Entre sourires et larmes (bis)

Bonsoir,

les semaines se suivent et se ressemblent un peu trop, hélas. De nouveau, l’esprit hésite entre deux sentiments contradictoires.

Joie d’abord devant le lancement officiel de la Revue d’histoire culturelle, que nous avons portée sur les fonts baptismaux il y a quinze jours, lors du congrès annuel de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle et qui a fait ses premiers pas – déjà! l’enfant est précoce, elle ira loin – cette semaine, dévoilant ses premières « pages » à ses premiers lecteurs.

Si vous voulez les rejoindre, tapez simplement cette adresse dans votre navigateur habituel : https://revues.mshparisnord.fr/rhc/

La RHC, comme l’école selon Jules Ferry, est gratuite, sans doute laïque, mais pas (encore) obligatoire. En accès libre, elle propose un vaste échantillon des curiosités de l’histoire culturelle à la française, en attendant de s’ouvrir aux plumes étrangères, ce qui ne manquera pas d’être fait dans les numéros à venir.

Comme toute bonne revue universitaire, la RHC comporte un dossier, que j’ai coordonné pour ce premier numéro avec ma complice Evelyne Cohen. En écho au thème des Rendez-vous de l’histoire de Blois cette année – Gouverner – nous nous sommes interrogés sur le fait de savoir si la culture pouvait aussi servir à gouverner. A vrai dire, le point d’interrogation que nous avons placé à la fin de notre titre est une coquetterie : évidemment, oui, la culture sert à gouverner, entre autres fonctions qu’elle a remplies dans l’histoire.

Voici le court article de présentation du dossier, que nous avons eu l’occasion de présenter hier à Blois lors d’une table ronde qui, comme il est d’usage, était plutôt rectangulaire (en l’espèce, une tribune d’amphithéâtre devant un auditoire ma foi bien fourni, n’en déplaise au covid).

« On n’y pense pas toujours – et rarement en premier lieu : la culture, ça sert aussi à gouverner. Comme Malraux ajoutant, à la fin d’un célèbre discours reconnaissant la valeur artistique du cinéma, qu’il était « par ailleurs » une industrie – le codicille pouvant apparaître à certains égards comme plus important que l’énoncé principal –, on pourrait affirmer que la culture sert à créer, à communiquer, à comprendre le monde ou soi-même, à mieux vivre, à se donner une identité ou à se distinguer des autres – et qu’elle est par ailleurs un moyen de gouvernement. Si nous sommes réticents à l’envisager d’emblée, c’est parce que nous avons tendance à penser que la culture – ou l’art, avec quoi elle est souvent confondue – ne devrait servir à rien d’immédiatement profitable, qu’elle devrait être dégagée de toute instrumentalisation sociale, économique ou politique, et que c’est même la définir dans son essence que de lui dénier toute utilité directe ou pratique ; ou alors, s’il faut vraiment qu’elle soit bonne à quelque chose ou à quelqu’un, que ce soit à l’épanouissement de l’individu ou à l’émancipation du genre humain, qu’elle soit utilisée, et même mobilisée pour donner à tous, et d’abord aux plus faibles, les moyens de contester l’ordre établi. L’art pour l’art ou l’art social ; la culture pour rien ou pour armer les esprits contre les pouvoirs, à la bonne heure ! Mais, gouverner, vraiment ?

Vraiment. Les pouvoirs, en particulier celui qui a charge, ou privilège, d’administrer la chose publique, ont tôt entrevu tous les dangers potentiels de la culture mais aussi tous les avantages qu’il pouvait y avoir à la contrôler (version autoritaire) ou à l’orienter (version libérale). Le gouvernement des hommes n’étant pas l’administration des choses, ce que reconnaissait volontiers le comte de Saint-Simon, à qui l’on fait souvent dire le contraire, la culture est une arme de choix dans la panoplie de tout dirigeant (même et surtout pour celui qui sort son revolver au seul énoncé de ce mot), lequel veillera à fournir à sa population un décorum, des spectacles, un imaginaire et une imagerie, des ressources de sens, voire, dans les cas les plus systématiques, une idéologie et un art officiels ; il limitera l’expression de la contestation, jusqu’à l’interdire par la censure, dans le même temps qu’il vantera les mérites de son action par des formes plus ou moins ouvertes de propagande ; il usera tour à tour de la subvention, de la réglementation, de la labellisation… et dans certains cas de la coercition voire de la violence ; il s’appuiera sur les sciences et les savoirs, sans perdre de vue ni les arts ni les lettres, ni l’éducation ni les médias, étant entendu que la culture peut s’entendre au sens le plus large et que son administration comme ses acteurs peuvent s’envisager à toutes les échelles, du local au global. Symbolique du pouvoir et politique de la culture apparaissent ainsi étroitement liées sans coïncider tout à fait et sans éclipser d’autres instances – du religieux à l’économique. »

Pour ma part, j’ai tenté dans un article à la fois trop long et trop court de présenter la conception qu’ont eue de la culture et de son utilisation à des fins politiques trois « couples » célèbres, Charles de Gaulle et André Malraux, Georges Pompidou et Jacques Duhamel, François Mitterrand et Jack Lang. Où comment, malgré la sophistication croissante de ce que l’on a nommé, à partir des années 1960, la « politique culturelle » et la neutralisation tendancielle de ses enjeux politiques et sociétaux qui en a découlé, est demeurée intacte une approche à la fois personnelle, politique et affective de la culture qui l’apparente davantage à un art de gouvernement plutôt qu’à une science de l’Etat – ce qu’elle est aussi, par ailleurs.

Revenant, une nouvelle fois, sur l’action de Jack Lang en tant que (grand) ministre de la Culture, mes lignes me ramènent vers ces années où je travaillais sur les archives qu’il venait de déposer à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, l’IMEC – et, par là, à la figure d’Olivier Corpet, qui fut à l’origine de cette institution unique en France, et qui vient de s’éteindre, cette semaine, à l’âge de 71 ans, après un long combat contre une saloperie de maladie.

(photo Olivier Dion pour Livres Hebdo)

Olivier Corpet, que je ne connaissais pas au début des années 2000, m’avait accueilli à bras ouverts dans cet Institut , qu’il avait fondé avec quelques complices en 1988. Il l’avait installé dans une ancienne abbaye des Prémontrés, l’abbaye d’Ardenne, tout à côté de Caen, restaurée avec l’appui de la Région et du ministère de la Culture. Là, au milieu des champs, s’édifia sous mes yeux un lieu assez exceptionnel de conservation et de valorisation de collections d’écrivains, d’artistes et d’éditeurs qu’Olivier et ses amis – Albert Dichy, André Derval, Nathalier Léger, entre autres – avait patiemment rassemblées pour le plus grand bonheur des chercheurs, français et étrangers, qui vinrent à Ardenne chaque année plus nombreux.

Olivier Corpet, à l’automne 2001, cherchait quelqu’un pour inventorier et classer le fonds Jack Lang fraîchement arrivé à l’abbaye d’Ardenne. Et, si ma mémoire est bonne, c’est Pascal Ory qui suggéra mon nom au directeur de l’IMEC.  Au bout de trois mois – trois mois d’hiver, passés sous la charpente craquante au vent du nord-ouest d’un bâtiment qui n’était pas encore restauré – je n’avais guère classé que trois caisses. Il m’en restait environ 497. Après discussion, nous convînmes de la nécessité de changer de méthode et d’opter pour un classement par grandes masses. Dès lors, la cadence s’accrut considérablement et, trois ans plus tard, la majorité des caisses avaient été vidées, leur contenu classé et reconditionné, même si je n’eus pas le temps de faire un inventaire informatisé. En dépit de ces difficultés, je garde un très bon souvenir de cette période et des gens que j’ai été amené à côtoyer, archivistes, techniciens, responsables du Centre culturel ou encore chercheurs qui venaient parfois du bout du monde pour travailler sur tel ou tel fonds et avec lesquels j’aimais à discuter, le soir venu, dans le réfectoire sonore de l’abbaye.

J’aimais aussi discuter avec Olivier, qui était un homme très fin, excellent connaisseur de l’histoire intellectuelle française du dernier demi-siècle et qui se montra avec moi et avec d’autres d’une grande disponibilité et d’une grande générosité.

C’est lui qui me souffla l’idée de transformer ce travail archivistique en livre. Il est vrai qu’au fil des mois et des années passés à classer les archives de Jack Lang, à raison de deux semaines par mois, j’étais devenu par la force de choses un assez bon connaisseur non seulement de sa vie ou du moins de sa carrière d’homme public, mais aussi des questions de politique culturelle telles qu’elles se posent depuis le début de la Ve République. J’étais assez excité par l’idée de travailler un matériau arraché de si fraîche date à l’actualité et à l’action politique, même si je discernais les dangers et les difficultés qu’il y avait à tenter la biographie d’un vivant, qui plus est toujours actif et n’ayant renoncé à rien (en 2007 encore Jack Lang déclara sa candidature à l’élection présidentielle) ; mais cela ne me semblait pas interdire en principe une telle tentative. Mieux, certaines de ces difficultés pouvaient se révéler des atouts méthodologiques, comme je tentai de le démontrer dans l’introduction de mon livre qui parut en 2008 aux éditions Complexe sous le titre Jack Lang, une vie entre culture et politique.

Je suis resté quatre ans détaché à l’IMEC et je ne repense pas à ces années de labeur sans une certaine nostalgie. Et je pense à Olivier Corpet, avec qui je me suis si bien entendu, alors, et depuis, même si nous nous étions perdus de vue ces derniers temps. Où qu’il soit à présent, qu’il trouve dans ces lignes l’expression de ma vive, de ma profonde gratitude.

LM

PS : l’excellente Geneviève Gentil, ancienne secrétaire générale du Comité d’histoire du ministère de la Culture et trésor vivant de l’histoire de ce ministère, me rappelle aujourd’hui dans un mel que c’est par le travail accompli alors à l’IMEC sur les archives Lang que s’amorça notre amitié ; le travail commun sur la loi sur le prix unique du livre, qui donna lieu à une publication aux éditions de l’IMEC en 2006, amorça une collaboration entre l’IMEC et le Comité d’histoire du ministère de la Culture, dont je devins membre par la suite.

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