Bonjour,
le verdict est tombé d’en haut, des hauteurs où se tient Jupiter, et bien sûr il fait mal : nous resterons chez nous jusqu’au 11 mai, et plus si difficultés…
Oh! il y a pire que d’être coincé chez soi. Ne pas avoir de « chez soi », par exemple. Ou d’être forcé d’en sortir pour aller dans un hôpital d’où l’on n’est pas sûr de revenir (mais la plupart reviennent). Il se peut aussi que le « chez soi » se réduise à quelques mètres carrés, pauvrement éclairés et mal équipés, qu’il faut encore partager avec de trop nombreux humains… Voire à une chambre d’où l’on ne bouge plus, et que les seuls moyens de communication avec le monde extérieur soient la télévision, la radio et le téléphone.
Certes, il y a aussi celles et ceux qui vivent assez bien le moment présent. Qui ont l’aisance financière, l’espace qui va avec, la santé, la liberté d’esprit qui, parfois, les accompagnent (mais peut aussi s’en passer). Qui se réjouissent de retrouver du temps pour faire ce qu’ils ou elles ne pouvaient pas faire dans la vie d’avant. Leur joie est parfois bruyante, presque indécente. Etant de ceux-là et ne souffrant « que » de la séparation d’avec mes amours et amis (sans oublier mes étudiants), je ne leur jetterai pas la pierre. Je les inviterai seulement à un peu plus de retenue dans l’expression de leur étrange bonheur…
Mais foin de moraline. Un bon moyen de s’échapper hors du quotidien morose est d’aller faire un tour sur le site de HEY!
L’équipe animée par les excellents Anne et Julien est une victime collatérale du virus horribilis puisque leur exposition à la Halle Saint-Pierre, prévue pour durer jusqu’en juillet, a dû être interrompue. Mais vous pourrez retrouver sur le site les actualités et les projets de Hey! ainsi que bon nombre d’artistes spectaculaires que ces explorateurs du merveilleux moderne sont allés dénicher pour nous dans les pays les plus lointains.
Malheureusement, la revue papier a cessé de paraître. Trop belle, trop chère. A défaut de pouvoir vous la remettre sous les yeux, j’ai pensé republier ici les quelques papiers que j’y avais écrits, à titre d’hommage et parce qu’ils parlent d’une vertu qu’il nous faut conserver et cultiver précieusement, dans ce Grand Enfermement que nous subissons aujourd’hui : la liberté de créer.
Ce sont des versions pre-print, il se peut donc qu’elles conservent des erreurs, coquilles, fautes d’orthographe… Mais je sais pouvoir compter sur votre indulgence.
Voici le premier papier, daté de septembre 2017.
L’art de résister
L’art est issu de la culture (populaire ou savante) ; mais il doit aussi lui résister, sous peine de n’être qu’un produit parmi d’autres, consommable et jetable. Voilà pourquoi HEY ! est plus que jamais nécessaire.
Que l’art véritable soit toujours, en quelque façon, dissident, qui en douterait ? Certainement pas ceux qui furent persécutés par les régimes de violence, tombés innombrables dans l’histoire, ce long cauchemar dont le personnage de Joyce, Stephen Dedalus, tentait en vain de s’éveiller. Mais on s’illusionnerait fort en se croyant prémuni, dans le confort douillet (et d’ailleurs très inégalement réparti) de nos sociétés dites libérales et démocratiques, contre tout risque d’enrôlement des esprits et de violence faites à nos imaginaires. Tout au contraire, ceux-ci se trouvent en danger à la mesure même de l’apparente faveur dont ils semblent jouir dans des régimes portant officiellement la culture et la liberté au pinacle. Car, on nous le dit et le répète avec une insistance suspecte, jamais temps ne fut plus propice à l’épanouissement de nos mondes intérieurs. L’industrie culturelle planétaire ne fonctionne-t-elle pas à plein régime, offrant chaque jour ses milliards d’images et de sons à l’attention distraite de ses consommateurs ? Les pouvoirs publics n’ont-ils pas souci d’équilibrer le marché par une offre alternative, et n’entourent-ils pas les artistes de toute leur sollicitude désintéressée ? Ne sommes-nous pas résolument entrés dans une nouvelle ère où l’intelligence, l’information, la créativité sont valorisées comme les nouvelles sources de la richesse des individus et des nations ? Ne sommes-nous pas désormais tous créateurs, tous artistes ?
Eh bien non. Non, si l’on entend par art et création autre chose que le recyclage ludique ou cynique d’éléments puisés au hasard dans les canaux par où circulent les grands flux de bits et de pixels, autre chose que la production à jet continu de récits formatés pour plaire au plus grand nombre ou à quelques décideurs blasés, autre chose que le retraitement malin des déchets fabriqués par notre intelligence collective. Cela c’est, si l’on veut, la culture, contre laquelle nul anathème n’est à jeter, pourvu qu’elle sache demeurer à sa place. L’air de notre temps n’est ni plus lourd ni moins vicié que celui des temps qui nous ont précédés. Seulement, on ne nous fera pas prendre pour des artistes ceux qui lui cèdent avec la plus écoeurante des complaisances. Jean-Luc Godard disait une chose qui sonne toujours juste : « Il y a la culture, qui est la règle, et l’exception, qui est de l’art. Il est de la nature de la règle de vouloir la mort de l’exception. » Du maintien de leur distinction et, par conséquent, de la survie de l’art contre la culture dépend peut-être un certain état de civilisation.
Que l’on ne se méprenne pas : nous ne croyons pas à la séparation absolue entre culture et art – celui-ci se nourrit de celle-là mais en offre une représentation transmuée par une conscience plus aiguë de ce qui en constitue le tragique. Nous ne plaidons pas non plus pour la survie artificielle des vieilles hiérarchies mi-esthétiques mi-morales qui prévalaient dans l’ancien régime culturel, heureusement mises à mal par l’extraordinaire ouverture contemporaine à des supports, techniques, sources d’inspiration nouvelles qui forment le tissu même de la modernité esthétique. L’abolition des barrières entre les arts dits majeurs et d’autres longtemps tenus dans une minorité dégradante, la légitimation obtenue de haute lutte par le cinéma, la bande dessinée, la photographie et tant d’autres formes et pratiques ressortissant à la culture de grande diffusion, honnie des élites traditionnelles, est un acquis des décennies passées. Mais cette extension bienvenue du domaine de l’émotion ne saurait justifier l’abandon des nécessaires distinctions entre, par exemple, une œuvre majeure et une autre moins accomplie, moins riche de significations, moins parfaite dans son exécution formelle. Que davantage de formes et de pratiques soient conviées au grand festin des sens ne signifie pas qu’en chacune disparaisse, comme par un enchantement démocratique qui ne serait que démagogique, le primat de l’excellence. Ni qu’il faille délaisser la lutte contre les usages philistins de l’art, sa réduction à l’état de signe social ou de valeur d’échange, et en général toute limitation de sa potentielle portée éruptive sous couvert d’utilitarisme.
« La création est libre », proclame depuis peu une loi de la République. Fort bien, même s’il est toujours un peu inquiétant et dérisoire à la fois de recourir au législateur pour asseoir une vérité d’évidence. C’est que l’évidence n’apparaît plus telle aux yeux d’un certain nombre de personnes en ce début de XXIe siècle. L’intolérance religieuse revient en force. L’économie impose sa loi d’airain. Le politique et le policier se font inquisiteurs. Bêtise et bien-pensance niaise envahissent le champ culturel. Les Lumières semblent pâlir dans cette obscurité de la raison mais aussi du sensible qui monte à l’horizon de nos sociétés prétendument éclairées… Aux censures traditionnelles s’ajoute une censure par le bruit et la moyenne qui forment une pollution mentale à laquelle nous devons absolument résister si nous voulons conserver une chance de penser librement. La discipline insidieuse et l’autocensure auxquelles tendent nos sociétés dominées par le culte de l’efficacité et de la performance – du corps au placement financier – mettent en danger les réserves d’émotion sincère, de sentiments sauvages, de rêves impudiques, et jusqu’à la possibilité même d’une révolte authentique et d’une aspiration à une vie autre. Comme l’écrit Annie le Brun, tout conspire « à tendre embuscade sur embuscade à l’irréalité de nos désirs. C’est en fait cette réalité débordante, ce trop de réalité, qui revient nous assiéger au plus profond de nous-mêmes » et solliciter, l’arme sur le tempe, notre acquiescement à l’ordre des choses.
L’art véritable, celui que nous voudrions défendre en rejoignant le beau et dur combat de HEY ! , est le geste par lequel l’arme se trouve écartée voire retournée contre ceux qui la braquaient sur nous, dirigeants trop directifs, religieux trop zélés, médias trop bruyants, marchands trop avisés, experts trop bien intentionnés, toutes ces autorités qui travaillent activement à produire la norme du Bien, du Vrai, du Juste et du Beau, et à protéger nos consciences de tout ce qui pourrait les ébranler pour les lancer vers les étoiles ou les abîmes. Contre l’attendu et le convenu, le déjà-vu et entendu que l’on prétend nous revendre encore et encore à coups d’expositions-monstres, de promotion publicitaire et d’impératif culturel, il s’agit de cultiver un anarchisme indissociablement esthétique et éthique, un art libertaire et élitaire pour tous, et d’espérer toujours que l’ange du bizarre fasse irruption dans notre quotidien trop sage, nous ravisse par surprise et nous emmène vers des rivages inconnus où règne la Beauté éternellement moderne.
LM
