Bonsoir,
voici donc le dernier papier de la série HEY!, celui-ci publié dans le catalogue de la quatrième exposition montée à la Halle Saint-Pierre par la HEY TEAM composée de Anne, Julien et Zoé. Datés de 2019, le texte, le catalogue et l’expo disaient ensemble le rôle majeur joué par la revue HEY! dans l’acclimatation sur le sol français d’une certaine conception de l’art, à l’écart des institutions de la culture la plus légitime comme de la plus commerciale. Une conception que défend toujours HEY! comme on peut le constater en se rendant sur le site : https://www.heyheyhey.fr/fr/
Je publie ici une version un peu différente, plus longue que celle qui avait paru dans le catalogue et augmentée de reproductions d’oeuvres citées dans l’article.
Arts étranges
« Je ne suis pas artiste. Ni critique d’art. Pas davantage historien d’art. De quelle autorité m’autorisè-je alors pour tenter de dire ce que m’inspirent les oeuvres et les artistes que nous font découvrir Anne et Julien depuis des années, avec une sensibilité et une intelligence dont cette nouvelle exposition à la Halle Saint-Pierre et le catalogue qui l’accompagne portent une fois de plus témoignage? D’aucune, si ce n’est celle du voyeur impénitent, du voyageur épris des mots autant que des images, du spectateur ravi mais désireux d’échapper à la sidération, de l’amateur un peu éclairé qui voudrait comprendre le sens de sa jouissance.
Dans un texte que m’a fait redécouvrir Paul-Laurent Assoun, Freud s’interrogeait également sur sa légitimité à parler d’art, lui qui avouait son inaptitude à la critique d’art. L’oeuvre ne s’impose-t-elle pas dans toute sa souveraineté par le seul fait d’être au monde, offerte au regard (c’était avant l’invention de l’art conceptuel) ? Tout commentaire n’est-il pas bavardage, surtout quand il est d’un profane, étranger au langage et aux croyances de ceux qui se consacrent à la sainte cause de l’Art? Mais l’oeuvre, à partir du moment où elle s’expose, appelle l’interprétation, pose une question, ou plusieurs, à laquelle, auxquelles il s’agit de répondre, quand bien même maîtriserait-on mal les textes sacrés. L’artiste, dès qu’il fait oeuvre, cherche l’interprétation comme, dit Assoun, « on cherche des ennuis ». Et celui qui s’émeut au contact de l’oeuvre doit pouvoir s’interroger, l’interroger, sur les raisons de cette émotion, lui en demander raison. « Pourquoi suis-je sous le coup d’une impression si violente? ». Disons que je m’interroge ici à voix haute. Du reste, comme l’écrit encore Assoun, « il ne faut pas mépriser le baratin, qui peut être une manifestation du désir ».
Soient quatre artistes présentés dans la nouvelle série de la revue HEY!, rassemblés dans les deux premiers volumes Deluxe. Pourquoi ceux-là et pas d’autres? Parce que je manquais de place pour parler des autres. Parce qu’en feuilletant de nouveau ces albums magnifiques, ils se sont imposés à moi, m’ont tapé dans l’oeil, c’est-à-dire droit dans le cerveau. Par un phénomène analogue à la persistance rétinienne, ils m’ont poursuivi une fois les pages tournées, l’album refermé. Plus moyen de les oublier, plus moyen de faire comme s’ils n’avaient pas fait bouger, même rien qu’un peu, quelque chose dans la mécanique interne, dans le jeu délicat des rouages et des ressorts qui tournent, pivotent, s’alignent, se tendent et et se détendent dans ma boîte cranienne. À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore si leurs oeuvres seront exposées à la Halle Saint-Pierre mais cela importe peu. Ils sont pour moi emblématiques de l’esprit HEY! tel que je le comprends ; et, au-delà, de l’esprit de notre temps tel qu’un historien du contemporain comme je m’efforce de l’être peut l’appréhender. Les voici par ordre d’apparition, aucune préférence entre eux, pas plus qu’ils ne forment à eux quatre un palmarès qui n’aurait, littéralement, aucun sens s’agissant de propositions qui toutes méritent considération, qui toutes sont uniques en leur genre.
Un crâne humain serti dans un cadre précieux, ivoire se détachant sur fond noir, des fleurs roses et mauves que l’on devine un peu fanées, tressées en guirlandes sur ce crâne, ornements dérisoires. Un autre crâne, se détachant cette fois sur un ciel orangé, auréolé d’un cercle de lumière ; le crâne est incomplet et vous fixe de son oeil unique. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un crâne, ou d’une souche de bois mort? Et, lui faisant face sur l’autre page en regard, est-ce bien d’un homme qu’il s’agit ou d’un dieu, pareillement auréolé mais d’une lune plutôt que d’un soleil, le visage aux traits fondus surmonté d’un tympan d’église et de pinacles suspendus dans les airs? La richesse de l’habit, les bijoux précieux, le port impérieux sont d’un roi – « le roi des coupes », dit le titre choisi par David Seidman, et nous voyons bien, en effet, une coupe, que ce personnage renverse dans une masse liquide – mer? lac? bassin? – dans laquelle il est plongé et dont la surface atteint déjà son torse. Est-ce là le « suicide » annoncé aussi par le titre de l’oeuvre?

Tout autre est l’univers de Iain Whittaker. Heurt des couleurs froides – le bleu, surtout – et des couleurs chaudes, le rouge, le jaune, l’orange dans une série de tableaux à l’huile conçus comme une frise qui raconte une histoire. Une femme aux yeux fermés puis ouverts, une autre femme lui tend – nous tend – la main, comme pour inviter à la suivre sur une jetée s’avançant dans la mer. Des abeilles couvrent le haut de son corps et des ailes, d’aigle ou de vautour (il y en a, perchés sur la rembarde de bois de la jetée) se déploient derrière sa tête. Il semble que ce soit cette autre femme que l’on retrouve dans les tableaux suivants, où l’on voit des anneaux – d’un cordon ombilical? d’un intestin? – qui se déroulent jusqu’à un cercle entouré de flammes avec, à l’intérieur, des mains gantées (de chirurgien? de sage-femme?), que l’on retrouve dans le troisième tableau, d’où la mer s’est retirée, laissant place à une terre craquelée. Un oiseau noir s’envole, semblant porter un nouveau-né. Mais est-ce bien un oiseau? En lieu et place de sa poitrine et de sa tête est un cadre ovale, richement orné, au centre duquel tombe un rideau vert. Derrière ce rideau se tient un être mystérieux, hybride de femme et d’éléphant, bleuté lui aussi, comme la femme qu’il tient entre ses bras. On retrouve cette femme et cette éléphante dans les tableaux suivants, avec un personnage supplémentaire, menaçant, effrayant, s’apprêtant à plonger un long couteau dans ces anneaux de couleur vive que l’on avait vus auparavant. Tous les personnages disparaissent dans le dernier tableau, qui montre une mer de nuages d’où émergent les pics de montagnes. En bas à droite, un cadre, de nouveau, ou plutôt une sorte de mandorle, entoure une scène tout aussi énigmatique que les précédentes, tout aussi david-lynchienne : un coeur humain entouré de mains gantées.

La palette d’Artur Golacki est plus sombre, en particulier dans ses huiles sur bois et sur papier. On y voit des formes de vie équivoques, hésitant entre chien et robot, entre poulpe et humain, seules ou en groupe, dans une lumière fuligineuse qui accentue les ombres et les reliefs. Un tableau aux couleurs plus vives ouvre les quelques pages consacrées à cet artiste ; là encore, on discerne des formes humaines, un groupe, une famille? mais comme envahies de feuillages ou, plutôt, de concrétions calcaires, de particules solidifiées et agglomérées en croûtes, comme si, la mer s’étant retirée, elle découvrait ces gens surpris par quelque cataclysme dans leur vie quotidienne, immédiatement recouverts par un manteau de pierre les figeant pour l’éternité.

La vie et la mort, c’est aussi ce que montre Lizz Lopez, dernier exemple sur lequel je voudrais fonder ma réflexion, avec ses dessins à la mine de plomb représentant des mains aux ongles effilés, des squelettes et des crânes ornés de fleurs et de dentelles, des corbeaux et des papillons, tout l’attirail du dark art gothique mais sublimé par une technique supérieurement maîtrisée… Lizz est infirmière anesthésiste dans un hôpital. Depuis toujours, elle est fascinée par l’anatomie humaine, et par ce passage de vie à trépas qui est le propre de notre condition d’être vivant destiné à mourir – et le sachant. La sombre beauté de ses dessins d’où les visages sont absents me hante encore.
Au-delà de leurs différences – de technique, d’inspiration, de formation – des traits communs relient ces quatre artistes les uns aux autres, ainsi qu’à nombre d’artistes présentés et défendus par HEY! depuis ses débuts. Un air de famille s’impose aux yeux de l’observateur le plus distrait, lequel, s’il a ouvert quelques livres et fréquenté des musées, mesure la dette contractée à l’égard d’un Max Ernest, d’un Salvador Dali, d’un Richard Siudmak, côté peinture, d’un Charles Baudelaire, d’un Edgar Allan Poe, d’un Howards Phillips Lovecraft, côté écriture, parmi bien d’autres « Grands Anciens ». Surréalisme et culture pop, contre-culture gothique et art visionnaire, les références s’entremêlent et se fécondent mutuellement. J’ai dit ailleurs ce que cet éclectisme figuratif pouvait signifier quant au mouvement d’ensemble d’une culture occidentale qui a vu disparaître la notion même d’avant-garde, se brouiller les frontières établies entre les niveaux, les genres, les pratiques esthétiques sous la pression des industries culturelles, se développer l’hybridation par l’intégration des marges contre-culturelles et de la culture mainstream. Je n’y reviens donc pas et me concentrerai ici sur l’analyse du choc éprouvé, de l’ « impression violente » dont parle Freud, en faisant l’hypothèse que cette impression n’est pas d’ordre purement individuel mais peut être partagée par d’autres spectateurs devant ces oeuvres.
Ce qui frappe au premier regard, c’est l’étrangeté de ces oeuvres. Elles ne sont pas d’ici, semble-t-il. Elles nous parlent d’un monde que nous n’avons vu qu’en rêve et que le réveil détruit chaque matin – mais ici, point de réveil, le rêve (ou le cauchemar) se prolonge les yeux ouverts et ces êtres fantastiques qui s’enfuyaient à la lumière du jour, ces édifices prodigieux dispersés aux quatre vents du matin sont dotés d’une existence pérenne et irréfutable. Ces tableaux, ces dessins, ces sculptures sont l’oeuvre de voyants, de visionnaires, d’explorateurs de l’invisible. Imagerie de l’imaginaire, oeuvres d’imagination, voilà déjà qui caractérise ce merveilleux moderne qui est la marque de fabrique des artistes soutenus par HEY! ll y a du merveilleux parce que ce qui nous est montré n’existe pas dans notre réalité phénoménale ; et il est moderne parce qu’il ne renvoie pas forcément à une croyance dans l’existence d’un au-delà, d’une transcendance divine. Certains artistes ont reçu une éducation religieuse mais ne croient plus en l’existence d’un être suprême, d’autres gardent la foi ou la retrouvent par des chemins détournés, l’important n’est plus vraiment là. Tous ont en commun la même nostalgie, le même désir pour un plan d’existence qui n’est pas celui sur lequel se déroule notre existence quotidienne. Les anime une même volonté d’échapper sinon au monde, du moins à une relation au monde empoisonnée (emprisonnée) par la domination d’une raison instrumentale, rationaliste, fonctionnaliste, uniquement préoccupée par l’efficacité pratique, les résultats visibles, mesurables, calculables. Ces artistes et leurs oeuvres nous parlent de l’incalculable, de l’impondérable, de l’incommensurable, de « ce qui n’a pas de prix », pour citer le titre du dernier essai d’Annie le Brun, laquelle nous met en garde depuis longtemps déjà contre le « trop de réalité » qui assaille nos imaginaires et menace d’assécher la source vive d’où jaillissent les rêves et les désirs. Ce à quoi se livrent, explicitement ou non, les oeuvres offertes au regard dans les pages de la revue HEY! comme dans celles des catalogues des expositions montées par Anne et Julien, c’est à une vaste, courageuse, déterminée, pas désespérée, entreprise de ré-enchantement du monde. C’est le même combat que soutenaient William Morris et John Ruskin à la fin du XIXe siècle contre l’art industriel, ou les Symbolistes contre l’excès de « réalisme » dans les arts ; c’est le cri poussé par l’âme du poète dans le Spleen de Paris : « n’importe où! n’importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde! ».
Dans ce « petit poème en prose » publié peu après sa mort, Baudelaire décrit la vie comme un « hôpital », où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Ce que l’on peut rapprocher du diagnostic porté par Freud quant au « malaise dans la culture », la culture étant entendue ici comme l’ensemble des réalisations faites par les hommes pour se protéger de la violence de la nature et réguler les rapports interindividuels. Malgré ses avantages indéniables, la culture présente cet inconvénient majeur qu’elle se dresse entre l’individu et la satisfaction de ses pulsions, de vie comme de mort. Des restrictions sont apportées à son désir, produisant son lot de névroses auxquelles bien peu (voire personne, selon Freud) échappent. Et plus la société resserre son emprise sur l’individu, en dépit des illusoires et fragiles « libérations » qui scandent l’histoire récente, plus l’individu est divisé en lui-même et contre lui-même, plus s’accentue le malaise, jusqu’aux explosions de violence dont les stades ou les rues de nos démocraties « apaisées » sont parfois les théâtres sanglants.
L’art qui se détache sur cette toile de fond tragique apparaît comme ce qui fait l’économie du refoulement par la sublimation de la pulsion. Nous sommes au plus loin du « divertissement », au plus près d’une fonction vitale. En faisant oeuvre, l’artiste trouve une solution partielle, toujours en partie insuffisante, à l’impossibilité de donner libre cours à son désir. C’est pourquoi Freud parle d’une fonction « magique » de l’art et de l’artiste comme magicien. Dans l’art, il arrive que l’expression des désirs, leur matérialisation dans une forme, produise des effets analogues à la satisfaction pulsionnelle. Et il peut aussi arriver que cette expression touche chez le spectacteur ce qui était en recherche, en attente d’une formulation, d’une expression, en quête d’une forme amoindrie mais bien réelle de libération des affects par satisfaction partielle de l’énergie pulsionnelle. Quand cette reconnaissance se fait, l’impression, en effet, peut être très violente – comme un plaisir peut être violent, surtout lorsqu’il vous saisit par surprise.
Ce schéma général de la satisfaction pulsionnelle par la création artistique comme par sa réception, il me semble que les artistes rassemblés par HEY! l’illustrent avec une pertinence toute particulière. Ici, vraiment, le désir sexuel fait l’amour avec l’envie du meurtre ou du suicide ; pulsions de vie et de mort se rencontrent et se baisent ; la beauté se pare de morbidité, la danse se fait macabre ; on assiste à sa propre naissance, on va au-delà de sa propre mort. « Les puissances de la nuit » que redoutait Malraux (« c’est à partir de ce que j’ai appelé le domaine du sexe et du sang que le problème commence »), et les cauchemars les plus terrifiants qui tapissent les recoins de l’inconscient sont ici la matière même de l’art. Savoir qu’au coeur des ténèbres gît la plus grande beauté et que l’artiste travaille à partir de pulsions aussi primaires que ses couleurs, voilà ce que trop d’artistes « contemporains » ont oublié et que nous rappellent opportunément ceux qu’ont rassemblés, en un monstrueux et somptueux bouquet, Anne et Julien. À bonne distance d’un art minimaliste ou décoratif ou devenu anodin par usure du regard, d’un art qui n’ose plus rien dire de peur de déranger la quiétude digestive du spectateur blasé, les oeuvres exposées par HEY! montrent l’hybridation des corps, la subversion des genres, interrogent le rapport que nous entretenons avec les animaux et les machines, avec nos parents et nos enfants, avec notre propre finitude – comme dans ces « vanités » et ces « natures mortes » revisitées par tant de ces artistes. En ordonnant leur chaos intérieur, en donnant un visage à leur angoisse, ils apaisent les nôtres, si peu que ce soit. En plus de leur caractère onirique et magique, les « arts étranges » de HEY! pourraient bien avoir aussi une dimension thérapeutique.
Tout cela suppose une liberté dont nos « contemporains » ne font plus guère usage, en dépit de leurs provocations publicitaires. Liberté à l’égard des censures politiques et religieuses mais aussi des contraintes commerciales et des attentes du public (beaucoup de ces artistes soulignent combien ils s’efforcent de créer à l’écart des commandes) ; liberté à l’égard de leurs propres réflexes d’autocensure, de leur surmoi qui est l’injonction morale et sociale intériorisée. La bien-pensance n’est pas la bienvenue et le risque de choquer pris en toute conscience, même si le projet ne s’y réduit jamais. Certes, cette liberté grande n’est pas, ne peut pas être totale – il y a des lois, des tabous, des prisons, y compris intérieures. « L’artiste est celui qui systématise en quelque sorte son fantasme, tout en le modelant pour le rendre tolérable à la culture », écrit Assoun ; le délire est savamment « bordé » pour demeurer recevable, même quand il n’est pas destiné a priori à un public autre que son auteur, comme c’est le cas d’un certain nombre d’oeuvres relevant de l’art brut. Tel quel, en dépit des limites qui bornent son champ de vision, lequel reste cependant considérablement élargi par rapport à notre lot commun, l’artiste tel que le défend inlassablement HEY! n’en illustre pas moins exemplairement la fonction de l’art comme résistance aux entreprises de désubjectivation dont parle Louis Ucciani cité par Martine Luzardy, offrant à celui à qui il s’adresse – vous, moi – l’expression de la plus haute singularité contre tous les formatages utilitaristes. »
Voilà, ainsi s’achève cette courte série de textes consacrés aux artistes défendus par l’équipe de HEY! que j’ai rencontrés, appréciés, défendus à mon tour ces trois dernières années. Ce fut une belle aventure, qui continue d’ailleurs sous d’autres formes, j’en reparlerai un jour. En attendant, j’espère que vous avez découvert ou redécouvert grâce à ces articles des propositions nouvelles, alternatives, dérangeantes qui sortent, c’est le moins que l’on puisse dire, de l’ordinaire des musées et des foires d’art contemporain.
Gardez l’oeil et l’esprit ouverts.
LM










