Un modèle d’exposition

Bonjour,

dernier post de l’année universitaire 2018/2019, avant les grands départs, des vacances longtemps attendues et la préparation d’une nouvelle rentrée. Je le consacrerai à une belle exposition qui vient de fermer ses portes au Musée d’Orsay : « le modèle noir, de Géricault à Matisse », centrée sur les représentations des Noirs dans l’art français, de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.

(Denise Murell devant le tableau de Manet, Olympia, 1863)

Exposition exemplaire à plus d’un titre, « modèle d’exposition », elle rassemblait des pièces souvent remarquables, certaines exceptionnelles, qui permettaient de mettre en lumière ces protagonistes méconnus ou oubliés de l’histoire de l’art que furent ces hommes et ces femmes à la peau noire peints ou photographiés par les plus grands noms de l’art français, Théodore Géricault, Édouard Manet, Henri Matisse ou encore Nadar. C’est la première fois qu’un grand musée français montait une telle exposition, qui vient à son heure dans un pays qui s’interroge de plus en plus sur la place faite, dans les arts, les médias, la société dans son ensemble, aux minorités visibles – ou invisibles. Aux États-Unis, pour des raisons évidentes, cette réflexion a été plus précocement engagée et il n’est donc pas surprenant que le point de départ de cette exposition se situe outre-Atlantique, avec les travaux de Denise Murrell qui a interrogé l’identité et la place de la servante noire représentée par Édouard Manet dans son tableau Olympia réalisé en 1863. L’universitaire américaine s’est demandée pourquoi la plupart des commentaires, y compris ceux que suscita à l’époque cette oeuvre souvent jugée scandaleuse, s’étaient focalisés sur la figure de la courtisane blanche et avaient délaissé celle de la servante noire. Elle replaçait cette indifférence relative dans un contexte plus large, celui de l’invisibilisation des modèles féminins noirs, objet d’une première exposition à la Wallach Art Gallery de New York.

Par rapport à cette première étape new-yorkaise, l’exposition du Musée d’Orsay élargissait le propos à l’ensemble des modèles noirs, masculins comme féminins, sur une période allant de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle (là où l’exposition américaine démarrait avec Manet et allait jusqu’à nos jours), soit une plage de temps excédant celle couverte par les collections du musée qui dut recourir à de nombreux prêts par d’autres institutions françaises et étrangères. Mais surtout, on sortait du cadre strict des Black Studies à l’américaine pour un dialogue parfaitement maîtrisé entre histoire et histoire de l’art. Ce qu’eut en effet à la fois d’exemplaire et de rare cette exposition, à nos yeux d’historien, c’est le souci constant qu’elle montra de replacer les manifestations artistiques dans leur contexte historique et de considérer les oeuvres rassemblées non seulement selon leurs qualités proprement esthétiques mais aussi selon leur capacité à témoigner de l’époque qui les vit apparaître. Chacune de ces peintures, de ces sculptures, de ces photographies, chacun de ces dessins représentait à la fois un moment de l’histoire de l’art et un élément constitutif des sensibilités et mentalités de son époque. Il faut ici saluer le travail remarquable accompli par les quatre co-commissaires : Cécile Debray, conservatrice en chef du patrimoine, directrice du musée de l’Orangerie, Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès de la présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, Isolde Pludermacher, conservatrice en chef au musée d’Orsay et enfin Denise Murrell, à qui l’on doit l’exposition de New York, chercheuse à la Ford Foundation et Postdoctoral Research Scholar à la Wallach Art Gallery.

L’exposition suivait un fil chronologique, s’arrêtant sur quelques moments clefs particulièrement documentés : la Révolution française et les débuts du Premier Empire, de l’abolition de l’esclavage par la Convention à son rétablissement par Napoléon ; la seconde abolition, en 1848, qui précède de peu le grand élan colonisateur du second XIXe siècle ; la fascination des avant-gardes artistiques du début du XXe pour l’ « art nègre » ; l’émergence du mouvement de la « négritude » dans l’entre-deux-guerres. Une périodisation en émerge, que l’on pourrait résumer comme suit : de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle, d’une abolition à l’autre, le Noir est, pour l’essentiel, un objet – de discours, de représentations et de transaction. L’esclavage est aboli une première fois en 1794 sous la pression du soulèvement des esclaves de Saint-Domingue – le seul grand soulèvement d’esclaves de l’histoire qui ait réussi, Saint-Domingue devenu la République d’Haïti constituant dès lors un espoir pour tous les esclaves et une menace pour l’ordre esclavagiste qui continue de prévaloir dans les anciennes colonies américaines – mais pour peu de temps et ne le sera définitivement qu’en 1848. Le mouvement abolitionniste est une affaire de Blancs et cherche plus à adoucir qu’à supprimer totalement la domination exercée sur les Noirs. Le célèbre tableau de François-Auguste Biard, L’ Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848 qui date de 1849, montre bien la persistance d’une relation dissymétrique entre des Blancs qui octroient l’émancipation soi-disant par générosité philanthropique et des Noirs priés de leur en être éternellement reconnaissants. La présence du drapeau tricolore indique qu’émancipation ne signifie pas indépendance et que la République renaissante entend affirmer sa fraternelle autorité sur tous les peuples et territoires qui sont encore privés des lumières de la civilisation…

(François Auguste Biard, L’ Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848, 1849)

On bascule dès lors dans une deuxième époque, qui court du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe, pendant laquelle l’entreprise coloniale, poursuivie presque sans relâche par les différents régimes qui se succèdent en France, construit cette « plus grande France » dans laquelle les peuples de « couleur » sont invités, de gré ou de force, à s’inscrire. Certes, ces peuples sont « libres »… pour peu qu’ils reconnaissent l’autorité des administrateurs envoyés par la métropole. Coïncidant avec cette phase d’expansion coloniale, et la justifiant, une idéologie raciste se fait jour, alimentée par des pseudo-sciences en plein essor – la phrénologie, l’anthropologie physique – et des technologies nouvelles – la photographie anthropométrique -, versant « scientifique » d’un imaginaire populaire nourri par les vecteurs d’une première « culture de masse » qui diffusent les stéréotypes les plus dépréciatifs à l’égard des Noirs. Mais ceux-ci, déjà, ne sont plus uniquement les objets d’un discours ; à côté des artistes de scène qui peuvent encore être considérés comme les avatars du « singe savant », non loin des corps noirs que l’on exhibe dans les zoos humains rendus célèbres par l’historiographie récente, émerge un mouvement politique et intellectuel qui s’efforce de rendre aux populations noires – devenues plus nombreuses dans quelques quartiers de grandes métropoles françaises, Paris, Bordeaux, Marseille, surtout à partir de la Première Guerre mondiale – fierté et dignité, le fait nouveau étant que ce mouvement est désormais l’affaire des Noirs eux-mêmes. De W.E. Dubois à Aimé Césaire en passant par les intellectuels et artistes de la Harlem Renaissance, les Noirs deviennent enfin, ou plutôt redeviennent, les sujets de leur histoire.

La figure du modèle noir apparaît comme une sorte de révélateur de cette grande histoire tout ensemble politique, sociale, culturelle racontée par l’exposition. Au début de la période, ils sont le plus souvent anonymes ou ne sont connus que par un prénom voire un surnom, et c’est l’un des grands mérites des commissaires de l’exposition que d’avoir fait l’effort de chercher à retrouver l’identité d’individus tenus pour quantité négligeable par l’histoire de l’art traditionnelle. C’est ainsi qu’émerge de la nuit des archives la belle figure de « Joseph », Noir originaire de Saint-Domingue, arrivé en France au début de la Restauration et qui deviendra l’un des modèles les plus prisés des peintres français de la première moitié du XIXe siècle, posant notamment pour Géricault, Vernet ou Chassériau. C’est à Joseph que l’auteur du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle se référa pour définir le mot « modèle ». On pense également à « Madeleine », qui posa pour Marie-Guillemine Benoist peu avant 1800 : le tableau initialement intitulé Portrait d’une négresse a reçu un nouveau titre prenant en compte l’identité retrouvée du modèle : Portrait de Madeleine. À la fin de la période, Aïcha Goblet, Ady Fidelin, Carmen Lahens, muses et modèles de peintres français majeurs, sont des personnalités du tout-Paris, le summum étant atteint par Josephine Baker, la première star noire de la scène française et égérie des avant-gardes artistiques.

Deux tableaux nous semblent pouvoir résumer cette trajectoire : dans Olympia de Manet (1863), la servante noire apparaît comme le faire-valoir de la courtisane blanche au regard souverain ; dans l’admirable La Blanche et la Noire de Valloton (1913), qui est un hommage direct au tableau de Manet, le personnage noir est assis sur le bord du lit et regarde, impassible, une cigarette aux lèvres, le corps allongé, abandonné, de la femme blanche. La relation apparaît beaucoup plus égale voire inversée.

(La Blanche et la Noire, de Félix Valloton, 1913)

Bien d’autres thèmes étaient présents dans cette exposition, qui ne se bornait d’ailleurs pas aux arts visuels mais présentait aussi des oeuvres relevant du théâtre, de la littérature, de l’opéra, du music-hall, etc. et insistait sur les circulations au sein de cet espace géoculturel qu’on a appelé « l’Atlantique noir ». Ce compte-rendu n’en épuise évidemment pas la richesse et vise seulement à souligner l’importance majeure de cette exposition que l’on pourra retrouver bientôt – à partir de septembre et jusqu’en décembre 2019 -, sous une forme peut-être différente, au centre caribéen d’expressions et mémoire de la traite et de l’esclavage de Pointe-à-Pitre.

Pour ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir visiter l’exposition parisienne ou qui ne pourront se rendre en Guadeloupe, il reste les catalogues, en divers formats, ainsi que les numéros des revues spécialisées, également bien faits, abondants en belles reproductions et textes intéressants. De quoi nourrir la réflexion sur des questions devenues centrales dans le débat public actuel.

Je vous souhaite un bel été et vous donne rendez-vous dans quelques semaines.

LM

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