrage sortira au moment où sera célébré le quarantième anniversaire de la « grande alternance », quand la gauche socialiste et communiste, dans le sillage de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, parvint au pouvoir et tenta d’en user pour « changer la vie ». Réussit-elle totalement? Evidemment pas. Echoua-t-elle complètement? Pas davantage. Elle vit nombre de ses espérances ou de ses illusions se fracasser sur le mur du réel. Mais elle parvint aussi à changer significativement l’ordre des choses dans quelques domaines. La culture fut de ceux-là, comme le livre, à rebours des pamphlets rapides de quelques essayistes sur le sujet, le démontre. On pourra compléter la lecture avec celle du recueil de textes de Jack Lang que publie Frédéric Martel dans la collection Bouquins.

CP Les années Lang

Autre sortie culturelle à signaler, celle du deuxième numéro de la Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècles. Vous pouvez la trouver à cette adresse : https://revues.mshparisnord.fr/rhc/

Le dossier de ce numéro est consacré à l’histoire culturelle des relations entre Juifs et Arabes en Palestine/Israël du XIXe au XXIe siècles.

Par ailleurs la rubrique « Epistémologie en débat » de ce numéro s’intéresse aux libertés académiques, qui seraient selon certains menacées voire malmenées par les agissements d’individus et de groupes aux idéologies pernicieuses. J’ai voulu y voir plus clair dans ce débat passablement obscur. C’est l’occasion pour moi de publier une version légèrement différente de l’article sur les « savoirs situés » que j’ai proposé dans le cadre de ce débat. Le voici.

Les savoirs situés représentent-ils une menace pour l’Université française? Quelques réflexions d’un historien « universaliste » sur les études culturelles
Par Laurent Martin

Sale temps sur l’Université française. Avant que la crise sanitaire et les mesures prises pour la juguler ne placent nos établissements sous cloche, plusieurs tribunes et contre-tribunes, parfois assorties de pétitions et de contre-pétitions, publiées dans la presse généraliste témoignaient d’un climat délétère qui pouvait légitimement inquiéter ceux qui défendent le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je ne fais pas ici allusion aux protestations qui ont accueilli le projet de loi sur la programmation de la recherche, loi promulguée le 24 décembre dernier et qui reste controversée ; je parle des prises de position publiques et collectives contre la « censure » et « l’obscurantisme » à l’Université, contre les atteintes aux « libertés académiques », ou contre « l’emprise de la pensée décoloniale ». Rappelons les plus récentes.
Le 28 novembre 2018, quatre-vingts intellectuel.le.s (parmi lesquel.le.s Pierre Nora, Marcel Gauchet, Dominique Schnapper ou encore Mona Ozouf) signent une tribune dans Le Point dénonçant la « stratégie hégémonique du décolonialisme » ; la plupart se retrouvent un an plus tard pour signer l’ « appel des cent » publié dans Le Monde (4 novembre 2019) invitant les présidents d’université à refuser que leurs établissements « soient monopolisés par les adeptes de l’obscurantisme ». Cet appel fait suite à l’annulation d’une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski à Bordeaux, mais aussi d’un séminaire sur la « radicalisation » qui devait se tenir à l’université de la Sorbonne / Paris 1. Dans les deux cas, il s’agissait de décisions prises par les chef.fe.s d’établissement à la suite de pressions exercées par des représentant.e.s du personnel et de syndicats étudiants. Des épisodes que l’association Vigilance Université, née en 2016, ajoute à ceux qu’elle avait déjà recensés et dénoncés dans une tribune publiée par Libération le 15 avril 2019. On retrouve plusieurs des signataires de ces diverses tribunes et pétitions à l’origine d’un nouveau texte, le 31 octobre 2020, publié dans Le Monde après l’assassinat de l’enseignant Samuel Baty, dénonçant le « déni de l’islamo-gauchisme » dans lequel s’enfermerait une partie de l’Université française, faisant écho à des propos similaires tenus par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et relayés par la suite par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. À quoi ont réagi, d’une part, un collectif de revues de sciences humaines et sociales déniant tout rapport entre les études sur l’intersectionnalité menées à l’Université et le terrorisme islamiste, d’autre part, la conférence des présidents d’université, lesquels récusent également l’amalgame opéré par les ministres (qui vont plus loin que Manuel Valls déclarant en 2015, lui aussi à la suite d’attentats sanglants, en avoir « assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé »). Une autre tribune assortie d’une autre pétition, signée par plus de deux mille enseignant.e.s et chercheur/euse/s et publiée dans Le Monde le 4 novembre 2020, dénonce quant à elle la « police de la pensée » que des députés sont accusés de vouloir mettre en place à l’Université sous couvert de lutter contre la radicalisation. La mission confiée au CNRS par Frédérique Vidal d’ « enquêter » sur la réalité de l’ « islamo-gauchisme » à l’Université a soulevé un tollé et suscité une pétition appelant à la démission de la ministre.
Toutes ces tribunes et pétitions (et bien d’autres que je n’ai pas citées, parmi lesquelles le texte publié dans Le Monde le 25 septembre 2019 par un collectif de quatre-vingts psychanalystes dénonçant « l’emprise de la pensée décoloniale » qui « s’insinue à l’université et menace les sciences humaines et sociales ») témoignent des inquiétudes et des conflits qui traversent l’Université française aujourd’hui autour des rapports entre savoirs et pouvoirs. On pourrait les analyser au prisme des transferts culturels et politiques (l’Université française étant parfois présentée, en particulier par celles et ceux qui dénoncent la pensée décoloniale et la politique des identités, comme menacée par une forme pernicieuse d’ « américanisation », les catégories et les enjeux étant réputés venir d’outre-Atlantique) ou à celui des émotions et des controverses intellectuelles dont l’Université est coutumière depuis, au moins, les années 1960 (et se réjouir, paradoxalement, de la vigueur des débats qui l’animent de nouveau après une longue période de léthargie), étudier les listes de signataires et en établir le profil socio-politique, documenter les cas réels ou ressentis de « censure », se demander ce que sont exactement ces « libertés académiques » supposément menacées.
Je propose une autre approche, qui consiste à réfléchir sur la nature indissociablement épistémologique et politique des savoirs qui sont en cause dans ces débats. En effet, ce qui est souvent dénoncé par les détracteur/trice/s de la « pensée décoloniale » (en réalité plus diverse que ne le laisse entendre ce vocable simplificateur) mais aussi des « études culturelles » qui ne sont pas la simple traduction francophone des multiples studies qui se disputent le marché universitaire étatsunien, c’est le caractère outrageusement militant de ces « savoirs situés » qui récusent toute idée de science universaliste ou de neutralité axiologique. Défendant, pour ma part, cet idéal exprimé au début du XXème siècle par Max Weber, mais impliqué depuis plusieurs années dans le dialogue avec les cultural studies et leurs avatars post- et dé-coloniaux (avec lesquels, cependant, elles ne sauraient être confondues), j’ai souhaité interroger la notion de « savoir situé » et voir dans quelle mesure ces savoirs positionnés et engagés représentent une menace ou une chance – l’un n’excluant peut-être pas l’autre – pour la recherche et l’enseignement au sein de l’Université.

Rappelons d’abord ce que l’accent actuel mis sur le « décolonialisme » ferait presque oublier : la notion de « savoir situé » trouve son origine dans les études féministes. Plus précisément, dans les travaux de deux philosophes féministes étatsuniennes, Donna Haraway et Sandra Harding. Dans Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, la première dénonce le « réductionnisme » dont se rend selon elle coupable la science dite « universaliste » lorsqu’elle impose un seul langage, une seule norme pour rendre compte du réel, une univocité qui traduirait la domination du point de vue masculin ; non seulement, relève-t-elle, les femmes ont été historiquement exclues ou marginalisées dans les instances de production et de direction des sciences, mais les enjeux éthiques et politiques des sciences ont été systématiquement niés au profit d’une vision idéalisée et faussement innocente d’une science pensée comme « système global ». Et d’appeler à multiplier les points de vue, à imaginer d’autres mises en récit, contre-hégémoniques, y compris en s’inspirant de la science-fiction, afin non seulement de critiquer capitalisme et patriarcat, mais aussi les politiques de pouvoir qui dominent la science actuelle. De son côté, Sandra Harding défend la légitimité d’un « point de vue » féministe sur le réel que Maria Puig de la Bellacasa, qui s’en inspire, définit ainsi : « le standpoint feminism est connu comme une mise en théorie explicite de la valorisation par le féminisme des expériences des femmes dans le but de transformer les savoirs et les sciences ». Contre ce qu’elle présente comme l’illusion d’un regard neutre et désintéressé, Harding défend non seulement la nécessité de demeurer à l’écoute des positions multiples mais, plus encore, la légitimité d’un point de vue par définition toujours partiel, trouvant dans l’expérience vécue la perspective à partir de laquelle un accès au réel se trouve mieux assuré. Et davantage que la légitimité : la supériorité, Harding estimant que se positionner en tant que féministe produit un savoir plus vrai ou plus fiable, une objectivité plus forte parce que prenant en compte les impensés du savoir, les biais personnels par lesquels le réel se trouve abordé dans toute recherche scientifique.
Ce raisonnement peut s’étendre (est, de fait, étendu) à toutes les minorités « dominées » dont les chercheurs/ses qui en sont issu.e.s peuvent se prévaloir de ce « privilège épistémique » (fréquemment opposé à l’ « arrogance épistémique » dont feraient preuve les tenant.e.s d’une science universaliste) que Haraway et Harding reconnaissent aux femmes. Le fait d’appartenir à une population ayant fait l’expérience de la domination (du côté des dominé.e.s, bien entendu) ne suffit d’ailleurs pas : encore faut-il avoir pris conscience de cette condition minoritaire et l’avoir intégrée dans sa démarche de recherche. La critique de la neutralité axiologique et de l’objectivité universaliste se retrouve ainsi sous la plume d’un certain nombre d’intellectuel.le.s écrivant « du point de vue » de leur identité revendiquée de Noir.e, d’Afro-descendant.e, etc. Le concept d’intersectionnalité, traduction épistémique de la « convergence des luttes » dans le champ politique, permet d’associer les différentes expériences vécues de la domination, de montrer les caractères communs de ces expériences et de proposer des cadres collectifs de résistance à cette domination. L’apport des féminismes décoloniaux, par exemple, avec notamment la notion de « colonialité de genre », est l’une des traductions de cette intersectionnalité. Celles et ceux qui se réclament de ces courants de recherche considèrent qu’il s’agit là d’un tournant éthique et politique des savoirs.
Ce « tournant » est-il si nouveau? Après tout, la contestation de l’objectivité scientifique et de la neutralité axiologique ne date pas d’hier. L’idée d’un privilège épistémique avait déjà été énoncée par Marx et Engels à propos du prolétariat au XIXème siècle. Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron avaient critiqué l’histoire « objective » et « scientifique » des historiens positivistes dans les années 1950. Paul Veyne et Michel Foucault avaient été plus loin, récusant toute idée de savoir objectif au profit d’une vision nécessairement partielle, d’une « perspective » au sens nietzschéen du terme qui, par une sorte d’ironie de l’histoire intellectuelle, rejoint le « point de vue » des féministes. Et la pensée critique des rapports entre savoirs et pouvoirs était devenue chose banale durant le « moment 68 », que ce soit pour vanter les mérites du prolétariat ou défendre des identités et des savoirs engagés dans les luttes pour la reconnaissance des droits des femmes ou des homosexuel.le.s.
Peut-être ce qui particularise l’époque actuelle est-il la montée conjointe de revendications identitaires par des collectifs politiques, le relais intellectuel et institutionnel que ces revendications trouvent à l’Université, la mise en crise ou au moins en question des habitudes de pensée et d’action qu’ils provoquent, et le sentiment d’inquiétude qu’éprouvent beaucoup de ceux et de celles qui ne se reconnaissent pas dans ces luttes ou estiment que l’Université n’est pas le lieu où celles-ci devraient s’exprimer. Ce qui est relativement nouveau aussi est que la discussion sur les questions raciales ou genrées est de plus en plus animée par des personnes qui ont vécu l’expérience sociale de la discrimination ou de la condition minoritaire ; ce qui était assez largement extérieur à l’Université se discute aujourd’hui en son sein. Et c’est de l’Université que s’élèvent désormais les appels à « décoloniser » les arts ou les savoirs (quoique les prémices puissent en être trouvées dès les années 1950, voire plus anciennement encore), c’est-à-dire à forger de nouvelles catégories de pensée affranchies de l’héritage occidental, qui soulèvent toute une série de questions là encore indissociablement épistémologique et politiques.

Plutôt que de céder à une quelconque panique morale ou intellectuelle, mieux vaudrait, comme y invite Eric Maigret, s’interroger calmement sur les « gains et les coûts » qui sont attachés au fait de ne plus revendiquer le principe de neutralité axiologique ou de science universaliste. De mon point de vue, les gains ne sont pas négligeables. La science universaliste a effectivement tendance à rejeter comme dépourvus d’intérêt, en tout cas de scientificité, les savoirs nés des expériences vécues ; prendre en compte ces expériences, leur faire droit et place au sein de l’ensemble des savoirs ne me paraît pas en soi scandaleux. Nous pouvons attendre de la part de ceux et de celles qui vivent un certain type de situation (pas forcément minoritaire et dominée, d’ailleurs) des gains appréciables d’intelligibilité, comme le montrent les expériences menées en milieu médical. Ce n’est pas faire preuve de démagogie que de souhaiter et de saluer une recherche plus inclusive (dont l’écriture du même nom est l’une des manifestations, laquelle représente il est vrai un « coût » non négligeable en termes de style et de signes). Je trouve également bienvenue et utile l’attention réflexive et corrective portée sur les mécanismes sociaux de production et de diffusion scientifiques, ainsi que sur les biais de toute nature qui empêchent d’avoir une vision totale d’un objet quel qu’il soit (l’innocence épistémologique n’est aujourd’hui plus de mise et c’est tant mieux). Comme l’énonce de son côté Fabien Granjon (en réponse à Eric Maigret), « l’utilité de la posture réflexive tient au fait qu’elle permet de porter au jour, pour partie, le « lieu » à partir duquel le travail d’objectivation du chercheur prend forme. Aussi le propre de la science critique n’est-il pas l’objectivité, mais la possibilité de relativiser le point de vue qu’elle mobilise, de rompre avec l’illusion d’une pensée dégagée de tout engagement et de situer relationnellement son propre point de vue par rapport aux autres. » La réflexivité comme forme de « vigilance épistémologique » me semble de bonne méthode dans son principe. De même, les appels à pluraliser les points de vue, à décloisonner les champs de recherche, à échapper à certaines pesanteurs disciplinaires et institutionnelles, à inventer aussi d’autres formes narratives pour enrichir notre vision et nos restitutions du réel m’apparaissent comme autant d’avancées potentielles. Et, sans réduire la recherche à cela, je ne trouve pas illégitimes par principe des travaux qui visent explicitement à aider à l’émancipation intellectuelle et politique de telle ou telle population en aidant à accroître le degré « d’agentivité » de ses membres. Bien plus, la présence plus grande que par le passé de personnes racisées (i.e. perçues ou se percevant comme appartenant à une « race » entendue comme construction sociale) ou de femmes dans des positions de pouvoir académique, outre qu’elle répond à une demande légitime de justice et d’égalité sociales, me semble de nature à diversifier heureusement les points de vue qui s’y expriment.

Reste que bien des questions posées par la notion même de « savoir situé » demeurent aujourd’hui sans réponse satisfaisante à mes yeux, et qu’une « critique de la critique » me paraît non seulement possible mais souhaitable. Je laisse de côté, même s’ils sont préoccupants, les appels à la censure, au boycott ou à l’entre-soi lancés par des représentant.e.s souvent auto-proclamé.e.s de telle ou telle communauté dans des lieux qui devraient rester ouverts et disponibles au débat le plus large. Ce sont là des manifestations de sectarisme qui restent, quoi qu’on en dise, relativement limitées en nombre. Pour m’en tenir au strict plan des coûts épistémologiques, l’idée selon laquelle on ne pourrait valablement parler d’un objet, d’un champ, d’une population, d’une pratique que si l’on peut faire état d’un rapport intime, personnel et militant à ces réalités me paraît hautement contestable ; le renversement de l’ « arrogance » en « privilège » épistémique ne supprime pas le problème de la monopolisation du savoir, il se contente de l’inverser, réservant aux femmes le droit de parler des femmes, aux Noir.e.s de parler des Noir.e.s, etc. La nécessaire explicitation du point de vue qui est celui du chercheur ou de la chercheuse ne vaut pas affirmation de supériorité de ce point de vue ni disqualification de celui ou de celle qui se placerait en position d’extériorité vis-à-vis de son objet (parler « sur » les autres n’équivaut pas à parler « au nom » des autres). Comme j’ai pu l’écrire ailleurs en parlant des différences entre cultural studies et histoire culturelle, celle-ci, du moins quand elle est bien faite, ne prétend pas dire le bien ni le juste, encore moins se situer du côté du bien ou du juste. Elle vise – sans jamais espérer l’atteindre, bien entendu – un horizon de neutralité axiologique, peut-être illusoire mais, à sa façon, aussi heuristiquement fécond et nécessaire, me semble-t-il, que l’est le « savoir situé » pour les cultural studies. Il s’agit, à mon sens, non d’une manifestation d’un positivisme scientiste suranné mais d’un effort obstiné pour rendre compte d’un réel par nature plus complexe que les représentations intellectuelles ou idéologiques que nous nous en faisons. Cette suspension du jugement moral – l’histoire pourrait partager cela avec « l’art du roman » dont parlait Kundera, tout en s’en distinguant par son ambition de faire science – permet seule au chercheur ou à la chercheuse d’aller réellement contre ses propres biais, préjugés et engagements, elle évite le risque d’être pensé par son objet plutôt que de le penser, et oblige celui ou celle qui travaille sur un objet, y compris et même surtout quand celui-ci charrie des représentations polémiques, de faire entendre et saisir la pluralité des voix, des points de vue, des perspectives, en se refusant la commodité (et la bonne conscience) de choisir entre ces perspectives. C’est là, après tout, rejoindre l’une des idées-forces défendues par des chercheuses comme Donna Haraway ou Sandra Harding, celle d’une objectivité rendue plus forte par la prise en compte des multiples interprétations qui peuvent être faites d’un même fragment de réel.
Pour le dire autrement, si l’auteur/trice ou le/la chercheur/se doit bien sûr prendre en compte son propre statut, sa position sociale, sa trajectoire personnelle et avoir conscience des biais que ceux-ci induisent sur sa recherche, cet effort indispensable de réflexivité ne signifie pas assignation identitaire (ce n’est pas parce que je suis un homme blanc hétérosexuel d’âge mûr appartenant à la classe moyenne que je dois prendre fait et cause pour cette population ni être considéré comme son porte-parole), ni qu’il/elle doive se substituer au destinataire de sa recherche dans la qualification en valeur des faits qu’il rapporte et interprète. Cette position épistémologique entraîne deux refus : « d’accorder un primat moral quelconque à la recherche sur le dominé au seul motif qu’il l’a été » ; et de disqualifier un.e chercheur/se ou une recherche en raison de leur éloignement supposé avec leur objet ou de leur inutilité pratique pour quelque cause que ce soit. Certes, le mouvement inverse – refuser a priori toute valeur scientifique à un travail qui serait produit en relation étroite avec un objet ou un champ donné ou à des fins de lutte politique – serait tout aussi préjudiciable au progrès de nos connaissances, et nombre de chercheurs/ses qui travaillent sur les questions de genre et/ou de race dénoncent à juste titre l’illégitimité qui frappe encore leurs travaux ou leur personne dans le champ académique français ; mais la valeur d’une recherche ne saurait dépendre, à mes yeux, ni de l’implication personnelle du chercheur ou de la chercheuse, ni des effets éventuellement positifs que cette recherche peut entraîner pour le champ ou la communauté qu’il ou elle étudie.

On l’aura compris, je n’emboîterai pas le pas de Jean-François Bayart parlant du « carnaval académique » que constituent, à ses yeux, les études postcoloniales (et, ajouterai-je, décoloniales) ; s’il est vrai que l’on peut critiquer la lecture judiciaire et symptomale de certains des travaux qui s’en réclament, l’essentialisation et l’homogénéisation des réalités qu’ils construisent plutôt qu’ils ne décrivent (avec ces grandes notions jamais vraiment interrogées que sont, par exemple, l’Occident ou le Capitalisme), les effets d’aubaine médiatique et l’instrumentalisation des indignations dont ils profitent, la fragilité de leurs fondements empiriques, leur postulat d’une reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du phénomène colonial, on peut opposer à ces critiques, comme l’a d’ailleurs fait Laetitia Zecchini, nombre d’arguments et de contre-exemples convaincants. Quant à moi, je plaiderai plutôt pour une « vigilance » accrue, tant à l’égard des biais de tous ordres qui entravent notre désir et notre capacité de traiter en pleine lumière d’un objet quel qu’il soit et quel que soit le rapport personnel et social que nous entretenons avec lui, qu’à l’égard des entraves qui pourraient venir de l’intérieur comme de l’extérieur de l’Université limiter notre droit et notre liberté « à en connaître ».

LM

 

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