Bonjour,
plus d’un mois depuis mon dernier post, ce n’est pas bien. Celles et ceux d’entre vous qui attendaient avec impatience la suite de la (mini) série de textes publiés dans HEY! ces derniers mois sont restés sur la faim. Qu’ils se réjouissent : voici un nouveau texte, publié dans le Deluxe HEY! 3 N(numéro 5) en 2018. On reste dans le ton du précédent…
Ce n’était point la vie, ce n’était point la mort
L’enfer est un parc d’attraction – Spatialisation du châtiment – Pastorale de la peur – Solidarité entre morts et vivants – Le miroir des limbes
Dans l’interview qu’elle donna à HEY! en 2018, l’artiste thaïlandaise Quan Wansanit Deslouis évoque les « jardins de l’Enfer » qui existent dans son pays, sortes de parcs d’attraction dans lesquels sont représentés grandeur nature – et même davantage – quelques-uns des tourments réservés aux damnés dans les enfers bouddhiques. Elle fait un lien entre son art macabre et ces visions hallucinées, dont les visiteurs de l’exposition « Enfers et fantômes d’Asie » proposée au printemps de cette même année par le musée du quai Branly –Jacques Chirac (Paris) ont pu se faire une idée, avec notamment ces statues géantes de « revenants affamés » qui sont très présents dans la culture populaire thaïlandaise, ou encore ces arbres aux longues épines sur lesquelles les damnés s’empalent en tentant d’y grimper. Le travail de Deslouis comme l’exposition invitent à une comparaison entre les représentations asiatiques et les représentations occidentales de l’au-delà (si tant est que de telles catégories soient pertinentes, tant chacun des deux mondes est lui-même divers dans l’espace et mouvant dans le temps) qui peuvent s’expliquer par des influences croisées comme par l’existence d’archétypes universels.
Quan WANSANIT DESLOUIS (expo HEY! #4)
Le jardin de l’enfer, le Wang Saen Suk, à Bang Saen (Thaïlande)
Même si le bouddhisme et, dans une large mesure, le christianisme, considèrent que « paradis » ou « enfer » constituent avant tout des états d’existence dominés par des sensations et des sentiments positifs ou négatifs (plaisir et apaisement pour le paradis, douleur et angoisse pour l’enfer), il reste que ces deux conceptions cosmiques ont très tôt spatialisé les lieux de l’infinie félicité ou de l’extrême souffrance pour mieux répondre aux besoins spirituels comme aux catégories de pensée des masses auxquelles s’adressaient sages et prêtres. Et, dans les deux cas, c’est l’enfer – doublé du purgatoire en Occident, à partir du XIIe siècle – qui, beaucoup plus que l’ennuyeux paradis, a excité l’imagination des visionnaires. En Occident comme en extrême-Orient, l’enfer est situé sous la surface de la terre, où règnent les conditions les plus extrêmes ; dans un paysage lugubre, le feu et la glace disputent aux démons les corps des damnés, soumis à d’épouvantables supplices, souvent associés par analogie aux fautes commises ; on scie, on empale, on broie, on démembre, on grille avec une sorte de frénésie allègre, dans un foisonnement de scènes gore où l’oeil s’égare. En contemplant les rouleaux chinois montrant les enfers bouddhiques, on songe aux peintures de Jérôme Bosch ou au Jardin des supplices d’Octave Mirbeau.
couverture d’une édition russe du Jardin des Supplices, qui reprend une eau-forte de Raphaël Freida (lequel avait obtenu la médaille d’or du Salon des Artistes en 1928 pour cette oeuvre.)
Ces représentations supposent établies un certain nombre de croyances : l’idée d’une certaine permanence de l’âme ou, au moins, d’un principe vital, par-delà la mort corporelle ; la capacité du corps subtil sous la forme duquel existe cette âme ou ce principe après la mort de ressentir les souffrances qu’on lui inflige ; une certaine forme de rétribution des mauvaises actions commises de son vivant. En Occident, cet ensemble de croyances s’enracine dans la plus lointaine antiquité. Le Livre des Morts égyptien contient déjà une description de la pesée du coeur (siège de la personnalité, de la mémoire et de la conscience) devant le tribunal d’Osiris, assisté de quarante-deux juges ; en cas de manquement grave à la Maât (la justice), le défunt est dévoré par Ammit, un être monstrueux tenant du crocodile, du lion et de l’hippopotame dont le Léviathan médiéval, représenté sous la forme d’une gueule ouverte avalant les damnés, apparaît comme le descendant. Cette représentation judiciaire de l’enfer, on la retrouve dans l’imaginaire chinois, par exemple dans le Sutra des dix rois avec ses cours pénales présidées par des rois-juges assistés de clercs et de démons tortionnaires. Les châtiments sont infligés au terme d’une procédure qui calibre les peines en fonction des actions commises et fait de la purgation des fautes par la souffrance la condition d’une métempsychose réussie. Il s’agit là d’une évidente projection, sur un plan transcendantal, d’un système social hiérarchisé et bureaucratique, au service d’un projet pédagogique : la représentation de ce qui attend ceux qui transgressent les normes sociales, morales et politiques fonctionne comme un outil de régulation, s’inscrit dans une stratégie d’intimidation, se fait outil disciplinaire – ce que l’historien Jean Delumeau, pour le purgatoire chrétien, appelait une « pastorale de la peur ».
Un autre point important, et qui découle de ce qui vient d’être rappelé, est que les vivants peuvent peser sur leur destin post-mortem ou sur celui de leurs proches, pour le plus grand bénéfice des clergés, quels qu’ils soient. De pieuses actions, telles que des offrandes ou des billets brûlés en Chine, des messes, des prières ou des aumônes dans l’univers chrétien sont réputées avoir une efficacité sur les juges suprêmes – c’est toute la problématique des « bonnes oeuvres » et le débat auquel elles ont donné lieu en Occident. Mais, à vrai dire, la solidarité entre vivants et morts déborde de toutes parts cet aspect au demeurant crucial. De même que les vivants peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, visiter le royaume des morts, de même les morts peuvent venir troubler la tranquillité des vivants si ceux-ci ne se comportent pas bien à leur égard. Les êtres fantomatiques témoignent d’un désordre ou d’un scandale, en Occident comme en Extrême Orient. Ce sont des êtres doubles, ambivalents, non seulement parce qu’ils forment un entre-deux entre morts et vivants, mais aussi parce qu’ils sont, très souvent, des êtres en souffrance qui vont faire souffrir, des victimes devenues bourreaux. Ainsi Oiwa, l’une des Yurei les plus célèbres de la culture populaire japonaise, est maltraitée par son mari au point de devenir folle et de se suicider ; elle revient d’entre les morts pour tourmenter son tourmenteur et réclamer vengeance.
Autre exemple, la servante Okiku, martyrisée par son maître pour une assiette brisée, qui se noie dans un puits d’où elle pousse des cris lamentables. Le personnage de Sadako Yamamura, héroïne du film culte de Hideo Nakata The Ring (2001) apparaît comme une synthèse de ces personnages de victimes féminines qui se rebiffent contre un ordre à la fois patriarcal et gérontocratique. Avec sa longue robe blanche et ses ongles noirs, elle n’est pas loin des représentations occidentales des fantômes dont Pline le Jeune, au premier siècle de notre ère, fixa le canon qui donna lieu ensuite à d’innombrables variations, en particulier dans le roman « gothique » du XIXe siècle.
Ce que rappelle Quan Wansanit Deslouis, et ce que montrent les « jardins des enfers » en Thaïlande ou l’exposition du quai Branly sur les « enfers et fantômes d’Asie », c’est la place qu’occupe cet imaginaire dans la vie quotidienne et la culture populaire des pays considérés. Il n’y a pas là seulement matière à divertissement et à frissons faciles ; les thèmes qui sont traités à travers ces histoires sont ceux de la condition humaine, l’amour, la mort, la vengeance ; les violences de l’ordre social (notamment celles qui sont infligées aux femmes) y apparaissent à nu. Les morts tendent aux vivants les miroirs où ceux-ci peuvent se regarder sans complaisance. Les histoires et les images de fantômes ou d’enfers témoignent bien entendu des angoisses des humains relativement à ce qu’il adviendra d’eux une fois la mort survenue. Elles témoignent aussi des violences subies et infligées ici-bas.
LM
