Arts étranges (HEY! 5)

Bonsoir,

voici donc le dernier papier de la série HEY!, celui-ci publié dans le catalogue de la quatrième exposition montée à la Halle Saint-Pierre par la HEY TEAM composée de Anne, Julien et Zoé. Datés de 2019, le texte, le catalogue et l’expo disaient ensemble le rôle majeur joué par la revue HEY! dans l’acclimatation sur le sol français d’une certaine conception de l’art, à l’écart des institutions de la culture la plus légitime comme de la plus commerciale. Une conception que défend toujours HEY! comme on peut le constater en se rendant sur le site : https://www.heyheyhey.fr/fr/

Je publie ici une version un peu différente, plus longue que celle qui avait paru dans le catalogue et augmentée de reproductions d’oeuvres citées dans l’article.

Arts étranges

« Je ne suis pas artiste. Ni critique d’art. Pas davantage historien d’art. De quelle autorité m’autorisè-je alors pour tenter de dire ce que m’inspirent les oeuvres et les artistes que nous font découvrir Anne et Julien depuis des années, avec une sensibilité et une intelligence dont cette nouvelle exposition à la Halle Saint-Pierre et le catalogue qui l’accompagne portent une fois de plus témoignage? D’aucune, si ce n’est celle du voyeur impénitent, du voyageur épris des mots autant que des images, du spectateur ravi mais désireux d’échapper à la sidération, de l’amateur un peu éclairé qui voudrait comprendre le sens de sa jouissance.

Dans un texte que m’a fait redécouvrir Paul-Laurent Assoun, Freud s’interrogeait également sur sa légitimité à parler d’art, lui qui avouait son inaptitude à la critique d’art. L’oeuvre ne s’impose-t-elle pas dans toute sa souveraineté par le seul fait d’être au monde, offerte au regard (c’était avant l’invention de l’art conceptuel) ? Tout commentaire n’est-il pas bavardage, surtout quand il est d’un profane, étranger au langage et aux croyances de ceux qui se consacrent à la sainte cause de l’Art? Mais l’oeuvre, à partir du moment où elle s’expose, appelle l’interprétation, pose une question, ou plusieurs, à laquelle, auxquelles il s’agit de répondre, quand bien même maîtriserait-on mal les textes sacrés. L’artiste, dès qu’il fait oeuvre, cherche l’interprétation comme, dit Assoun, « on cherche des ennuis ». Et celui qui s’émeut au contact de l’oeuvre doit pouvoir s’interroger, l’interroger, sur les raisons de cette émotion, lui en demander raison. « Pourquoi suis-je sous le coup d’une impression si violente? ». Disons que je m’interroge ici à voix haute. Du reste, comme l’écrit encore Assoun, « il ne faut pas mépriser le baratin, qui peut être une manifestation du désir ».

Soient quatre artistes présentés dans la nouvelle série de la revue HEY!, rassemblés dans les deux premiers volumes Deluxe. Pourquoi ceux-là et pas d’autres? Parce que je manquais de place pour parler des autres. Parce qu’en feuilletant de nouveau ces albums magnifiques, ils se sont imposés à moi, m’ont tapé dans l’oeil, c’est-à-dire droit dans le cerveau. Par un phénomène analogue à la persistance rétinienne, ils m’ont poursuivi une fois les pages tournées, l’album refermé. Plus moyen de les oublier, plus moyen de faire comme s’ils n’avaient pas fait bouger, même rien qu’un peu, quelque chose dans la mécanique interne, dans le jeu délicat des rouages et des ressorts qui tournent, pivotent, s’alignent, se tendent et et se détendent dans ma boîte cranienne. À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore si leurs oeuvres seront exposées à la Halle Saint-Pierre mais cela importe peu. Ils sont pour moi emblématiques de l’esprit HEY! tel que je le comprends ; et, au-delà, de l’esprit de notre temps tel qu’un historien du contemporain comme je m’efforce de l’être peut l’appréhender. Les voici par ordre d’apparition, aucune préférence entre eux, pas plus qu’ils ne forment à eux quatre un palmarès qui n’aurait, littéralement, aucun sens s’agissant de propositions qui toutes méritent considération, qui toutes sont uniques en leur genre.

 

Un crâne humain serti dans un cadre précieux, ivoire se détachant sur fond noir, des fleurs roses et mauves que l’on devine un peu fanées, tressées en guirlandes sur ce crâne, ornements dérisoires. Un autre crâne, se détachant cette fois sur un ciel orangé, auréolé d’un cercle de lumière ; le crâne est incomplet et vous fixe de son oeil unique. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un crâne, ou d’une souche de bois mort? Et, lui faisant face sur l’autre page en regard, est-ce bien d’un homme qu’il s’agit ou d’un dieu, pareillement auréolé mais d’une lune plutôt que d’un soleil, le visage aux traits fondus surmonté d’un tympan d’église et de pinacles suspendus dans les airs? La richesse de l’habit, les bijoux précieux, le port impérieux sont d’un roi – « le roi des coupes », dit le titre choisi par David Seidman, et nous voyons bien, en effet, une coupe, que ce personnage renverse dans une masse liquide – mer? lac? bassin? – dans laquelle il est plongé et dont la surface atteint déjà son torse. Est-ce là le « suicide » annoncé aussi par le titre de l’oeuvre?

 


Tout autre est l’univers de Iain Whittaker. Heurt des couleurs froides – le bleu, surtout – et des couleurs chaudes, le rouge, le jaune, l’orange dans une série de tableaux à l’huile conçus comme une frise qui raconte une histoire. Une femme aux yeux fermés puis ouverts, une autre femme lui tend – nous tend – la main, comme pour inviter à la suivre sur une jetée s’avançant dans la mer. Des abeilles couvrent le haut de son corps et des ailes, d’aigle ou de vautour (il y en a, perchés sur la rembarde de bois de la jetée) se déploient derrière sa tête. Il semble que ce soit cette autre femme que l’on retrouve dans les tableaux suivants, où l’on voit des anneaux – d’un cordon ombilical? d’un intestin? – qui se déroulent jusqu’à un cercle entouré de flammes avec, à l’intérieur, des mains gantées (de chirurgien? de sage-femme?), que l’on retrouve dans le troisième tableau, d’où la mer s’est retirée, laissant place à une terre craquelée. Un oiseau noir s’envole, semblant porter un nouveau-né. Mais est-ce bien un oiseau? En lieu et place de sa poitrine et de sa tête est un cadre ovale, richement orné, au centre duquel tombe un rideau vert. Derrière ce rideau se tient un être mystérieux, hybride de femme et d’éléphant, bleuté lui aussi, comme la femme qu’il tient entre ses bras. On retrouve cette femme et cette éléphante dans les tableaux suivants, avec un personnage supplémentaire, menaçant, effrayant, s’apprêtant à plonger un long couteau dans ces anneaux de couleur vive que l’on avait vus auparavant. Tous les personnages disparaissent dans le dernier tableau, qui montre une mer de nuages d’où émergent les pics de montagnes. En bas à droite, un cadre, de nouveau, ou plutôt une sorte de mandorle, entoure une scène tout aussi énigmatique que les précédentes, tout aussi david-lynchienne : un coeur humain entouré de mains gantées.

 


La palette d’Artur Golacki est plus sombre, en particulier dans ses huiles sur bois et sur papier. On y voit des formes de vie équivoques, hésitant entre chien et robot, entre poulpe et humain, seules ou en groupe, dans une lumière fuligineuse qui accentue les ombres et les reliefs. Un tableau aux couleurs plus vives ouvre les quelques pages consacrées à cet artiste ; là encore, on discerne des formes humaines, un groupe, une famille? mais comme envahies de feuillages ou, plutôt, de concrétions calcaires, de particules solidifiées et agglomérées en croûtes, comme si, la mer s’étant retirée, elle découvrait ces gens surpris par quelque cataclysme dans leur vie quotidienne, immédiatement recouverts par un manteau de pierre les figeant pour l’éternité.

 


La vie et la mort, c’est aussi ce que montre Lizz Lopez, dernier exemple sur lequel je voudrais fonder ma réflexion, avec ses dessins à la mine de plomb représentant des mains aux ongles effilés, des squelettes et des crânes ornés de fleurs et de dentelles, des corbeaux et des papillons, tout l’attirail du dark art gothique mais sublimé par une technique supérieurement maîtrisée… Lizz est infirmière anesthésiste dans un hôpital. Depuis toujours, elle est fascinée par l’anatomie humaine, et par ce passage de vie à trépas qui est le propre de notre condition d’être vivant destiné à mourir – et le sachant. La sombre beauté de ses dessins d’où les visages sont absents me hante encore.

Au-delà de leurs différences – de technique, d’inspiration, de formation – des traits communs relient ces quatre artistes les uns aux autres, ainsi qu’à nombre d’artistes présentés et défendus par HEY! depuis ses débuts. Un air de famille s’impose aux yeux de l’observateur le plus distrait, lequel, s’il a ouvert quelques livres et fréquenté des musées, mesure la dette contractée à l’égard d’un Max Ernest, d’un Salvador Dali, d’un Richard Siudmak, côté peinture, d’un Charles Baudelaire, d’un Edgar Allan Poe, d’un Howards Phillips Lovecraft, côté écriture, parmi bien d’autres « Grands Anciens ». Surréalisme et culture pop, contre-culture gothique et art visionnaire, les références s’entremêlent et se fécondent mutuellement. J’ai dit ailleurs ce que cet éclectisme figuratif pouvait signifier quant au mouvement d’ensemble d’une culture occidentale qui a vu disparaître la notion même d’avant-garde, se brouiller les frontières établies entre les niveaux, les genres, les pratiques esthétiques sous la pression des industries culturelles, se développer l’hybridation par l’intégration des marges contre-culturelles et de la culture mainstream. Je n’y reviens donc pas et me concentrerai ici sur l’analyse du choc éprouvé, de l’ « impression violente » dont parle Freud, en faisant l’hypothèse que cette impression n’est pas d’ordre purement individuel mais peut être partagée par d’autres spectateurs devant ces oeuvres.

Ce qui frappe au premier regard, c’est l’étrangeté de ces oeuvres. Elles ne sont pas d’ici, semble-t-il. Elles nous parlent d’un monde que nous n’avons vu qu’en rêve et que le réveil détruit chaque matin – mais ici, point de réveil, le rêve (ou le cauchemar) se prolonge les yeux ouverts et ces êtres fantastiques qui s’enfuyaient à la lumière du jour, ces édifices prodigieux dispersés aux quatre vents du matin sont dotés d’une existence pérenne et irréfutable. Ces tableaux, ces dessins, ces sculptures sont l’oeuvre de voyants, de visionnaires, d’explorateurs de l’invisible. Imagerie de l’imaginaire, oeuvres d’imagination, voilà déjà qui caractérise ce merveilleux moderne qui est la marque de fabrique des artistes soutenus par HEY! ll y a du merveilleux parce que ce qui nous est montré n’existe pas dans notre réalité phénoménale ; et il est moderne parce qu’il ne renvoie pas forcément à une croyance dans l’existence d’un au-delà, d’une transcendance divine. Certains artistes ont reçu une éducation religieuse mais ne croient plus en l’existence d’un être suprême, d’autres gardent la foi ou la retrouvent par des chemins détournés, l’important n’est plus vraiment là. Tous ont en commun la même nostalgie, le même désir pour un plan d’existence qui n’est pas celui sur lequel se déroule notre existence quotidienne. Les anime une même volonté d’échapper sinon au monde, du moins à une relation au monde empoisonnée (emprisonnée) par la domination d’une raison instrumentale, rationaliste, fonctionnaliste, uniquement préoccupée par l’efficacité pratique, les résultats visibles, mesurables, calculables. Ces artistes et leurs oeuvres nous parlent de l’incalculable, de l’impondérable, de l’incommensurable, de « ce qui n’a pas de prix », pour citer le titre du dernier essai d’Annie le Brun, laquelle nous met en garde depuis longtemps déjà contre le « trop de réalité » qui assaille nos imaginaires et menace d’assécher la source vive d’où jaillissent les rêves et les désirs. Ce à quoi se livrent, explicitement ou non, les oeuvres offertes au regard dans les pages de la revue HEY! comme dans celles des catalogues des expositions montées par Anne et Julien, c’est à une vaste, courageuse, déterminée, pas désespérée, entreprise de ré-enchantement du monde. C’est le même combat que soutenaient William Morris et John Ruskin à la fin du XIXe siècle contre l’art industriel, ou les Symbolistes contre l’excès de « réalisme » dans les arts ; c’est le cri poussé par l’âme du poète dans le Spleen de Paris : « n’importe où! n’importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde! ».

Dans ce « petit poème en prose » publié peu après sa mort, Baudelaire décrit la vie comme un « hôpital », où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Ce que l’on peut rapprocher du diagnostic porté par Freud quant au « malaise dans la culture », la culture étant entendue ici comme l’ensemble des réalisations faites par les hommes pour se protéger de la violence de la nature et réguler les rapports interindividuels. Malgré ses avantages indéniables, la culture présente cet inconvénient majeur qu’elle se dresse entre l’individu et la satisfaction de ses pulsions, de vie comme de mort. Des restrictions sont apportées à son désir, produisant son lot de névroses auxquelles bien peu (voire personne, selon Freud) échappent. Et plus la société resserre son emprise sur l’individu, en dépit des illusoires et fragiles « libérations » qui scandent l’histoire récente, plus l’individu est divisé en lui-même et contre lui-même, plus s’accentue le malaise, jusqu’aux explosions de violence dont les stades ou les rues de nos démocraties « apaisées » sont parfois les théâtres sanglants.

L’art qui se détache sur cette toile de fond tragique apparaît comme ce qui fait l’économie du refoulement par la sublimation de la pulsion. Nous sommes au plus loin du « divertissement », au plus près d’une fonction vitale. En faisant oeuvre, l’artiste trouve une solution partielle, toujours en partie insuffisante, à l’impossibilité de donner libre cours à son désir. C’est pourquoi Freud parle d’une fonction « magique » de l’art et de l’artiste comme magicien. Dans l’art, il arrive que l’expression des désirs, leur matérialisation dans une forme, produise des effets analogues à la satisfaction pulsionnelle. Et il peut aussi arriver que cette expression touche chez le spectacteur ce qui était en recherche, en attente d’une formulation, d’une expression, en quête d’une forme amoindrie mais bien réelle de libération des affects par satisfaction partielle de l’énergie pulsionnelle. Quand cette reconnaissance se fait, l’impression, en effet, peut être très violente – comme un plaisir peut être violent, surtout lorsqu’il vous saisit par surprise.

Ce schéma général de la satisfaction pulsionnelle par la création artistique comme par sa réception, il me semble que les artistes rassemblés par HEY! l’illustrent avec une pertinence toute particulière. Ici, vraiment, le désir sexuel fait l’amour avec l’envie du meurtre ou du suicide ; pulsions de vie et de mort se rencontrent et se baisent ; la beauté se pare de morbidité, la danse se fait macabre ; on assiste à sa propre naissance, on va au-delà de sa propre mort. « Les puissances de la nuit » que redoutait Malraux (« c’est à partir de ce que j’ai appelé le domaine du sexe et du sang que le problème commence »), et les cauchemars les plus terrifiants qui tapissent les recoins de l’inconscient sont ici la matière même de l’art. Savoir qu’au coeur des ténèbres gît la plus grande beauté et que l’artiste travaille à partir de pulsions aussi primaires que ses couleurs, voilà ce que trop d’artistes « contemporains » ont oublié et que nous rappellent opportunément ceux qu’ont rassemblés, en un monstrueux et somptueux bouquet, Anne et Julien. À bonne distance d’un art minimaliste ou décoratif ou devenu anodin par usure du regard, d’un art qui n’ose plus rien dire de peur de déranger la quiétude digestive du spectateur blasé, les oeuvres exposées par HEY! montrent l’hybridation des corps, la subversion des genres, interrogent le rapport que nous entretenons avec les animaux et les machines, avec nos parents et nos enfants, avec notre propre finitude – comme dans ces « vanités » et ces « natures mortes » revisitées par tant de ces artistes. En ordonnant leur chaos intérieur, en donnant un visage à leur angoisse, ils apaisent les nôtres, si peu que ce soit. En plus de leur caractère onirique et magique, les « arts étranges » de HEY! pourraient bien avoir aussi une dimension thérapeutique.

Tout cela suppose une liberté dont nos « contemporains » ne font plus guère usage, en dépit de leurs provocations publicitaires. Liberté à l’égard des censures politiques et religieuses mais aussi des contraintes commerciales et des attentes du public (beaucoup de ces artistes soulignent combien ils s’efforcent de créer à l’écart des commandes) ; liberté à l’égard de leurs propres réflexes d’autocensure, de leur surmoi qui est l’injonction morale et sociale intériorisée. La bien-pensance n’est pas la bienvenue et le risque de choquer pris en toute conscience, même si le projet ne s’y réduit jamais. Certes, cette liberté grande n’est pas, ne peut pas être totale – il y a des lois, des tabous, des prisons, y compris intérieures. « L’artiste est celui qui systématise en quelque sorte son fantasme, tout en le modelant pour le rendre tolérable à la culture », écrit Assoun ; le délire est savamment « bordé » pour demeurer recevable, même quand il n’est pas destiné a priori à un public autre que son auteur, comme c’est le cas d’un certain nombre d’oeuvres relevant de l’art brut. Tel quel, en dépit des limites qui bornent son champ de vision, lequel reste cependant considérablement élargi par rapport à notre lot commun, l’artiste tel que le défend inlassablement HEY! n’en illustre pas moins exemplairement la fonction de l’art comme résistance aux entreprises de désubjectivation dont parle Louis Ucciani cité par Martine Luzardy, offrant à celui à qui il s’adresse – vous, moi – l’expression de la plus haute singularité contre tous les formatages utilitaristes. »

Voilà, ainsi s’achève cette courte série de textes consacrés aux artistes défendus par l’équipe de HEY! que j’ai rencontrés, appréciés, défendus à mon tour ces trois dernières années. Ce fut une belle aventure, qui continue d’ailleurs sous d’autres formes, j’en reparlerai un jour. En attendant, j’espère que vous avez découvert ou redécouvert grâce à ces articles des propositions nouvelles, alternatives, dérangeantes qui sortent, c’est le moins que l’on puisse dire, de l’ordinaire des musées et des foires d’art contemporain.

Gardez l’oeil et l’esprit ouverts.

LM

 

 

Un milliard de poupées (HEY! 4)

Bonjour,

j’espère que vous avez apprécié les derniers textes publiés sur ce blog, issus de l’excellentissime revue HEY! dans sa version Deluxe. En voici un autre, dont la première parution date de septembre 2019, dans le numéro 8 de la revue (Deluxe # 4 saison 2). Il est un peu plus personnel que les précédents, amorce d’une évolution qui ne s’est hélas (ou tant mieux?) pas poursuivie.

« Un milliard de poupées, et moi et moi et moi…

Barbie fête cette année ses soixante ans. Icône de la société de consommation américaine – c’est la reine du shopping -, symbole de l’aliénation de la femme pour certain.e.s, de son émancipation pour d’autres, elle a en tout cas su évoluer tant dans ses rôles sociaux et professionnels que dans son apparence puisque ses divers avatars reflètent aujourd’hui, adaptation au marché oblige, la diversité des phénotypes (la couleur de la peau) présents sur cette planète, davantage que ne le faisait la poupée blanche et blonde des années 1960. Ce qui ne change pas, ce sont les mensurations – improbables – et le message immuablement positif que cette poupée vendue à un milliard d’exemplaires à trois générations de petites filles ne cesse de faire passer. Image de la santé physique et morale inaltérable, Barbie est la chic fille toujours prête à s’amuser en prenant la vie du bon côté.

C’est cette positivité à la longue irritante que Mariel Clayton (publiée dans HEY! Saison 1, voir son site : http://www.thephotographymarielclayton.com/) s’amuse à détourner dans ses installations dans lesquelles Barbie s’adonne, sans se départir de son joli sourire, à des activités que n’avait pas vraiment prévues pour elle le fabriquant. Actrice porno, tueuse en série, droguée, la Barbie de Clayton est vraiment une bad girl qui mène la vie dure au pauvre Ken – nul message féministe cependant, selon l’artiste, seulement un message « égalitariste » qui interroge les rapports entre les hommes et les femmes, la vie de couple et l’insupportable mensonge du bonheur commercial.

 

L’intention de dynamiter l’ordre socio-sexuel est également explicite dans la série des « Barbitch » de Carmen Gomez (également publiée dans HEY! Saison 1), qui fabrique ses propres poupées vendues sous emballage dans des tenues affriolantes : diablesse, bonne soeur, cow-girl, les nichons et le sexe à l’air, comme pour mieux se moquer de cette mijaurée de Barbie, sans organes génitaux ni tétons.

Réfléchir aux usages sociaux et genrés de la poupée me replonge dans mes jeunes années où je jouais moi aussi à la poupée… Poupée virile, attention, rien à voir avec les Barbie de ma sœur ! Il s’agissait de figurines entièrement articulées, d’environ trente centimètre de hauteur, avec des mains agrippantes et des cheveux floqués. J’en possédais deux, dont l’un était barbu et l’autre avait les yeux (bleus) mobiles, grâce à une petite tirette implantée à l’arrière de son crâne. C’étaient des Action Joe. Je sais qu’il y eut aussi, dans cette collection créée par un fabricant français de jouets (Céji Arbois) sous licence américaine (Hasbro) des « filles terribles » (c’était le surnom que la marque donna à la première d’entre elles, Jane, une blonde aux yeux verts) mais je n’eus et ne voulus jamais que des hommes. Ceux-ci, en plastique dur, avaient de larges pectoraux, des bras et des jambes aussi musclés que le Tarzan de Burne Hogarth, des visages taillés à la serpe – de vrais héros, quoi, aux vies aventureuses qui nous faisaient rêver, nous autres mioches malingres coincés dans notre trop calme province française. Ils étaient militaires, agents secrets, aventuriers, ils grimpaient aux arbres, dormaient sous la tente, pilotaient des jeeps, des hélicoptères ou des chars d’assaut. Ils étaient vendus avec des accessoires à la beauté létale, fusils-mitrailleurs, coutelas, grenades, ainsi qu’avec des tenues à la finition soignée, le tout à des prix qui faisaient réfléchir nos parents à deux fois avant de nous les offrir. Entre copains, on se les prêtaient tout en enviant celui qui, plus gâté par ses vieux, pouvait chez lui jouer tout à loisir avec Bob, Tom, Sam et Oeil de Lynx. À nous voir habiller et déshabiller nos poupées, mon père rigolait (mais je le soupçonne de nous avoir un peu enviés, lui qui répétait qu’à son époque, pendant la guerre, il n’avait eu que des bouts de bois en guise de jouets et une orange à Noël). Ma sœur aussi, nous traitant bizarrement de « filles » au prétexte que nous jouions à la poupée, comme elle. Mais les nôtres n’avaient pas de seins en obus, pas de longs cheveux à coiffer, et, quant à l’entre-jambe, rien qu’un slip en plastique bleu qui ne cachait sans doute pas grand chose (mais les Barbie se révélèrent également assez décevantes de ce côté-là). Bref, nous répondions avec dignité que nous ne jouions pas à la poupée mais au soldat. Nuance qu’avait fort bien saisie Hasbro, qui avait banni de son vocabulaire-marketing le terme de « poupée » pour celui d’action figure.

Aujourd’hui, ces figurines sont devenues des objets de collection. Certaines se négocient très cher sur le marché de l’occasion. Les enfants devenus grands y jouent toujours, peut-être, mais se contentent plus probablement de les exposer derrière des vitrines, sans plus oser émettre les bruitages maison, splendides comme des onomatopées de bande dessinée, qui formaient la B.O. de leurs aventures, ni permettre à leurs enfants d’y toucher. Attention, souvenirs fragiles. Mais leurs enfants ont d’autres jouets, d’autres figurines, dont ils font à leur tour collection, PetShop (Hasbro, encore), Polly Pockets, Monster High – et bien sûr, les inusables Barbie, Playmobil et autres Lego. Il semble que l’humain ait un goût prononcé et qui ne disparaît pas forcément avec l’âge pour ces êtres inanimés faits à sa semblance. Il aime les faire parler et bouger, les habiller et les déshabiller, créer des décors, inventer pour eux des histoires. Chez certains individus, ce goût peut devenir envahissant et conduire à des comportements asociaux.

Écrivant cela, il me revient à la mémoire un curieux roman érotique et fétichiste fin-de-siècle (le XIXe), L’Homme aux poupées, écrit sous la double inspiration d’E.T.A. Hoffmann et d’Offenbach par deux auteurs se dissimulant sous le pseudonyme de Jean-Louis Renaud, et illustré par Jean Veber, peintre, graveur et dessinateur de presse, qui publia notamment dans Le Rire, Gil Blas et L’Assiette au beurre. Le roman met en récit la passion dévorante d’un homme, Menzel, pour des poupées, qui éclipsent à ses yeux les femmes réelles (l’une d’elles, furieuse d’être ainsi dédaignée, se vengera en détruisant les fétiches). Menzel est un homme que la réalité prosaïque a déçu ; il y a, dans ses silences, le souvenir d’anciennes trahisons infligées par ses semblables. Il a « sondé le mensonge de la vie » et s’en est détourné à jamais. Manifeste symboliste, L’homme aux poupées clame la supériorité de l’Idéal sur le Réel, du Rêve sur la Vie. Le réel et la vie peuvent être séduisants, ils apparaissent toujours, à la longue, décevants, étant le lieu et le temps du changement (moral : l’inconstance ; physique : le vieillissement), du conflit et, finalement, de la mort. Mieux vaut se tourner vers des réalités moins sujettes à ces maux. Les poupées sourient toujours, ne se refusent jamais, ne mentent pas, ne trompent pas, elles sont toujours disponibles et dociles. Sur elles, Menzel exerce un pouvoir absolu quoique bienveillant. Par elles, il accède à une forme supérieure car plus pure d’humanité. « Tous ces fantoches sont des êtres, plus intéressants même que tant d’autres qui nous entourent à notre insu, car ils sont de notre essence. (…) L’homme s’est trahi dans le pantin. Etudier les poupées des hommes, voilà le meilleur moyen de connaître l’homme. »

Avec ses poupées, Menzel joue, oui, mais gravement, comme un enfant qui croit aux histoires qu’il s’invente et prête à ses jouets des sentiments, une sensibilité qui sont la projection de ses désirs. Y compris sexuels, peut-être. Menzel a-t-il aimé une femme qui l’a trahi, est-il tombé amoureux de plusieurs femmes sans jamais oser les aborder? Peut-être a-t-il trouvé dans ses poupées des substituts qui n’offrent aucune limite à l’accomplissement de ses désirs ? Ou faut-il soupçonner un désir plus trouble encore, qui trouverait dans la poupée nue – mais « point charnelle », croient nécessaire de préciser les auteurs du roman –, au « corps d’enfant rose et potelé », aux « cheveux blonds de fillette » une image scandaleuse qu’il faudrait tenir à l’abri des regards culpabilisants, par exemple dans une « châsse » qui sacralise ce que cette passion pourrait avoir d’impur ?

On songe alors immanquablement – et les dessins de Veber constituent à eux seuls une puissante incitation à le faire – aux poupées pré-pubères de Morton Bartlett – cet autre Henry Darger, mais qui travaillait en trois dimensions – ainsi qu’à la poupée articulée de Hans Bellmer, que cet artiste appelait sa « fille artificielle ». Construite dans un contexte d’intense oppression à la fois familiale et politique – Bellmer se heurtant à la double figure répressive du père et de Hitler à partir de l’arrivée du second, admiré par le premier, au pouvoir – elle représenta l’instrument d’une libération ou, du moins, d’une transgression clandestine, en même temps que le support des fantasmes les moins avouables, comme, par exemple, ceux que lui inspirèrent sa cousine Ursula et, plus généralement, les adolescentes aussi belles qu’insaisissables qui se présentaient à sa vue. Comme le suggère Céline Masson, « la poupée a pu satisfaire à son besoin irrépressible d’échapper à la réalité telle qu’elle se présentait à lui et lui a permis de rejoindre le monde magique des inventions et du jeu ». A la fois objet d’art et objet sexuel, indissociablement – on le voit nettement dans les photographies qui accompagnent son livre Die Puppe, dédié à Ursula –, icône surréaliste et compagne d’une vie, symbole de l’innocence et jouet pervers, la poupée de Bellmer fut un moyen de faire œuvre à partir d’un désir torturant car condamné à l’insatisfaction, un moyen de transformer le fantasme en création plutôt qu’en symptôme et, somme toute, de guérir le mal par le mal, le poison par une forme atténuée, comme l’est un vaccin pour un virus.

Hans Bellmer et sa « poupée »

(Les lignes sur L’Homme aux poupées sont en partie extraites d’un autre article, plus long, que j’avais publié dans la revue Sociétés et Représentations. Vous pouvez le retrouver à cette adresse :https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2015-1-page-209.htm)

La poupée, on le voit, interroge sur le genre et la sexualité ; mais elle peut aussi être le support d’une réflexion sur l’hybridation entre l’homme et l’animal (les lapins de Paul Toupet), sur la mort et l’impermanence (les poupées de Ludovic Levasseur) ou sur l’altérité et la monstruosité (les sculptures de Patricia Piccinini) ; dans la plupart des cas, la poupée renvoie à l’enfance et à l’inquiétante étrangeté du double que nous fabriquons pour jouer mais aussi pour penser notre rapport aux autres et à nous-même. »

Paul Toupet

Ludovic Levasseur

 

Patricia Piccinini

 

LM

Addendum : en 2004 avait paru le catalogue de l’exposition qui avait été organisée à la Halle Saint-Pierre sur le thème des poupées. En voici la présentation par l’éditeur du livre (chez Gallimard), Allen S. Weiss:

«Le choix d’une poupée est essentiel pour lui donner la vie. Mais pour l’enfant ce choix échappe à toute justification, d’où la liberté de rêver, d’où la puissance des jeux. Profondément, la poupée existe dans l’indicible ; elle est au cœur de ce qui nous inspire le désir de créer, rêver, jouer, voire écrire.
Comme ce qui lie l’enfant à sa poupée, ce livre se veut hors de tout didactisme. C’est pourquoi il donne à voir poupées rituelles, poupées d’artistes et d’écrivains, sans les présenter dans un rapport réflexif ou de commentaire, selon des choix à la fois intimes et hétérogènes ; ils sont forcément dissociés, puisque chacun vient d’un univers différent.
Nous ne nous sentons pas démiurges ; nous sommes, simplement, des passeurs de poupées et des révélateurs de fantasmes. Qu’elles soient éternelles ou éphémères, nous prenons le parti des poupées, pour pénétrer certains de leurs lieux secrets et subir l’épreuve de leur magie et de leur mystère. Idoles et icônes, monstres et merveilles, chaque poupée prouve l’existence des mondes parallèles. À leur suite, entrons dans ces mondes…»
Allen S. Weiss.