Beautés du mort (HEY! 2)

Bonjour,

non, il ne s’agit évidemment pas d’une provocation (qui serait imbécile!) de ma part en ces temps de deuil que nous traversons : le titre macabre de ce billet est tout simplement celui que j’avais donné au deuxième article que j’avais donné à la revue HEY! – en février 2018 si je ne m’abuse – et que je redonne ici pour continuer la série entamée voici quelques jours. Une série qui sera d’ailleurs des plus courtes, puisqu’elle ne devrait compter que cinq articles en tout et pour tout.

Dans cet article, j’exposais les raisons pour lesquelles on pouvait esthétiser la mort – et déplorais le fait que la plupart des cimetières français s’y refusent, condamnant visiteurs comme résidents au triste spectacle d’une esthétique de  parking.

Voici le texte :

Beautés du mort. Réflexions sur les arts funéraires en Occident

Sur la laideur des cimetières d’Occident, la beauté de l’oeuvre de Böcklin et le sens qu’il faut donner à l’omniprésence des revenants dans la culture occidentale d’aujourd’hui.

Qui s’aventure aujourd’hui dans les cimetières d’Occident, poussé par la curiosité ou tiré par l’affliction, ne peut qu’être frappé par la laideur triste, le terne prosaïsme qui caractérisent la plupart, tout spécialement en France. Dalles de marbre froid, croix de fer ou de béton banales, fleurs en céramique aux vilaines couleurs, rien n’y parle « à l’âme en secret sa douce langue natale » et si l’ordre et le calme y règnent généralement, ni la beauté, ni le luxe ni la volupté ne semblent plus y avoir droit de cité. Quelques lieux anciens font exception, tels le Père-Lachaise à Paris, le Monumentale à Milan ou encore le Staglieno à Gênes. Là, la douleur s’est parée d’atours parfois gracieux, parfois grotesques, toujours intéressants et émouvants par la volonté qu’ils dénotent de maintenir les droits de l’art au royaume de la mort. Veuves éplorées, maîtresses inconsolables, enfants trop tôt partis, frères et sœurs enlacés, parents allongés sur des lits de marbre blanc, recouverts d’un linceul dont les plis semblent encore frémir d’une vie secrète, tout un peuple de pierre se presse dans les allées de ces cimetières où les fastes du baroque épousent la sentimentalité du romantisme.

Trois vues du Monumentale milanais :

Le cimetière de San Domenico di Fiesole, dans les faubourgs de Florence, est de ceux-là. Si la statuaire n’y est pas abondante, elle est de qualité et les urnes cinéraires font un contraste charmant avec le vert sombre des cyprès qui se dressent aux bord des allées. C’est ici que passe son éternel dimanche le peintre bâlois Arnold Böcklin, sous une colonne dorique qui n’est pas du meilleur effet.

On lui préférera les énigmatiques constructions que l’on discerne sur la plus célèbre de ses toiles, Toteninsel, « L’île des morts », dont plusieurs versions existent, réalisées entre 1880 et 1886. Le ciel y est tantôt clair, tantôt obscur mais toujours une barque glisse sur des eaux calmes vers un îlot rocheux, dont les grandes falaises tombant abruptement dans la mer sont percées d’ouvertures que l’on devine être des tombeaux. A la proue de cette barque se tient une forme blanche, debout, qu’emmène vers sa dernière demeure un personnage assis à l’arrière, tel le nocher des enfers mythologiques. De hauts cyprès, au centre de la composition, semblent les gardiens de cette île imaginaire dont on chercha en vain l’équivalent terrestre. Etait-ce Ischia, au large de Naples, était-ce une île dalmate ou égéenne, qu’importe ? le symbolisme dont cette toile est l’expression la plus haute se soucie peu d’ancrer dans le réel ses rêves et ses cauchemars. L’île des morts a fixé une fois pour toutes la vision hallucinée de la mort comme dernier voyage.

Die Toteninsel (version de Berlin, 1883)

En témoignent les innombrables citations et réemplois dont elle a fait l’objet depuis son apparition dans le monde. Ferdinand Keller, Giorgio di Chirico, Salvador Dali, parmi bien d’autres peintres et graveurs du XXe siècle, ont copié, cité, évoqué cette œuvre séminale dans leurs propres réalisations, tout comme Todd Schor aujourd’hui, Pascal Lecoq (qui lui consacre un site web), ou Guillaume Sorel et Thomas Mosdi, respectivement dessinateur et scénariste du cycle éponyme de bande dessinée en cinq volumes, où s’opère l’improbable rencontre entre l’univers de Böcklin et celui de Lovecraft. Philippe Druillet, Philippe Caza, Milo Manara ont également rendu hommage à l’île des morts, qui a aussi inspiré des artistes aussi divers que l’auteur américain de science-fiction Roger Zelazny, le compositeur de musique Sergueï Rachmaninov ou le dramaturge August Strindberg.

Le cinéma n’est pas en reste, depuis l’Ile des morts de Mark Robson en 1945 jusqu’à Shutter Island de Martin Scorsese en 2010, où l’influence du maître bâlois est également visible. La troisième version du tableau, qui date de 1883 – celle qu’a un temps possédée Hitler et qui fut confisquée par les Russes avant d’être restituée aux Allemands contre une grosse somme d’argent, on peut aujourd’hui l’admirer à l’Alte Nationalgalerie de Berlin – figure dans une scène d’un film de Jacques Tourneur, produit par la RKO en 1943, I walked with a zombie (titre français : Vaudou) : une reproduction du tableau est accrochée sur le mur de la chambre de Jessica Holland, femme blanche envoûtée par des rites vaudous sur l’île imaginaire de San Sebastian, dans la mer des Caraïbes.

I walked with a zombie n’est pas le premier film consacré aux « morts qui marchent » : dès 1932, Victor Halperin consacrait un film à ce sujet (White Zombie) devenu aujourd’hui un genre cinématographique à part entière. Jusque dans les années 1960, le zombie est un vivant envoûté ou un mort manipulé par un sorcier vaudou aux intentions criminelles. Il change de nature à partir de cette époque, pour devenir ce tueur en série qu’il est aujourd’hui, machine à tuer que rien n’arrête sinon une bonne décharge de fusil à pompe en pleine tête. The Walking Dead de Robert Kirkman (bande dessinée puis série télévisée à succès) n’est plus celui qu’incarnait Boris Karloff dans le film du même nom de Michael Curtiz en 1936, sorte d’avatar du monstre de Frankenstein. C’est un être humain ordinaire, l’homme de la rue qu’une expérience scientifique qui a mal tourné (Vingt-huit jours plus tard) ou une mystérieuse épidémie (World War Z) transforme en cannibale hyper-agressif.

Georges A. Romero :

Il y aurait beaucoup à dire sur cette évolution, dans laquelle l’oeuvre longtemps sous-évaluée de George A. Romero devenue culte aujourd’hui (en particulier Night of the Living Dead, film en noir et blanc de 1968) a joué un rôle décisif. Prolétaire des un-dead (le vampire figurant quant à lui la haute bourgeoisie et même l’aristocratie), le zombie moderne est aussi l’autre dégénéré dont il est licite de se protéger par tout moyen et dont l’infection menace l’ordre social dans son ensemble, le migrant absolu qu’il faut à tout prix refouler de l’autre côté du mur derrière lequel se terre l’humanité civilisée ou ce qu’il en reste. De ce point de vue, la scène de World War Z qui se déroule dans une Jérusalem entourée de hauts murs et assiégée par un flot de zombies qui finiront par la submerger fonctionne comme une métaphore transparente de l’actualité politique et des fantasmes qu’elle suscite.

Plus généralement, la place des morts, en particulier de ceux qui font retour et embarrassent les vivants, dans la culture actuelle de grande diffusion dit beaucoup sur les imaginaires en Occident (et sans doute aussi dans d’autres sociétés). On ne compte plus les livres, les films, les séries télévisées (on pense en particulier à la remarquable série française, Les Revenants), les jeux vidéo qui les mettent en scène, le plus souvent pour faire frissonner un public adolescent fasciné par la mort violente. Et peut-être faut-il voir dans cette omniprésence des non-morts à l’écran le double inversé de leur quasi-disparition dans la vie quotidienne de nos contemporains. La mort, si présente dans la vie des générations qui ont précédé la nôtre, qui donnait lieu à des cérémonies très ritualisées, du grand deuil aux messes en mémoire, qui fut à l’origine de cet art funéraire dont quelques cimetières portent encore la trace, la mort, les morts, sont aujourd’hui perçus comme gênants, perturbants, tout à fait hors de propos dans notre société pressée de « profiter ». La mode de la crémation peut exprimer des préoccupations écologiques (ne serait-ce que parce qu’une urne prend moins de place qu’une tombe), elle renvoie aussi au gigantesque escamotage dont la mort fait l’objet depuis quelques décennies dans nos sociétés dites avancées. Peut-être nos cimetières contemporains ne sont-ils si tristes et nus que parce que les vivants ne veulent plus rendre à la mort la part de gloire et de beauté qui lui est due.

Jessica Harrison :

Frederic Voisin :

Gregory Halili :

Jim Skull :

Hervé Bonhert :

De cette beauté autant que de cet escamotage, quelques artistes, soutenus par le duo de choc de la HEY! Team, témoignent aujourd’hui avec une belle éloquence dont l’humour n’est pas absent : les poupées sanglantes de Jessica Harrison, les vanités de Turf One, les gravures de Frederic Voisin, les crânes de Gregory Halili, de Jim Skull ou de Hervé Bonhert disent combien la mort peut être inspirante, les liens étroits qu’elle entretient depuis toujours avec l’érotique, et la perte que représente pour nos âmes blessées l’oubli du sens profond des arts funéraires.

LM.

 

Une réflexion sur « Beautés du mort (HEY! 2) »

  1. La mort est un moment ou un terme selon les croyances, en tout cas c’est l’accomplissement d’un état aussi intime et inexprimable pour peu qu’il ne vous échappe totalement.
    Je partage votre opinion, nous nous débarrassons du rite funéraire, une forme d’impréparation que nous partageons…complices ou prisonniers de codes moraux.

    Ma première fois au Père Lachaise fut un éblouissement.
    J’ai été touchée par la poésie, le romantisme et l’expression artistique.
    J’avais 18 ans et mon coeur tout entier brûlait de découvrir cet endroit insolite (il y avait tout de même la tombe de mon idole d’alors Jim Morrison-forme de pèlerinage un peu ridicule mais parfaitement assumé).
    J’ai découvert que certains défunts plus ou moins illustres étaient conduits avec plus de grâce et de beauté dans une demeure éternelle dont le charme étrange me fascinait.
    L’émotion transpirait dans chaque stèle, dans chaque pierre, dans chaque chemin, dans les pas des chats…
    L’émotion devint l’âme de la pierre.

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