Bonjour,
j’espère que vous avez apprécié les derniers textes publiés sur ce blog, issus de l’excellentissime revue HEY! dans sa version Deluxe. En voici un autre, dont la première parution date de septembre 2019, dans le numéro 8 de la revue (Deluxe # 4 saison 2). Il est un peu plus personnel que les précédents, amorce d’une évolution qui ne s’est hélas (ou tant mieux?) pas poursuivie.
« Un milliard de poupées, et moi et moi et moi…
Barbie fête cette année ses soixante ans. Icône de la société de consommation américaine – c’est la reine du shopping -, symbole de l’aliénation de la femme pour certain.e.s, de son émancipation pour d’autres, elle a en tout cas su évoluer tant dans ses rôles sociaux et professionnels que dans son apparence puisque ses divers avatars reflètent aujourd’hui, adaptation au marché oblige, la diversité des phénotypes (la couleur de la peau) présents sur cette planète, davantage que ne le faisait la poupée blanche et blonde des années 1960. Ce qui ne change pas, ce sont les mensurations – improbables – et le message immuablement positif que cette poupée vendue à un milliard d’exemplaires à trois générations de petites filles ne cesse de faire passer. Image de la santé physique et morale inaltérable, Barbie est la chic fille toujours prête à s’amuser en prenant la vie du bon côté.
C’est cette positivité à la longue irritante que Mariel Clayton (publiée dans HEY! Saison 1, voir son site : http://www.thephotographymarielclayton.com/) s’amuse à détourner dans ses installations dans lesquelles Barbie s’adonne, sans se départir de son joli sourire, à des activités que n’avait pas vraiment prévues pour elle le fabriquant. Actrice porno, tueuse en série, droguée, la Barbie de Clayton est vraiment une bad girl qui mène la vie dure au pauvre Ken – nul message féministe cependant, selon l’artiste, seulement un message « égalitariste » qui interroge les rapports entre les hommes et les femmes, la vie de couple et l’insupportable mensonge du bonheur commercial.
L’intention de dynamiter l’ordre socio-sexuel est également explicite dans la série des « Barbitch » de Carmen Gomez (également publiée dans HEY! Saison 1), qui fabrique ses propres poupées vendues sous emballage dans des tenues affriolantes : diablesse, bonne soeur, cow-girl, les nichons et le sexe à l’air, comme pour mieux se moquer de cette mijaurée de Barbie, sans organes génitaux ni tétons.
Réfléchir aux usages sociaux et genrés de la poupée me replonge dans mes jeunes années où je jouais moi aussi à la poupée… Poupée virile, attention, rien à voir avec les Barbie de ma sœur ! Il s’agissait de figurines entièrement articulées, d’environ trente centimètre de hauteur, avec des mains agrippantes et des cheveux floqués. J’en possédais deux, dont l’un était barbu et l’autre avait les yeux (bleus) mobiles, grâce à une petite tirette implantée à l’arrière de son crâne. C’étaient des Action Joe. Je sais qu’il y eut aussi, dans cette collection créée par un fabricant français de jouets (Céji Arbois) sous licence américaine (Hasbro) des « filles terribles » (c’était le surnom que la marque donna à la première d’entre elles, Jane, une blonde aux yeux verts) mais je n’eus et ne voulus jamais que des hommes. Ceux-ci, en plastique dur, avaient de larges pectoraux, des bras et des jambes aussi musclés que le Tarzan de Burne Hogarth, des visages taillés à la serpe – de vrais héros, quoi, aux vies aventureuses qui nous faisaient rêver, nous autres mioches malingres coincés dans notre trop calme province française. Ils étaient militaires, agents secrets, aventuriers, ils grimpaient aux arbres, dormaient sous la tente, pilotaient des jeeps, des hélicoptères ou des chars d’assaut. Ils étaient vendus avec des accessoires à la beauté létale, fusils-mitrailleurs, coutelas, grenades, ainsi qu’avec des tenues à la finition soignée, le tout à des prix qui faisaient réfléchir nos parents à deux fois avant de nous les offrir. Entre copains, on se les prêtaient tout en enviant celui qui, plus gâté par ses vieux, pouvait chez lui jouer tout à loisir avec Bob, Tom, Sam et Oeil de Lynx. À nous voir habiller et déshabiller nos poupées, mon père rigolait (mais je le soupçonne de nous avoir un peu enviés, lui qui répétait qu’à son époque, pendant la guerre, il n’avait eu que des bouts de bois en guise de jouets et une orange à Noël). Ma sœur aussi, nous traitant bizarrement de « filles » au prétexte que nous jouions à la poupée, comme elle. Mais les nôtres n’avaient pas de seins en obus, pas de longs cheveux à coiffer, et, quant à l’entre-jambe, rien qu’un slip en plastique bleu qui ne cachait sans doute pas grand chose (mais les Barbie se révélèrent également assez décevantes de ce côté-là). Bref, nous répondions avec dignité que nous ne jouions pas à la poupée mais au soldat. Nuance qu’avait fort bien saisie Hasbro, qui avait banni de son vocabulaire-marketing le terme de « poupée » pour celui d’action figure.
Aujourd’hui, ces figurines sont devenues des objets de collection. Certaines se négocient très cher sur le marché de l’occasion. Les enfants devenus grands y jouent toujours, peut-être, mais se contentent plus probablement de les exposer derrière des vitrines, sans plus oser émettre les bruitages maison, splendides comme des onomatopées de bande dessinée, qui formaient la B.O. de leurs aventures, ni permettre à leurs enfants d’y toucher. Attention, souvenirs fragiles. Mais leurs enfants ont d’autres jouets, d’autres figurines, dont ils font à leur tour collection, PetShop (Hasbro, encore), Polly Pockets, Monster High – et bien sûr, les inusables Barbie, Playmobil et autres Lego. Il semble que l’humain ait un goût prononcé et qui ne disparaît pas forcément avec l’âge pour ces êtres inanimés faits à sa semblance. Il aime les faire parler et bouger, les habiller et les déshabiller, créer des décors, inventer pour eux des histoires. Chez certains individus, ce goût peut devenir envahissant et conduire à des comportements asociaux.
Écrivant cela, il me revient à la mémoire un curieux roman érotique et fétichiste fin-de-siècle (le XIXe), L’Homme aux poupées, écrit sous la double inspiration d’E.T.A. Hoffmann et d’Offenbach par deux auteurs se dissimulant sous le pseudonyme de Jean-Louis Renaud, et illustré par Jean Veber, peintre, graveur et dessinateur de presse, qui publia notamment dans Le Rire, Gil Blas et L’Assiette au beurre. Le roman met en récit la passion dévorante d’un homme, Menzel, pour des poupées, qui éclipsent à ses yeux les femmes réelles (l’une d’elles, furieuse d’être ainsi dédaignée, se vengera en détruisant les fétiches). Menzel est un homme que la réalité prosaïque a déçu ; il y a, dans ses silences, le souvenir d’anciennes trahisons infligées par ses semblables. Il a « sondé le mensonge de la vie » et s’en est détourné à jamais. Manifeste symboliste, L’homme aux poupées clame la supériorité de l’Idéal sur le Réel, du Rêve sur la Vie. Le réel et la vie peuvent être séduisants, ils apparaissent toujours, à la longue, décevants, étant le lieu et le temps du changement (moral : l’inconstance ; physique : le vieillissement), du conflit et, finalement, de la mort. Mieux vaut se tourner vers des réalités moins sujettes à ces maux. Les poupées sourient toujours, ne se refusent jamais, ne mentent pas, ne trompent pas, elles sont toujours disponibles et dociles. Sur elles, Menzel exerce un pouvoir absolu quoique bienveillant. Par elles, il accède à une forme supérieure car plus pure d’humanité. « Tous ces fantoches sont des êtres, plus intéressants même que tant d’autres qui nous entourent à notre insu, car ils sont de notre essence. (…) L’homme s’est trahi dans le pantin. Etudier les poupées des hommes, voilà le meilleur moyen de connaître l’homme. »
Avec ses poupées, Menzel joue, oui, mais gravement, comme un enfant qui croit aux histoires qu’il s’invente et prête à ses jouets des sentiments, une sensibilité qui sont la projection de ses désirs. Y compris sexuels, peut-être. Menzel a-t-il aimé une femme qui l’a trahi, est-il tombé amoureux de plusieurs femmes sans jamais oser les aborder? Peut-être a-t-il trouvé dans ses poupées des substituts qui n’offrent aucune limite à l’accomplissement de ses désirs ? Ou faut-il soupçonner un désir plus trouble encore, qui trouverait dans la poupée nue – mais « point charnelle », croient nécessaire de préciser les auteurs du roman –, au « corps d’enfant rose et potelé », aux « cheveux blonds de fillette » une image scandaleuse qu’il faudrait tenir à l’abri des regards culpabilisants, par exemple dans une « châsse » qui sacralise ce que cette passion pourrait avoir d’impur ?
On songe alors immanquablement – et les dessins de Veber constituent à eux seuls une puissante incitation à le faire – aux poupées pré-pubères de Morton Bartlett – cet autre Henry Darger, mais qui travaillait en trois dimensions – ainsi qu’à la poupée articulée de Hans Bellmer, que cet artiste appelait sa « fille artificielle ». Construite dans un contexte d’intense oppression à la fois familiale et politique – Bellmer se heurtant à la double figure répressive du père et de Hitler à partir de l’arrivée du second, admiré par le premier, au pouvoir – elle représenta l’instrument d’une libération ou, du moins, d’une transgression clandestine, en même temps que le support des fantasmes les moins avouables, comme, par exemple, ceux que lui inspirèrent sa cousine Ursula et, plus généralement, les adolescentes aussi belles qu’insaisissables qui se présentaient à sa vue. Comme le suggère Céline Masson, « la poupée a pu satisfaire à son besoin irrépressible d’échapper à la réalité telle qu’elle se présentait à lui et lui a permis de rejoindre le monde magique des inventions et du jeu ». A la fois objet d’art et objet sexuel, indissociablement – on le voit nettement dans les photographies qui accompagnent son livre Die Puppe, dédié à Ursula –, icône surréaliste et compagne d’une vie, symbole de l’innocence et jouet pervers, la poupée de Bellmer fut un moyen de faire œuvre à partir d’un désir torturant car condamné à l’insatisfaction, un moyen de transformer le fantasme en création plutôt qu’en symptôme et, somme toute, de guérir le mal par le mal, le poison par une forme atténuée, comme l’est un vaccin pour un virus.
(Les lignes sur L’Homme aux poupées sont en partie extraites d’un autre article, plus long, que j’avais publié dans la revue Sociétés et Représentations. Vous pouvez le retrouver à cette adresse :https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2015-1-page-209.htm)
La poupée, on le voit, interroge sur le genre et la sexualité ; mais elle peut aussi être le support d’une réflexion sur l’hybridation entre l’homme et l’animal (les lapins de Paul Toupet), sur la mort et l’impermanence (les poupées de Ludovic Levasseur) ou sur l’altérité et la monstruosité (les sculptures de Patricia Piccinini) ; dans la plupart des cas, la poupée renvoie à l’enfance et à l’inquiétante étrangeté du double que nous fabriquons pour jouer mais aussi pour penser notre rapport aux autres et à nous-même. »
Ludovic Levasseur
LM
Addendum : en 2004 avait paru le catalogue de l’exposition qui avait été organisée à la Halle Saint-Pierre sur le thème des poupées. En voici la présentation par l’éditeur du livre (chez Gallimard), Allen S. Weiss:
«Le choix d’une poupée est essentiel pour lui donner la vie. Mais pour l’enfant ce choix échappe à toute justification, d’où la liberté de rêver, d’où la puissance des jeux. Profondément, la poupée existe dans l’indicible ; elle est au cœur de ce qui nous inspire le désir de créer, rêver, jouer, voire écrire.
Comme ce qui lie l’enfant à sa poupée, ce livre se veut hors de tout didactisme. C’est pourquoi il donne à voir poupées rituelles, poupées d’artistes et d’écrivains, sans les présenter dans un rapport réflexif ou de commentaire, selon des choix à la fois intimes et hétérogènes ; ils sont forcément dissociés, puisque chacun vient d’un univers différent.
Nous ne nous sentons pas démiurges ; nous sommes, simplement, des passeurs de poupées et des révélateurs de fantasmes. Qu’elles soient éternelles ou éphémères, nous prenons le parti des poupées, pour pénétrer certains de leurs lieux secrets et subir l’épreuve de leur magie et de leur mystère. Idoles et icônes, monstres et merveilles, chaque poupée prouve l’existence des mondes parallèles. À leur suite, entrons dans ces mondes…»
Allen S. Weiss.







La poupée est un rite de passage presque inconscient que se partagent garçons et filles indistinctement dans de multiples civilisations depuis des temps immémoriaux.
J’adore votre expression « nous jouiions aux soldats… » bien sûr 😉
merci pour cet article